— Courage ! Ça va ?

— Oui, fit Catherine, mais sa propre voix ne fut qu'un souffle.

Ses mains brûlaient intolérablement, pourtant Catherine accéléra la descente, talonnée maintenant par la peur de ne pas tenir jusqu'au bout. Elle avait l'impression que les muscles de ses épaules allaient se déchirer. Un moment, le cœur et le souffle lui manquèrent. Elle crut qu'elle allait tout lâcher. La peur monta en elle, s'enfla comme un vent d'orage, une peur toute nue, primitive de petite fille perdue dans le noir. De toutes ses forces, elle appela à son secours le souvenir d'Arnaud, espérant y puiser un réconfort, mais l'épreuve physique était trop forte pour elle. Chaque mouvement était une souffrance. Catherine tremblait maintenant dans toutes les fibres de son être. Son cœur cognait, ses membres s'engourdissaient sous l'étreinte d'une invincible fatigue. Ses mains arrachées lui faisaient endurer une vraie torture. Épuisée, elle lâcha tout !

La chute fut brève. Heureusement pour Catherine, le bas de la muraille était proche. Elle en fut quitte pour un choc un peu rude qui l'étourdit un instant mais pas suffisamment pour qu'elle perdît connaissance. À cet endroit, le roc était couvert d'un fourré qui lui fit maintes égratignures mais aida puissamment à amortir son arrivée au sol. Elle se releva, non sans d'autres écorchures, puis, songeant à Sara qui attendait là-haut, tira trois fois sur la corde qui, vivement, remonta. Toujours dans son buisson, Catherine vit Sara quitter la fenêtre. Puis tout s'éteignit...

De sa chambre, Catherine avait suffisamment examiné le paysage au cours de cette journée pour l'avoir maintenant très présent à la mémoire.

Tâtant la muraille de la main, elle contourna le château comme Sara le lui avait conseillé, trouva le champ en pente et le dévala aussi vite qu'elle put.

Ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité et elle pouvait se diriger sans trop de difficultés. Mais, au bout du champ, elle s'arrêta un instant, perplexe. Un épais rideau d'arbres s'ouvrait devant elle : opaque, noir comme un mur.

Comment, dans ces conditions, retrouver le sentier qui rattrapait la route ?

Du cœur inquiet de Catherine, une courte prière monta vers le ciel. Il fallait qu'elle trouve ce sentier, il le fallait absolument !...

Comme pour répondre à sa silencieuse invocation, les nuages épais qui roulaient sur la vallée s'écartèrent légèrement, livrant passage à un mince croissant de lune. Sa lumière était faible, mais suffisante tout de même pour que Catherine distinguât enfin la brèche étroite dans la muraille végétale.

Elle s'y jeta comme dans un refuge, sans même se retourner pour regarder encore une fois la masse noire du château. Le conseil de Sara était bon. La traversée du champ lui avait évité le bourg et les rencontres toujours possibles. Là, dans ce sentier, elle ne pouvait plus être vue, en admettant que l'un des guetteurs eût d'assez bons yeux pour distinguer sa mince silhouette.

Sous le couvert des arbres, Catherine s'arrêta un instant pour reprendre haleine et laisser se calmer les battements désordonnés de son cœur. Elle s'étira, sentit tout son courage lui revenir malgré son dos endolori et ses mains arrachées. Grâce à Dieu, elle n'avait pas perdu sa dague dans sa chute et, tout compte fait, tout s'était très bien passé. Elle était libre...

Courageusement, elle se mit en marche, suivant de son mieux le sentier.

C'était un layon qu'avaient dû tracer les forestiers pour la coupe du bois et il s'élargissait à mesure que l'on avançait. Catherine avait décidé de marcher toute la nuit puis de chercher un abri pour dormir un peu. Le grand problème, c'était la nourriture. Comment manger dans ce pays dévasté ?

L'argent même que lui avait remis Sara servirait-il à quelque chose ? Mais, pensait-elle sagement, à chaque heure suffisait son problème. Catherine décida que, pour le moment, la chose la plus urgente était de mettre le plus de distance possible entre elle et les griffes de Fortépice. Tout le reste de la nuit, elle marcha, guidée plus par son instinct que par des données certaines, traversant bois et champs coupés de loin en loin d'étangs, s'efforçant de garder sa direction. Au lever du jour, elle vit, de l'orée d'un bois, un gros bourg dont les toits en dents de scie se dégageaient lentement de la brume matinale. Un fort château les dominait, vigoureux et visiblement bien entretenu. Catherine hésita un moment avant de s'avancer dans cette direction. Pour elle, maintenant, un château fort signifiait danger et elle n'avait aucune envie de retomber dans d'autres mains avides de rançons princières. Pourtant, elle avait faim après cette longue route et il lui fallait trouver du pain. La bourgade semblait bien défendue, encore riche... Un paysan apparut, à cet instant, débouchant d'un chemin de terre, une hache sur l'épaule. Il semblait débonnaire, elle s'en approcha :

— Ce bourg ? demanda-t-elle. Qu'est-ce que c'est ?

L'homme la regarda avec étonnement. Elle comprit qu'elle devait être étrange avec sa robe de velours déchirée, son surcot en mauvais état. Le paysans, lui, était pauvrement vêtu mais ses habits de grosse toile étaient propres.

— D'où viens-tu donc ? fit-il lentement. Ce bourg, c'est Toucy et le château que tu vois est celui de l'évêque d'Auxerre. C'est là que tu vas ?

Elle fit signe que non, ajouta :

— Je veux seulement me procurer du pain. J'ai faim et j'ai un long chemin à faire...

L'homme hésita un instant. Catherine sentait que son regard la jaugeait, tâchait de deviner quel genre de femme elle pouvait être. Mais ce regard était direct, net. Elle décida de lui faire confiance.

— J'étais prisonnière au château de Coulanges, dit-elle très vite. J'ai pu m'enfuir. Je vais à Orléans...

Elle avait à peine fini de parler que l'homme la prenait par la main et l'entraînait.

— Viens, fit-il... Suis-moi sans crainte !

Il l'emmena dans la direction d'où il venait, à grands pas rapides. Au tournant du bois, Catherine vit fumer la cheminée d'une chaumière brune, si basse qu'elle semblait une excroissance de la glèbe sombre qui la portait.

L'homme marchait de plus en plus vite, comme s'il avait hâte d'arriver. Il poussa la porte de grosses planches. Une jeune fille blonde, penchée sur une marmite, devant l'âtre, se redressa, interdite, en voyant la nouvelle venue.

— Magdeleine, fit l'homme. Je viens de trouver celle-ci qui venait du bois. Elle s'est sauvée de chez Fortépice. Elle a faim... Alors, je l'ai amenée !

— Tu as bien fait !

Sans rien dire de plus, la jeune fille avançait un escabeau, tirait une écuelle d'un coffre, l'emplissait

de soupe aux raves puis tranchait une grosse part d'un pain brun et croûteux.

Elle poussa le tout vers Catherine.

— Mangez, dit-elle simplement... puis vous dormirez "Un peu. Ne parlez pas. Vous devez être lasse...

La simplicité de l'accueil, sa générosité, firent monter les larmes aux yeux de Catherine. Elle dévisagea la jeune fille. Magdeleine avait un visage rond et frais, plein de bonté.

— Vous ne savez même pas qui je suis... et vous m'ouvrez votre porte.

— Tu sors de chez Fortépice, fit l'homme d'une voix tremblante d'une colère rentrée. Tu vas à Orléans. Ça nous suffit ! Mange et dors !...

Catherine était trop lasse, trop affamée pour discuter. Elle balbutia un remerciement, mangea sa soupe, son pain, puis s'étendit avec reconnaissance sur la paillasse disposée dans un coin qui devait être le lit de Magdeleine.

Elle s'endormit aussitôt.

Quand elle s'éveilla, le jour déclinait. Le paysan était rentré et, assis devant le feu, il taillait une branche de chêne avec un couteau. Catherine vit qu'il façonnait une petite statuette de la Vierge. Auprès de lui, la jeune fille tartinait quelque chose sur du pain. La voyant éveillée, elle sourit à Catherine.

— Vous vous sentez mieux ?

— Oui. Merci. Vous avez été si bons !... Maintenant, je vais repartir.

L'homme leva la tête de sur son ouvrage, la regarda avec cette attention qui l'avait frappée, le matin même.

— Pourquoi tiens-tu tellement à voyager de nuit ? Tu te caches ?

— Pierre, reprocha la jeune fille, tu ne dois pas la questionner !

— Cela n'a pas d'importance, fit Catherine. Je ne me cache pas, simplement je veux éviter de retomber aux mains de Fortépice.

— Ici, tu n'en as plus rien à craindre ! Il vaut mieux voyager de jour, surtout si tu ne connais pas la région. Tu sais le chemin d'Orléans ?

Catherine secoua négativement la tête. Pierre posa sa statue et son couteau puis s'approcha d'elle.

— D'ici c'est facile. L'ancienne voie romaine est aisée à suivre jusqu'à Gien. Ensuite, il y a la Loire. Il suffit alors de laisser le courant de la rivière te guider. Que vas-tu faire à Orléans ?

— Pierre ! fit encore Magdeleine. Sa vie ne t'appartient pas !

Mais Catherine lui sourit gentiment.

— Il n'y a pas de secret, ni d'offense. Je vais rejoindre celui que j'aime. Il est enfermé dans la ville.

Magdeleine cessa de préparer le souper et vint à Catherine dont elle entoura la taille d'un bras.

— Viens t'asseoir, fit-elle abandonnant le vouvoiement. Si tu aimes l'un de ceux qui défendent la cité de Monseigneur Charles1, tu es ma sœur. Colin, mon promis, est des archers du Bâtard, son frère. Dis-moi seulement comment s'appelle le tien.

— Arnaud, fit Catherine, omettant volontairement le reste du nom.

Il valait mieux que la gentille Magdeleine la crût, comme elle, une simple fille amoureuse d'un archer. Un nom noble l'eût effrayée, mise en défiance peut- être. Il était difficile de croire à l'aventure d'une femme noble, riche, courant à travers bois, retrouver un capitaine ! Elle ajouta :

— Je m'appelle Catherine...

— Tu es plus que jamais la bienvenue, dit Pierre cordialement. Reste encore cette nuit ! Tu partiras à l'aube. Je te mènerai jusqu'à la vieille route romaine.


1. Charles d'Orléans, prisonnier à Londres.


Longtemps, Catherine devait se souvenir de la soirée passée dans l'humble chaumière du frère et de la sœur. Leur gentillesse, leur simplicité étaient réconfortantes. Après les épreuves qu'elle venait de subir, avant celles qui l'attendaient encore, c'était une halte bienfaisante. Après le souper, on ne prolongea pas la veillée pour ne pas user trop de chandelle. Catherine partagea la paillasse de Magdeleine. Pierre avait la sienne dans un réduit attenant à l'unique pièce de la maisonnette. Et, bien qu'elle eût déjà dormi toute la journée, Catherine n'en reprit pas moins vigoureusement son sommeil. Ses mains écorchées lui faisaient moins mal. Magdeleine les avait enduites de graisse de porc et bandées avec de la vieille toile.

À l'aube, ce fut Pierre qui la secoua. Il devait aller au champ et il n'avait guère de temps à perdre. Elle vit d'ailleurs que Magdeleine était déjà levée et s'activait.

— J'ai réfléchi, cette nuit, dit Pierre. Le mieux, pour t'éviter des mauvaises rencontres, c'est que tu te fasses passer pour une pèlerine en route pour la sainte abbaye du grand Saint-Benoît. On trouve de tout, pour notre malheur, dans nos pays de Puisaye, du bon et du mauvais. Tu es jeune... et belle. Le bâton de pèlerin te protégera.

Tout en parlant, il sortait d'une armoire prise dans le mur un bâton auquel était accrochée une gourde de fer.

— Un mien oncle a fait jadis le pèlerinage de Compostelle, dit-il en riant.

Prends son bâton, tu auras l'air plus vraie !

En même temps, sans rien dire, Magdeleine jetait sur les épaules de Catherine une sorte de mante grossière à capuchon en disant qu'avec cela elle serait mieux protégée. La jeune fille ajouta encore un gros quignon de pain et un petit fromage de chèvre puis elle embrassa Catherine.

— Que Dieu te garde sur ta route, dit-elle gentiment, et qu'il t'aide à retrouver ton bien-aimé ! Si tu vois Colin, tu lui diras que je l'attends et que je l'attendrai toujours.

Émue aux larmes, Catherine voulut se défendre d'accepter mais elle comprit vite que son refus leur serait une offense. De même, elle n'osa pas sortir ses trois pièces d'argent de peur de les blesser. Elle embrassa chaleureusement Magdeleine, sans trouver un seul mot tant sa gorge était serrée, puis suivit Pierre qui l'attendait au seuil. Dans le sentier, elle se retourna plusieurs fois pour adresser encore quelques signes d'adieu à la jeune fille.

Debout sur sa porte, Magdeleine la regardait s'éloigner... Pierre, devant elle, marchait à grandes enjambées régulières, sans hâte. Elle revit l'endroit où il l'avait trouvée la veille puis, à travers champs, il la mena jusqu'à une sorte de chemin où de grandes dalles de pierre, verdies d'herbe et de mousse, affleuraient encore de loin en loin. Sur le bord de la route, une antique statue lépreuse qui représentait le buste et la tête bouclée d'un jeune garçon se voyait encore bien que les intempéries l'eussent plus qu'à demi rongée. Là, Pierre s'arrêta, le bras étendu vers l'occident.