— Il serait meilleur, messires, pour Dieu et pour le Dauphin1 que vous passiez toutes vos nuits dans votre lit.
Les deux coupables baissèrent le nez comme des gamins pris en faute mais l'air penaud de Montsalvy ne consola pas Catherine qui, une fois de plus, renonçait à comprendre. Pourquoi cette attitude distante, revêche même, après les instants brûlants de la nuit ? Avait-il honte, le jour revenu, de l'amour que Catherine lui inspirait ? Et d'ailleurs, était-ce bien de l'amour cette faim violente qu'il avait d'elle et contre laquelle il se défendait si mal ?
Longtemps après, Catherine devait garder des derniers jours du siège d'Orléans, un souvenir à la fois fulgurant, confus et irréel, mais dominé tout entier par l'image de la grande fille brune aux yeux d'azur qui menait son cheval comme un homme, conduisait l'assaut avec la vaillance et la fougue d'un capitaine chevronné et, ensuite, trouvait des tendresses de mère, des gestes d'une infinie délicatesse pour se pencher sur les blessés et les mourants, celle qui pleurait avec tant d'humilité en confessant ses fautes à Jean Pasquerel ou en écoutant la messe, mais qui menaçait le Bâtard de lui faire « ôter la tête » s'il laissait passer les renforts qu'amenait l'Anglais fallstaff. Haute et tendre Jehanne dont le cœur de feu ne connaissait pas les demi-mesures !
Au soir du 4 mai, Catherine vit entrer dans la ville l'armée de secours et le convoi de vivres que menait Dunois, couronnant cette journée au cours de laquelle la Pucelle avait enlevé aux Anglais la bastille Saint- Loup, rouvrant ainsi la route de Bourgogne. Elle vit Jehanne prier prosternée dans la 1. Jusqu'au sacre, Jehanne d'Arc n'appela Charles VII que le Dauphin.
cathédrale Sainte- Croix, le lendemain, jour de l'Ascension, puis le 6 mai passer la Loire, emporter de vive force les restes du couvent des Augustins dont les Anglais avaient fait une redoute, le 7, se lancer à l'assaut du fort des Tournelles, arracher elle-même de son épaule une flèche qui s'y était enfoncée, puis, après s'être fait panser à l'huile d'olive et au lard, retourner à l'assaut. Avant que le soleil se fût couché, le cadavre de William Gladsdale, qui l'avait bassement insultée, tombait de la forteresse dans la Loire. Du haut des murailles de la ville, Catherine, auprès de Mathilde Boucher en prières et du maître canonnier Jean Rabatteau dont les bombardes faisaient rage, ne perdit pas un détail de la bataille acharnée qui allait, enfin, délivrer la vaillante cité. Elle vit, enfin, au matin du dimanche 8 mai, Talbot rassembler les restes de son armée, lever le camp et quitter, enfin et pour jamais, Orléans. Fidèle jusqu'à la limite de ses forces, la ville du prince captif n'avait pas failli à son rôle d'ultime gardienne du royaume...
Catherine vit tout cela, mais, durant tous ces jours, elle ne put approcher Arnaud. Dans la bataille, parfois, elle distinguait son armure noire, l'épervier de son casque ou les éclairs de la hache d'armes qu'il abattait inlassablement avec la vigueur d'un bûcheron à l'ouvrage, mais jamais elle ne parvint à l'approcher. Le soir venu, quand le combat cessait avec l'ombre, il disparaissait, écrasé de fatigue sans doute. Nuit après nuit, Catherine eut beau guetter un bruit de pas sous sa fenêtre, rien ne vint. Bien plus, les rares fois où, dans la maison de Jacques Boucher, elle s'était trouvée en sa présence, quand, au milieu des autres, il rejoignait Jehanne, la jeune femme avait eu la désagréable sensation d'être devenue tout à coup transparente.
Arnaud regardait à travers elle comme si elle avait possédé un corps de verre... Elle avait tenté, un soir, de lui barrer le pas sage au moment où il quittait la maison, mais il l'avait évitée avec une adresse diabolique et, peinée, elle n'avait pas osé renouveler sa tentative. Il avait repris, d'un seul coup, ses distances et ce parti pris de l'ignorer avait rendu à Catherine tous ses doutes et toute son incertitude. Elle éprouvait, envers lui, une sorte de timidité qui la paralysait.
Plusieurs fois, ayant appris par une servante qu'il logeait à « L'Ecu Saint-Georges » chez maître Guillaume Antes, elle s'était juré de s'y rendre, la nuit venue, pour l'obliger une bonne fois à s'expliquer. Mais quand venait le moment d'exécuter son projet, Catherine était prise d'une soudaine faiblesse qui lui ôtait tout courage. Avec cet homme bizarre, aux imprévisibles réactions, comment savoir s'il ne la jetterait pas à la rue devant tous ceux qui logeaient avec lui ?
Au matin du 8 mai, tandis qu'avec la ville entière elle assistait à la messe en plein air, dite sur le rempart face à l'armée anglaise en retraite, puis à l'immense procession d'actions de grâce qui allait, de ce jour, devenir tradition, Catherine sentait l'angoisse l'étreindre. La ville était libre et Catherine n'avait plus aucune raison de s'éterniser chez les Boucher. Il allait bien falloir prendre une décision. Mais que faire ? Où aller pour demeurer auprès d'Arnaud ? La tâche de Jehanne n'était pas terminée. La Pucelle, Catherine le savait pour le lui avoir entendu dire, voulait conduire Charles VII à Reims pour qu'il y reçût le sacre qui mettrait fin à toutes les contestations dont, depuis de longues années, il était l'objet. Avec Jehanne, avec Charles, s'en iraient les capitaines, Arnaud comme les autres. Et c'était ce départ, qu'elle devinait proche, qui affolait Catherine car elle ne savait comment y remédier.
Lorsque Jehanne, la procession terminée, rentra à la maison Boucher pour y prendre un peu de repos, Catherine la suivit jusque dans sa chambre pour l'aider à se mettre à l'aise. Elles demeurèrent seules, un moment, toutes les deux, Mathilde et Marguerite étant retenues par les derniers préparatifs du grand repas des notables. Catherine décida d'en profiter. Tout en aidant Jehanne à déposer les différentes pièces de son armure, elle supplia humblement :
— Jehanne ! La ville est libre maintenant et, bientôt sans doute, vous partirez pour continuer votre tâche qui ne s'arrête pas là. Je voudrais que vous me laissiez vous suivre tout au long de votre route. Je serai ce que vous voudrez que je sois : votre servante, par exemple. Je veillerai sur vos vêtements et sur vos logis...
Surprise, Jehanne la regarda. Ses yeux clairs parurent enfoncer leur double rayon au fond du cœur même de Catherine. Elle sourit, mais secoua la tête.
— J'aimerais vous garder, ma mie Catherine. Mais je ne peux pas vous permettre de me suivre. Là où je vais n'est point votre place. Moi, je suis fille des champs, habituée à monter de gros chevaux, aux durs travaux, à la vie difficile et rude. Vous êtes une noble dame, fragile et délicate malgré les peines que vous avez endurées.
— Moi ? Je suis fille du peuple, Jehanne, autant et plus que vous peut-être, s'écria Catherine avec une nuance d'orgueil et de défi qui amena un sourire amusé sur les lèvres de la guerrière.
— C'est vrai, vous me l'avez déjà dit, et c'est bien d'en être fière. Mais, Catherine, il y a autre chose : vous êtes beaucoup trop belle et séduisante pour vivre au milieu d'une armée. Ce ne sont point des anges que nos soldats et leurs capitaines, tant s'en faut, et vous avez tout pour réveiller en eux les pires instincts, allumer des querelles, des jalousies.
— Je m'habillerai en homme, comme vous. Je couperai mes cheveux...
— Cela ne servirait à rien. Même sous le froc d'un moine, même la tête rasée, vous demeureriez trop femme encore. Non, Catherine. De longs et difficiles combats attendent ces hommes. Je dois veiller à leur éviter tout ce qui peut les désunir. Le gentil Dauphin et Messire Dieu ont trop besoin d'eux. Il vaut mieux que vous retourniez chez vous en attendant la fin de la guerre.
— Que je retourne chez moi, en Bourgogne ? fit Catherine atterrée. Pour que j'y retombe au péché ? Jehanne, vous savez bien ce que fut ma vie là-bas. Vous ne pouvez pas m'y renvoyer. Pas vous !
La Lorraine réfléchit un moment. Catherine lui tendit le pourpoint de drap fin, mi-parti rouge et vert, aux couleurs d'Orléans, que Dunois venait de lui offrir. Lorsqu'elle eut fini d'en nouer les aiguillettes, Jehanne posa la main sur l'épaule de son habilleuse bénévole :
— Vous avez raison, dit-elle. Si vous ne vous sentez pas la force de résister aux anciens entraînements, il vaut mieux ne pas retourner. Mais alors, que puis- je vous offrir, Catherine ? L'abri d'un couvent ? Vous n'êtes guère faite pour les rigueurs du cloître. Il y a en vous trop de vie qui ne demande qu'à s'épancher. Pourtant, il me vient une idée. Pourquoi ne pas vous rendre auprès de Madame Yolande ?
— Mais... je ne la connais pas.
— Qu'importe, si je vous envoie. Joignez la reine des Quatre Royaumes, Catherine1. Je vous donnerai une lettre pour elle. Vous trouverez aide et protection dans son ombre. Auprès d'elle, vous attendrez que vienne la victoire finale... et que revienne celui que, bien plus que moi, vous désirez suivre.
1. Duchesse d'Anjou et comtesse de Provence, Yolande d'Aragon était reine de Sicile, Naples, Jérusalem et Aragon.
Atterrée de se voir si bien percée à jour, Catherine se laissa tomber sur un banc, regardant l'étrange fille avec des yeux immenses.
— Comment avez-vous deviné ? fit-elle d'une voix rauque.
— Ce n'était pas difficile, sourit Jehanne. Vous avez des yeux qui ne savent ni mentir ni dissimuler. Mais le temps de la patience est venu, pour vous, comme le temps de la guerre est revenu pour les hommes. Chacun sa place et chacun son rôle. Allez rejoindre ma Reine et priez Dieu pour nos armes...
Comprenant que rien ne ferait fléchir la décision de Jehanne, Catherine la laissa sortir sans essayer de la retenir. Peut-être cette solution était-elle la bonne. Frère Étienne Chariot lui avait si souvent parlé de cette reine Yolande, belle-mère du roi, qu'il servait dévotieusement ! Catherine avait appris à la connaître. L'important n'était-il pas de demeurer dans le même camp qu'Arnaud puisque le suivre était impossible ?
Comme des servantes entraient pour ranger la chambre, elle s'attarda un moment à les aider. Mais, dans la maison, le joyeux tumulte augmentait. Par les fenêtres ouvertes en grand au soleil de mai, Catherine pouvait voir les notables de la cité, avec leurs épouses en grande toilette, accourir vers la maison de la porte Regnard où les attendait la large hospitalité de Jacques Boucher. Catherine, pour sa part, n'avait aucune envie de se joindre à cette foule, bien qu'elle sût qu'Arnaud aussi allait venir. Pour le moment, elle souhaitait plutôt s'écarter, se mêler au petit peuple qui dansait déjà sur les places où des tonneaux de vin avaient été mis en perce. Les portes de la cité étaient grandes ouvertes et, pour la première fois depuis sept mois, les communications étaient libres avec la campagne environnante. Avertissant une servante qu'elle sortait pour se promener un moment, Catherine entoura sa tête d'un voile vert et quitta la maison, s'engageant dans la rue qui menait à la cathédrale. Quelque chose l'attirait vers cette porte de Bourgogne où elle était arrivée un soir, épuisée.et pleine d'espoir. Elle voulait la revoir. Mais il n'était pas facile de circuler. Les rues étaient pleines de monde. On s'interpellait, on s'embrassait, on s'arrachait les soldats, aussi bien Français qu'Écossais, Gascons ou Espagnols, qui composaient l'armée de secours1.
Toutes les maisons étaient pavoisées, toutes les fenêtres ouvertes. Cela sentait la joie, la victoire et Catherine, un peu désorientée, avait du mal à se mettre à l'unisson.
En arrivant en vue de la porte de Bourgogne, elle vit qu'un flot ininterrompu d'hommes, de femmes et d'enfants s'engouffraient sous la grosse arche de pierre, dans les deux sens. Cela faisait une belle agitation, un tohu-bohu coloré, éclatant de joie et de vie retrouvées. Aux carrefours, les statues des saints croulaient sous des fleurs sorties d'on ne savait où. Un demi-sourire aux lèvres, Catherine regardait passer ces braves gens qui avaient l'air si heureux quand, soudain, son regard se fixa. Un couple bizarre venait de franchir le pont-levis : une grande femme brune, drapée dans une invraisemblable robe rapiécée et faite visiblement de morceaux disparates, une couverture effrangée sur le dos et s'appuyant sur un gros bâton noueux.
Auprès d'elle, un petit moine au froc troué marchait le nez au vent, une expression de joie quasi extatique répandue sur son visage rond et rose.
C'étaient Sara et frère Étienne.
Emportée par une joie soudaine, Catherine se précipita vers eux de toute la vitesse de ses jambes. Pleurant et riant à la fois, elle tomba dans les bras de Sara...
1. Il y avait de nombreux mercenaires gascons ou espagnols. Quant aux Écossais, ils combattirent aux côtés de la France durant toute la guerre de Cent Ans.
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