— Demandez... à messire de Montsalvy. II... devrait... pouvoir vous le dire !

L'échevin hésita. Mais, juste à cet instant, deux hommes, deux chevaliers entrèrent dans la salle et s'approchèrent vivement du lit de torture. Malgré les larmes qui emplissaient ses yeux, Catherine reconnut Xaintrailles, mais elle n'avait jamais vu l'autre. C'était Jean de Dunois, Bâtard d'Orléans, le maître de la ville assiégée. Devant lui, chacun s'écarta avec respect car, à la noblesse de sa naissance1, il joignait une grande bravoure, une indéfectible loyauté et une infinie gentillesse. Il jeta sur la suppliciée un rapide coup d'œil, fit un geste.

— Délivre cette femme, bourreau...

— Monseigneur, commença Lhuillier, ne vous semble-t-il pas...

D'un geste calme mais ferme, Dunois le fit taire.

— Non, mon ami ! Nous avons mieux à faire céans que torturer une femme peut-être innocente. J'apporte de merveilleuses nouvelles.

De derrière le pilier, Arnaud surgit, pâle de colère.

— C'est moi, Monseigneur, qui ai fait arrêter cette femme. C'est moi qui ai dit qu'elle était dangereuse et c'est moi que vous offensez en désavouant mes actes !

Cette fois, le bâtard sourit, avec une nuance de tendresse, et Catherine, que le bourreau aidait à s'asseoir, remarqua l'extraordinaire séduction de ce sourire. Dunois posa ses deux mains sur les épaules du capitaine.


1. Il était né en 1402 des amours du duc Louis d'Orléans avec Mariette d'Enghien.


« Je ne désavoue pas tes actes, Arnaud ! Comment le pourrais-je ? Tu es mon frère d'armes et je t'aime

comme si nous étions du même sang. Si tu as jugé cette femme dangereuse, tu as bien fait de t'en assurer, mais pourquoi la mettre à mal ? Bientôt l'envoyée de Dieu sera ici. Elle va quitter Poitiers où les docteurs l'ont reconnue pure et sainte, où les dames l'ont reconnue vierge et où le roi lui a donné une armure pour mener les troupes à l'assaut. Et la Pucelle marchera vers Tours. Bientôt elle rejoindra l'armée à Blois, bientôt elle sera ici. C'est elle qui décidera du sort de la prisonnière quand Orléans sera libre. Jusque-là, cette femme demeurera en prison. Gardes, emmenez la prisonnière !

Vaincu, Arnaud baissa la tête. Tandis que le bourreau assistait Catherine pour passer sa robe et se mettre debout, celle-ci, malgré la souffrance qui courait encore le long de ses membres, se surprit à penser que l'intraitable capitaine devait aimer chèrement le Bâtard pour s'être soumis à lui si aisément. Mais la jeune femme était trop faible pour pouvoir marcher. Sous les regards chargés de rancune des échevins, deux soldats durent l'emporter jusqu'à sa cellule.

Dans les jours qui suivirent, on s'occupa si peu de Catherine qu'elle en vint parfois à se croire oubliée. Personne ne chercha plus à l'interroger, nul ne vint la voir. On se contenta de la laisser dans sa prison et elle en arriva bientôt à considérer comme une bénédiction du ciel d'avoir un geôlier comme le sien. Pitoul correspondait bien à son physique. Ce n'était pas un mauvais homme, tout au contraire, et s'il faisait ce métier peu en rapport avec son caractère, c'était uniquement parce qu'il avait repris la charge de son défunt beau-père. Dans la vie, Pitoul avait trois passions : sa femme Alison, plantureuse commère forte en gueule qui le battait au moins une fois par semaine pour s'entretenir la main, la bonne chère et, singulièrement, les andouillettes qui avaient fait la. gloire de maître Godin, traiteur dont la boutique à l'enseigne de « L'Andouillette d'Or» s'étalait au plein de la rue des Hostelleries, enfin les potins de tous genres. Le siège ayant mis un terme aux succulences culinaires de maître Godin, il ne restait à Pitoul que son Alison et les potins. Et si, sur les débuts, il avait regardé sa nouvelle pensionnaire avec quelque méfiance à cause de ses relations suspectes avec les Bourguignons, le fait que Monseigneur le Bâtard se fût personnellement intéressé à Catherine avait beaucoup soulagé Pitoul. Il n'avait plus vu d'inconvénients à venir bavarder de temps en temps avec elle. D'autant plus qu'elle était la seule et unique prisonnière qu'il eût à garder pour le moment.

Par Pitoul, Catherine apprit le plus gros des nouvelles de l'extérieur. La fièvre de l'espoir montait dans la cité où l'on en était réduit à consommer les chiens et les chats, où le moindre bol de farine se vendait au poids de l'or. Il arrivait bien qu'à la faveur de la nuit un colporteur pût passer avec un peu de ravitaillement, mais ce qu'il apportait était une goutte d'eau dans une mer immense et c'étaient toujours les plus riches qui en profitaient. Les gens d'Orléans n'avaient plus qu'une pensée : durer, tenir envers et contre tout jusqu'à ce que la Pucelle miraculeuse parvînt jusqu'à eux. Jour après jour, à la maison de Ville, Jean de Dunois les haranguait pour les exhorter au courage, à la patience et chacun suivait avec anxiété la marche de Jehanne.

On sut qu'elle avait quitté Poitiers pour Chinon puis pour Tours où le roi lui avait constitué une maison militaire et fait faire un étendard.

— On lui a donné un écuyer, deux pages, deux hérauts d'armes et un chapelain, disait Pitoul ébloui, tout comme pour un grand capitaine. Et maintenant elle marche sur Blois, la sainte fille que Dieu garde, sur Blois où les capitaines la rejoindront !

Peu à peu, dans l'esprit ulcéré de Catherine, se formait une image bizarre de l'étrange paysanne devenue chef de guerre. Parce qu'elle la détestait sans même l'avoir vue, parce que son sort futur devait dépendre de cette fille, elle imaginait une créature douée d'une ruse peu commune, d'un redoutable pouvoir de séduction qui lui permettait d'ensorceler les hommes à distance.

Et ceux qui la voyaient lui étaient aussitôt soumis, même des seigneurs de très haut rang comme Jean de Dunois. Arnaud, bientôt, tomberait dans le piège, comme les autres. Et Catherine, peu à peu, en venait à rendre la Pucelle responsable de ses propres malheurs, persuadée que, si Arnaud n'avait attendu, comme les autres, cette Jehanne, il ne l'eût pas traitée ellemême avec tant de cruauté. Il espérait une envoyée du ciel, une fille tellement au-dessus des autres femmes qu'elle avait balayé à jamais de son souvenir celle qu'il avait failli aimer. Bien plus, pour lui, Catherine était une créature maléfique, une fille du démon, un être nuisible... Et la jeune femme écoutait avec une tristesse mêlée de colère les rapports enthousiastes que lui faisait son geôlier. Mais elle lui pardonnait parce que chaque jour il lui portait une cruche d'eau pour se laver et lui avait procuré une vieille robe de sa femme.

Un mardi, au début de la dernière semaine d'avril, Catherine vit entrer Pitoul dans sa prison, comme il le faisait chaque matin. Il portait une cruche d'eau et une écuelle pleine d'un brouet clair fait de raves et de farine gâtée mais il paraissait radieux.

— Ce n'est pas fameux ce que je vous porte là, fit-il en posant l'écuelle sur l'escabeau, mais les soldats en ont encore moins que vous. Et puis, nous aurons bientôt de quoi manger tout notre content.

— Pourquoi ? Les Anglais s'en vont ?

— Que nenni ! Mais il y a à Blois un convoi de vivres tout prêt et la Pucelle en personne va nous l'amener...

Il se pencha vers Catherine et chuchota en confidence derrière l'écran de sa main comme si les murs eussent pu l'entendre :

— Cette nuit, le Bâtard, Messire de Gaucourt et presque tous les capitaines sont partis au-devant de Jehanne. Demain peut-être elle sera ici et nous serons sauvés...

— Ils sont partis ? fit Catherine surprise. Qui donc garde la ville ?

— Nos échevins, pardi ! Et aussi quelques capitaines. Tous ne sont pas partis. Messire de Montsalvy est toujours là, par exemple...

Mais Catherine ne l'écoutait plus. Depuis près d'un mois qu'elle était recluse en ce cachot, elle ne pensait plus qu'à une seule chose : se sauver, retrouver sa liberté à tout prix. Malheureusement, ce rêve semblait aussi peu réalisable que possible dans une ville si bien gardée. L'annonce du départ de la plupart des chefs militaires était une fameuse information.

Jusqu'à leur retour, il serait peut-être plus facile de fuir. Tandis que Pitoul continuait à discourir, elle le regardait avec un demi-sourire. Une idée lui venait...

Presque quotidiennement, il passait le soir quelques instants avec elle parce qu'elle savait l'écouter et qu'il était flatté d'avoir pour auditoire une grande dame prisonnière. A ces moments-là, le brave Pitoul ne se méfiait aucunement, si même il s'était jamais méfié de cette belle femme blonde, si triste et si douce. Et Catherine songeait qu'il serait aisé d'assommer Pitoul avec son escabeau, de prendre ses vêtements et de sortir à la faveur de la nuit. Encore fallait-il être renseignée mieux qu'elle ne l'était sur les us et les coutumes de la forteresse. Elle décida d'employer la causerie du soir et celle du lendemain à faire parler Pitoul. En même temps, elle achèverait de mûrir son plan et le mettrait, sitôt prêt, à exécution. L'important était d'être dehors avant que la Pucelle fût dans la ville. Pour rien au monde, Catherine ne voulait subir le jugement de cette fille...

Obtenir les renseignements souhaités fut un jeu d'enfant. Pitoul était tellement heureux à l'idée de manger bientôt à sa faim qu'il n'était vraiment pas besoin de le pousser à parler. Il n'arrêtait pas. Catherine sut les heures exactes des rondes, les noms des portiers, les habitudes militaires et jusqu'au mot de passe. Elle décida que sa tentative de fuite aurait lieu le jeudi et, pour la première fois depuis qu'elle était en prison, dormit d'un bon sommeil.

Toute la journée du jeudi, elle fut nerveuse, inquiète. Les échanges d'artillerie furent plus violents ce jour-là que les jours précédents. Les Anglais comme les gens d'Orléans savaient l'approche de celle que, de leur côté, ils nommaient la Sorcière. Et le vacarme mené par les bombardes et les couleuvrines fut infernal, incessant, mais Catherine s'en réjouissait. Ce tintamarre servirait ses desseins pour peu qu'il durât après le coucher du soleil... Elle regarda baisser le jour avec des sentiments mitigés d'espoir, de crainte et d'impatience. L'heure approchait de la visite de Pitoul.

Enfin, il y eut dans le couloir un bruit de pas et le cœur de la captive se mit à battre la chamade. Le moment était venu... Déjà, elle tendait la main pour saisir le lourd escabeau de chêne. La porte s'ouvrit et Pitoul parut mais s'effaça aussitôt, son bonnet à la main. Interdite, Catherine laissa retomber sa main tandis que l'échevin Lhuillier pénétrait dans le cachot, deux soldats sur les talons. Il tenait à la main un rouleau de parchemin. Sa robe rouge mit dans la geôle une lumière sinistre. Instinctivement, Catherine se leva, les yeux fixés au visage glacé de l'arrivant.

Il ne lui jeta qu'un rapide coup d'œil, déroula son parchemin et commença à le lire à voix haute :

« En l'absence de Monseigneur Jean d'Orléans et en l'absence de messire Raoul de Gaucourt, gouverneur de la cité d'Orléans, nous, échevins de la ville, avons condamné à mort la dame Catherine de Brazey, convaincue de trahison et de complicité avec l'ennemi... »

— A mort ? fit Catherine atterrée. Mais... je n'ai pas été jugée !

Imperturbable Lhuillier poursuivit :

« En conséquence de quoi, avons décidé que ladite dame serait conduite demain 28e jour d'avril au coucher du soleil en l'église cathédrale Sainte-Croix pour y demander à Dieu pardon de ses fautes, puis en la place du Martroy pour y être pendue par le col jusqu'à ce que mort s'ensuive. Fait à Orléans, ce jour... »

Ecrasée, Catherine n'écoutait plus. Elle s'était laissée tomber sur son grabat, les mains au creux des genoux, le corps secoué par un tremblement nerveux. Pendue !... Elle allait être pendue !

— Messire Jean avait dit que l'on ne statuerait sur mon sort qu'après la délivrance de la cité, fit- elle d'une voix blanche.

Monseigneur nous a confié la ville et, en son absence, c'est nous qui sommes seuls juges de ce qui est bon pour elle, répondit Lhuillier sèchement. Or, il nous paraît bon que notre ville soit purifiée d'une présence comme la vôtre avant que n'y entre l'envoyée de Dieu. Vous êtes une souillure dont nous entendons être débarrassés. Les lèvres minces de l'échevin s'arquaient en une expression d'indicible dédain. Visiblement, il la tenait lui aussi pour un suppôt de Satan et Catherine comprenait qu'elle n'avait ni grâce ni merci à attendre de ces gens.

— Vous ne craignez pas de charger votre conscience d'un meurtre ? fit-elle amèrement. Je vous ai dit et redit que j'étais innocente.