Le père prieur rentrait dans la cellule à cet instant, portant sur un plateau des bandes, de la charpie et divers pots et boîtes pour changer le pansement du blessé. Catherine et Xaintrailles, après un dernier regard sur Arnaud, sortirent et regagnèrent la rue. Au seuil, ils se séparèrent. Le capitaine devait aller vers les remparts où l'appelait son devoir de soldat. Catherine allait rentrer chez elle.

— Jusqu'à nouvel ordre, fit Xaintrailles, il vaut mieux que vous gardiez le trésor de guerre. Je ne me vois pas repousser l'assaut des Bourguignons avec une fortune sous le bras. Cachez-le bien !

— Soyez sans crainte. Bonne chance, messire !

Elle allait s'éloigner, quand il la rappela :

— Catherine ?

— Oui ?

Il grimaça un sourire et l'assaisonna d'une contrition comique :

— Nous ne valons pas cher, Montsalvy et moi. Je crois bien qu'aucun de nous n'a songé à vous dire merci !

Elle lui rendit son sourire, contente de lire tant d'amitié vraie dans le regard brun du compagnon d'Arnaud. Désormais, elle le sentait, elle pourrait compter entièrement sur Xaintrailles qui la soutiendrait de tout son pouvoir.

Une amitié sans prix, en vérité.

— C'est inutile, fit-elle gentiment. Moi, je vous dois bien plus !

Un charroi qui passait les sépara. Des hommes de la milice bourgeoise traînaient, dans des charrettes, des boulets de pierre destinés aux bombardes, des fagots et des jarres d'huile qu'ils allaient monter sur le rempart. Déjà du côté de la rivière on entendait tonner les canons anglais et bourguignons. La mati née arrivait en son milieu et l'ennemi décidait, sans doute, de passer à l'attaque. Mais, tandis que les hommes couraient aux murailles, les femmes continuaient tranquillement à s'occuper de leur ménage comme si de rien n'était, habituées au tintamarre et à l'agitation de la guêtre. Tout à l'heure, elles iraient rejoindre leurs hommes avec ce qu'il fallait pour panser les blessés : le vin et l'huile pour laver les plaies, le linge déchiré pour les bandes et les linceuls pour ensevelir les morts. Catherine décida de se joindre à elles puisqu'elle n'avait rien de mieux à faire. Elle rentra chez elle, mettre la cassette en lieu sûr, et changer ses vêtements d'homme pour une robe de futaine bleue que Sara lui avait procurée, puis, comme les autres, prit le chemin du rempart.

Une fois engagée, la guérison d'Arnaud fit des progrès extraordinairement rapides, due en grande partie à la constitution vigoureuse du capitaine.

Quand vint l'été, il put quitter enfin son lit au couvent Saint-Corneille et, dans les premiers jours d'août, reprendre sa place parmi les défenseurs de la ville. Car Compiègne tenait toujours, avec tant d'opiniâtreté que Philippe de Bourgogne, découragé et rappelé de surcroît à Liège par de graves perturbations, était parti, laissant l'armée à Jean de Luxembourg.

Contrairement à ce qu'avait craint Xaintrailles au moment de la capture plus que suspecte de Jehanne, Guillaume de Flavy poursuivait la défense de la ville avec un courage et une opiniâtreté remarquables. Le bruit courait parmi les capitaines qu'en relevant trop vite le pont-levis, le gros Flavy avait seulement assouvi la haine que portait à la Pucelle le chancelier archevêque de Reims Regnault de Chartres, son parent. Un service rendu entre cousins en quelque sorte...

Malheureusement, la situation empirait. L'investissement de Compiègne, malgré la forêt, était désormais total. Luxembourg tenait Royal-Lieu et la route de Verberie tandis qu'une grosse bastille, confiée aux sires de Créqui et de Brimeu, avait été bâtie sur le chemin de Pierrefonds, à l'orée de la forêt.

Les vivres devenaient rares, les convois ne pouvaient plus passer. Les communications avec le reste du pays n'étaient plus établies que par quelques hommes courageux qui, à la faveur de la nuit, parvenaient à quitter subrepticement la ville ou à y rentrer.

Catherine passait toutes ses journées auprès des murailles, à une sorte de poste de secours pour les blessés qui avait été établi par les dames de la ville.

Elle et Sara s'y rendaient chaque fois qu'une attaque s'annonçait et y travaillaient jusqu'aux extrêmes limites de leurs forces. La nuit, éreintées, elles s'écroulaient sur leurs lits et dormaient comme des souches malgré la faim qui venait et la chaleur.

L'été arrivait à son point le plus chaud et ajoutait aux souffrances des défenseurs de la ville. Les mouches, par épais nuages noirs, harcelaient les soldats et martyrisaient les blessés. Certains cas de peste s'étaient déclarés et, pour éviter la propagation du fléau, on murait les maisons contaminées, on brûlait les cadavres. Le peu de vivres que l'on pouvait se procurer encore ne se conservaient pas. Seule l'eau, grâce à la rivière, ne manquait pas mais il fallait aller la puiser de nuit pour ne pas tomber sous le feu de l'ennemi. Mais ce n'étaient pas les peines physiques qui atteignaient le plus cruellement Catherine. Chaque jour, habillée en garçon et sous la conduite de Xaintrailles, elle s'était rendue au couvent Saint- Corneille et, chaque jour, elle en sortait un peu plus triste, un peu plus découragée. Non qu'Arnaud fût réellement désagréable pour elle, mais il demeurait dans les limites étroites d'une stricte courtoisie, d'une simple politesse qui désolaient la jeune femme.

Elle eût aimé, faute de pouvoir le soigner, qu'il lui permît de demeurer longuement auprès de lui, qu'il lui parlât d'autre chose que du siège ou de la captivité de Jehanne... de lui, par exemple, de toutes ces années écoulées où il avait vécu sans qu'elle sût rien de lui, de son enfance aussi. Michel, durant les quelques instants passés avec elle dans la cave du Pont-au-Change, lui en avait parlé spontanément et avec des couleurs si chaudes que Catherine souhaitait d'Arnaud d'autres confidences. Mais, elle le sentait bien, il ne désarmait pas. Ses préoccupations passaient au-dessus d'elle, s'adressant toutes à la Libératrice, négligeant la femme qui souffrait à ses côtés. Quand elle revenait vers sa maison où l'attendait Sara, Catherine songeait bien souvent, et avec quelle tristesse, que le cadavre de Michel resterait sans doute un éternel obstacle entre eux puisqu'elle n'avait aucun moyen de faire comprendre à Arnaud qu'elle n'était pas coupable. Rien que sa parole ! Et il ne la croirait pas ; il ne l'avait jamais crue... Son actuelle façon d'être envers Catherine venait, visiblement, du fait que l'on ne peut rabrouer une femme qui est prête à sacrifier et sa vie et une fortune pour vous aider, sinon, et Catherine en avait le sentiment profond, il l'eût écartée de lui impitoyablement.

Par un espion espagnol, on eut des nouvelles de Jehanne. Elle avait tenté de s'échapper de Beaulieu et avait été conduite à Beaurevoir chez Jean de Luxembourg. Une nouvelle tentative avait failli lui être fatale. Jehanne avait manqué se tuer en sautant d'une tour. On l'avait ramassée à demi morte dans le fossé.

Mais les rigueurs du siège ne permettaient aucune tentative vers elle.

L'ennemi resserrait son étreinte, il devenait de plus en plus difficile de sortir.

Tout au plus parvint-on à faire passer un messager au maréchal de Boussac qui tenait la campagne en Normandie. La ville était à bout de souffle. La faim et la maladie fauchaient impitoyablement dans les rangs des vaillants défenseurs. Si les secours n'arrivaient pas très vite, la reddition viendrait à brève échéance.

— Être immobilisés ici, affamés comme des rats dans un trou, rageait Arnaud, tandis que les Bourguignons tiennent Jehanne et que le roi ne fait rien pour la sauver !...

— Tu penses bien que La Trémoille est là pour veiller au grain, ricanait Xaintrailles. Celui-là a juré la perte de Jehanne.

Enfin, comme octobre finissait, les secours arrivèrent. Un convoi de vivres parvint à passer, ranimant les courages, tandis que l'armée du maréchal de Boussac prenait les Anglo Bourguignons à revers. Malgré la défense que lui opposèrent Luxembourg et le comte de Huntington, les bastilles tombèrent les unes après les autres. Boussac, forçant le passage, entra dans la ville.

Une seule sortie, mais massive, eut raison de l'opiniâtreté des assiégeants.

On s'attendait pour le lendemain à une grande bataille rangée, il n'en fut rien. Quand le jour se leva, il éclaira le désert qui avait été le camp de l'ennemi : il avait disparu sans tambour ni trompettes. Compiègne était sauvée... et, juste au même moment, Arnaud se trouva complètement guéri.

Mais il ne tenait plus en place, piaffant d'impatience, avide de se lancer sur la trace de Jehanne pour essayer de l'arracher à ses ennemis. Lui, Xaintrailles et Catherine établissaient déjà un plan de campagne quand une terrible nouvelle les anéantit, réduisant en poussière leurs beaux projets : Jean de Luxembourg avait accepté les offres des Anglais. Il leur avait vendu sa prisonnière pour dix mille écus d'or1. Jehanne d'Arc était aux mains de ses ennemis mais nul ne savait encore ce qu'il allait advenir d'elle ni où elle se trouvait au. juste.

Le soir où la nouvelle leur parvint, les trois compagnons étaient réunis dans la maison de Catherine. Après un long moment de silence, Xaintrailles dit :

— Il faut nous séparer !

— Nous séparer ? s'écria Catherine tout de suite alarmée. Mais c'est impossible ! Vous m'aviez promis...

— Que vous nous aideriez à la délivrer ? Je vous le promets toujours mais pour le moment nous ne savons même plus où elle est ni vers quelle destination on la conduit. Tant que nous ne le saurons pas, nous ne pourrons rien faire.

— En Angleterre, sans doute, fit Arnaud !

— C'est possible et, dans ce cas, Catherine nous sera très utile en tant que bourguignonne. On ne doit guère connaître là-bas les potins de Bruges.

Nous passerons pour ses serviteurs. Mais, en attendant, il faut chercher.

Catherine, je vais vous faire accompagner au couvent des Bernardines de Louviers dont ma cousine est abbesse. La Hire tient la ville, elle n'est pas éloignée de Rouen, l'un des quartiers principaux des Anglais, ni de la mer.

Quand nous aurons une certitude, nous vous reprendrons. Voyons... vous n'allez pas pleurer. C'est la meilleure solution. Jusque-là vous nous gêneriez et...

La voix coupante d'Arnaud trancha le débat.

— Inutile de faire tant d'histoires ! Elle doit comprendre que des hommes de guerre ne peuvent la traîner partout avec eux. Nous irons la chercher quand nous aurons besoin d'elle, voilà tout !

Malgré les objurgations de Xaintrailles, Catherine eut bien du mal à ne pas éclater en sanglots. Avec quelle hâte il saisissait le premier prétexte de se débarrasser d'elle ! Il n'y avait rien à faire ! Il la détestait réellement et la détesterait sans doute toute sa vie. Elle baissa la tête pour qu'il ne vît pas les larmes dans ses yeux.

— C'est bien, fit-elle tristement. J'irai dans ce couvent.


1. Environ 1 200 euros.

CHAPITRE XVIII

Rouen

L'hiver enfermait dans sa gangue de glace et de neige la petite ville de Louviers, réduisant à rien son activité, aussi bien artisanale que militaire.

Les bras de l'Eure, prisonniers d'une couche glauque et blanche, immobilisaient les tanneries, les corroieries et les moulins, ceux tout au moins que la guerre n'avait pas détruits. Quant aux soldats, ils étaient : entrés dans l'habituelle période de vie végétative que ramenait chaque année la mauvaise saison. La neige, épaisse, feutrait les champs et les chemins. On ne pouvait franchir les murs de la ville sans enfoncer j jusqu'aux genoux. Pourtant, le printemps n'était pas bien loin. Février se terminait.

Depuis plus de trois mois qu'elle vivait chez les Bernardines, Catherine s'était pliée, sans effort apparent, aux règles rigides de la vie conventuelle.

La mère Marie-Béatrice, cousine de Xaintrailles, l'avait accueillie avec bonté. Elle ressemblait curieusement au grand capitaine rouquin et cette ressemblance avait été agréable à Catherine. Elle et Sara occupaient, dans le couvent, une grande chambre un peu mieux meublée que les cellules des nonnes mais elles mettaient un point d'honneur à participer autant que possible à la vie de la communauté.

Les longues stations à la chapelle, jadis si pénibles à la jeune Catherine lorsqu'elle accompagnait Loyse, lui étaient devenues agréables et même nécessaires. Elle avait l'impression qu'en parlant d'Arnaud à Dieu, elle se rapprochait un peu de lui. En vérité, elle n'avait plus guère d'espoir qu'en la Divine Puissance pour le lui ramener. Songerait-il vraiment à tenir sa promesse de la laisser les accompagner au secours de Jehanne ? Elle n'y croyait plus. Trois mois de silence absolu étaient passés et les bruits du monde s'éteignaient à la porte du couvent, même ceux de la guerre...