Quand les trois compagnons atteignirent la boutique de lingerie, atours et colifichets en tous genres, que tenait dame Nicole Son, ils virent que la lingère était très occupée à servir deux dames richement vêtues dont l'accent anglais prononcé désignait des dames de l'entourage de la duchesse de Bedford. Elles maniaient des dentelles de Flandres et des pièces de fine toile de lin avec une avidité qui fit sourire Catherine. Sur le comptoir, coiffant une tête de bois, un grand hennin à triple voile vaporeux, tout couvert de dentelle de Malines, accrocha un instant son regard. La mode bourguignonne semblait l'emporter en Normandie !

Mais dame Nicole, une grande femme sèche et noiraude qui portait sans aucune grâce une robe de beau drap d'Elbeuf gris ourlé d'agneau noir et une grande croix d'or sur une gorgerette de lin finement plissé, leur adressa un regard tellement offusqué que frère Etienne jugea bon de prendre la direction des opérations :

— La paix soit avec vous, dame Nicole ! ânonna- t-il d'un air confit, voilà vos pauvres cousins de Louviers que je vous amène... en bien triste état.

Vous aurez, je pense, du mal à les reconnaître. Ils ont tout perdu. Ce bandit écorcheur, cet Etienne de Vignolles que Dieu damne, a brûlé leur maison, leur a tout pris. Je les ai trouvés sur la route à demi morts...

— Comme c'est triste ! fit Nicole en considérant le couple avec un parfait dégoût. Menez-les à la cuisine, mon père. J'ai à faire !

Les deux dames anglaises avaient abandonné leurs dentelles et regardaient, elles aussi, les nouveaux arrivants. Elles hochaient la tête et chuchotaient entre elles avec une si visible compassion que Catherine retint une brusque envie de rire. Jugeant tout de même qu'il fallait faire quelque chose, elle plongea dans une maladroite révérence, balbutia avec une timidité fort bien jouée :

— Bonjour, ma cousine !

Le geste de dame Nicole fut celui que l'on emploie d'ordinaire pour chasser les mouches.

— Plus tard, plus tard !... Allez à la cuisine ! Vous voyez bien que vous gênez !

A la suite du frère, ils se dirigèrent vers une porte qui ouvrait dans le fond du magasin mais, en passant près de l'une des deux dames, celle-ci fouilla vivement dans son escarcelle et fourra une pièce d'or dans la main de Catherine, trop éberluée pour réagir.

— Poor woman ! s'écria la dame chaleureusement... C'était pour avoir une nouveau robe !

Un si bon sourire accompagnait ces mots que Catherine ne put se défendre d'une sympathie réelle pour cette femme charitable qui savait compatir à la misère d'une autre femme. Elle la remercia d'une révérence et d'un :

— Merci, gracieuse dame... Que Dieu vous bénisse !

Mais dame Nicole avait l'air proprement scandalisée.

— Madame la comtesse est trop bonne... une telle générosité ! Allons, vous autres, filez !

Quand ils arrivèrent dans la grande cuisine, bien chauffée par un grand feu flambant dans la vaste cheminée, la pièce était vide mais la porte qui donnait sur la cour de derrière était entrouverte. La servante devait être au puits ou à la basse-cour. Arnaud, qui, depuis l'entrée dans la maison, avait gardé le silence à grand-peine, grogna entre haut et bas.

— S'il faut vivre avec cette Nicole, je crois que j'aimerais mieux coucher sur le port avec les débardeurs.

Chut ! coupa frère Étienne. Il ne faut surtout pas se fier aux apparences.

Vous changerez peut-être d'avis sur le compte de votre hôtesse. Ah, voici la servante ! Une forte fille armée de deux seaux pleins entrait à cet instant dans la cuisine et, la trouvant envahie, faillit tout lâcher.

— Vous voulez quoi, vous autres ? s'écria-t-elle d'un ton rogue.

Frère Étienne allait répondre mais, juste à cet instant, dame Nicole sortit de son magasin.

— Ce sont des cousins de mon époux qui nous viennent de Louviers et qui ont tout perdu, fit-elle sans rien perdre de son aspect revêche. Il faut bien que nous les accueillions. Tu leur donneras à manger, Margot, et puis tu les conduiras dans la soupente. Quand le maître rentrera, il décidera de ce qu'on en fera !

— Grand merci de votre charité, bonne dame, commença frère Étienne, mais Nicole lui coupa la parole en haussant les épaules.

— On est chrétien ou on ne l'est pas. Nous sommes déjà à l'étroit et les vivres sont rares mais je ne peux pas laisser à la rue des parents de mon époux. A propos, suivez-moi, mon père, j'aimerais bien vous parler...

Il la suivit sans empressement, laissant Arnaud et Catherine en compagnie de la servante qui les regardait par en dessous. Elle ne trouva sans doute rien d'extraordinaire car elle se mit en devoir d'emplir deux écuelles de soupe, coupa un gros quignon de pain bis et poussa le tout devant les nouveaux venus.

— Comme ça, vous venez de Louviers ?

— Oui, fit Catherine en plongeant une cuiller dans l'épaisse soupe qui sentait bon. De Louviers...

— J'ai des cousins là-bas, des tanneurs... Guillaume Lerouge, vous connaissez ?

Cette fois, ce fut Arnaud qui se lança dans la bataille. Il s'arrêta de laper sa soupe à grand bruit, dans le meilleur style croquant, leva les yeux vers la grosse fille.

— Sûr ! Guillaume Le rouge ? J'pense bien que j'le connais... Pauvre gars ! L'a été pendu l'autre jour par c'bandit d'Vignolles ! Ah ! on vit d'drôles de jours. C'est dur pour l'pauvre monde.

Catherine, sidérée, n'en croyait pas ses oreilles. Depuis leur arrivée à Rouen, elle craignait à chaque instant qu'Arnaud ne trahît son origine seigneuriale par ses manières mais, tout à coup, il se montrait plus fort qu'elle à ce jeu. Il avait gagné d'ailleurs car Margot soupirait avec conviction :

— J'pense bien qu'c'est dur ! Mais ici, vous s'rez point trop malheureux.

Oh la maîtresse n'est point commode ! Pour être dure, l'est dure ! Mais on mange bien. V's'avez l'air solide, vous. Maître Jean vous trouvera de l'ouvrage et vot'femme trouv'ra à faire ici. L'aut'servante est morte. Alors, c'est pas l'travail qui manque.

— Et comme j'le crains pas, l'travail ! assura Catherine tandis qu'Arnaud, apparemment satisfait, achevait d'engloutir sa soupe.

Quand ce fut fini, il torchonna l'écuelle avec un morceau de pain, vida son gobelet d'un trait et s'essuya la bouche avec sa manche.

— Ça va mieux ! fit-il d'un air enchanté. Fameuse, la soupe !

Et, pour mieux montrer tout le bien qu'il en pensait, il lâcha un rot retentissant.

— V'nez alors, fit la servante, j'vais vous montrer vot' chambre. Dame, c'est point luxueux, ni même chauffé. Mais à deux, ajouta-t-elle avec un clin d'œil complice, on s'réchauffe, pas vrai ?

La soupente, nichée tout en haut de la maison, sous le pignon du grand toit à double pente, offrait l'aspect d'une boîte en forme de pyramide tronquée. Un certain nombre d'objets hors d'usage s'y entassaient et il y régnait un froid de loup. Mais Margot apporta deux paillasses qu'elle entassa l'une sur l'autre et un nombre suffisant de bonnes couvertures de laine.

— Demain, fit-elle, on f'ra un peu d'ménage là-d'dans. Mais, pour ce soir, l'important c'est qu'vous ayez point froid. R'posez-vous un brin.

Quand elle fut sortie, Catherine et Arnaud se retrouvèrent seuls et restèrent un moment, face à face, à se contempler. Puis, brusquement, Catherine éclata de rire. Il y avait trop longtemps qu'elle en avait envie.

— J'ignorais que vous possédiez de tels talents ! fit-elle moqueuse en prenant soin, toutefois, de voiler sa voix. Vrai, dans votre rôle de croquant, vous êtes parfait ! D'une vérité ! Et moi qui craignais votre trop grande hauteur.

— Je vous ai dit que j'ai été élevé comme un petit paysan... En fait, ajouta-t-il avec un sourire soudain qui illumina son visage, je crois bien que j'ai toujours été un paysan déguisé. Et je ne suis pas sûr de ne pas en être fier. Je ne suis pas du tout fait pour la vie mondaine... mais je dois reconnaître que vous vous tirez parfaitement de votre rôle, vous aussi !

Et, tout d'un coup, lui aussi se mit à rire, rejoignant Catherine dans cette gaieté franche qui les détendait et balayait pour un temps les rancœurs, les mauvais souvenirs. Ils riaient comme deux enfants qui ont fait une bonne farce, complices et accordés comme jamais peut-être ils ne l'avaient encore été, même au plus ardent des heures naguère partagées. Ils riaient encore quand dame Nicole pénétra dans la soupente, un paquet sous le bras.

— Chut ! fit-elle un doigt sur la bouche. On pourrait vous entendre et pour des réfugiés dépouillés de tout, vous me semblez un peu gais...

Elle souriait cette fois et Catherine constata que ce sourire conférait un charme extraordinaire à son long visage sans grâce. Elle jeta le paquet de vêtements sur les couvertures puis, tout naturellement, plongea dans une révérence.

— Messire et vous Madame, pardonnez l'accueil que j'ai dû vous faire...

et, par la même occasion, pardonnez-moi aussi mes rebuffades futures et ma mauvaise humeur à venir ! Je ne suis pas sûre de la servante, loin de là, ni d'ailleurs de personne !

Soulagée d'un grand poids car elle se sentait mal à l'aise depuis son arrivée chez les Son, Catherine alla spontanément embrasser Nicole tandis qu'Arnaud l'assurait qu'ils lui étaient, au contraire, grandement reconnaissants. Il valait bien mieux qu'il en fût ainsi. Ceci mis au point, Nicole ne s'attarda point pour que Margot ne se posât pas de questions. On leur apporta des ustensiles de toilette et de l'eau. Quand rentra maître Jean Son, ils étaient propres et présentables quoi que fort modestement vêtus comme il convient à des parents pauvres.

À première vue, le maître maçon n'était pas plus sympathique que son épouse. Gros et rougeaud, bouffi de graisse et d'orgueil, il promenait sur toutes choses un regard endormi, content de soi et vaguement condescendant qui ne plaidait pas en faveur de son intelligence. Mais ses « cousins » ne tardèrent pas à comprendre que cet aspect sottement inoffensif cachait un esprit clair et lucide, un réel courage et une profonde astuce normande.

— Reposez-vous ce soir, leur dit-il tout bas quand la servante eut fini de servir le souper. Demain, je vous montrerai notre cave. C'est là que nous tenons nos réunions sans crainte d'être entendus.

Quand le couvre-feu sonna, on dit la prière en commun puis chacun se retira chez soi. Arnaud et Catherine retrouvèrent leur mansarde et le cœur de la jeune femme se mit à battre sur un rythme plus rapide. Cette cohabitation la gênait et la remplissait de joie tout à la fois car, enfin... Margot n'avait pré paré qu'un seul lit. Elle ne savait pas bien si elle devait se réjouir ou craindre de nouvelles rebuffades. Mais, une fois entré, Arnaud ôta calmement l'une des deux paillasses du lit, l'entassa dans un coin et prit une couverture. Dans les objets de rebut, il avait trouvé une vieille tenture déchirée en grosse toile, qu'il tendit soigneusement entre Catherine et lui grâce au solivage du toit.

Elle le regardait faire, interdite, un peu déçue, il faut le dire. Quand il eut terminé, il se tourna vers elle, sourit et s'inclina aussi courtoisement que s'ils eussent été dans un château au lieu d'occuper un galetas sordide.

— Bonne nuit ! fit-il aimablement, bonne nuit... ma chère femme !

Quelques minutes plus tard, un ronflement sonore apprit à Catherine qu'il dormait bel et bien. La journée avait été dure et la jeune femme eût aimé en faire autant mais elle était trop énervée pour trouver le sommeil. Longtemps, elle se tourna et se retourna sur sa paillasse sans parvenir à s'endormir. Elle en voulait à Arnaud, à elle-même, au monde entier. Et si seulement cet imbécile avait bien voulu ronfler moins fort !

Une étrange existence commença, de ce moment, pour les deux compagnons d'aventure. Tout le jour, sous la surveillance de Nicole, Catherine travaillait d'arrache-pied dans la maison, aidant Margot à la cuisine, au lavage, au ménage et au repassage, essuyant de fréquentes rebuffades, surtout quand des étrangers étaient au magasin, bref jouant parfaitement son rôle de parente pauvre recueillie par charité. De son côté, Arnaud était entré pleinement dans sa peau de maçon. Le fait qu'il savait écrire lui avait valu d'échapper à de redoutables acrobaties sur les échafaudages et Jean Son, en lui confiant des fonctions de secrétaire, lui avait évité bien des curiosités et des étonnements de la part des autres ouvriers. Comme il était le cousin du patron, nul ne voyait d'inconvénient à ce qu'il fût traité un peu mieux que les autres...

Mais, la nuit venue et Margot endormie, il se tenait dans la cave des Son des conciliabules où la maçonnerie n'avait que fort peu de place. C'était là que l'on recevait des nouvelles sûres du procès grâce à certains Frère Prêcheurs de l'ordre de Saint Dominique, appartenant au couvent Saint-Jacques, qui suivaient régulièrement les séances, devenues privées au début du mois de mars. Ces moines, frère Isambert de La Pierre et frère Martin Ladvenu, aidaient Jehanne de tout leur pouvoir et la conseillaient de leur mieux quand ils pouvaient l'approcher. Mais Cauchon et Warwick faisaient bonne garde autour de leur proie et frère Isambert, qui avait conseillé à Jehanne d'en appeler au Pape et au Concile de Bâle, se vit menacer d'être mis dans un sac et jeté à la Seine par le terrible évêque de Beauvais. Tous deux plaignaient la Pucelle et l'admiraient profondément. Ils retraçaient pour Jean Son et ses amis son calvaire de chaque instant, rapportaient ses réponses, toujours si simples, si claires et si pleines de foi, aux pires pièges tendus par les docteurs, partiaux et avides de plaire au vainqueur, qui l'interrogeaient. Jehanne se défendait avec une intelligence, une maîtrise et une précision, dans sa mémoire des réponses déjà faites, qui tenaient du prodige, surtout lorsque l'on considérait que cette enfant de dix-huit ans ne savait ni lire ni écrire. Tout juste signer son nom.