— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous êtes bien dame Catherine de Brazey ?
— C'est moi, en effet, mais...
Le moine, rapidement, porta un doigt à ses lèvres :
— Chut !... Parlez bas ! Vous êtes celle que je cherchais. Madame de Champdivers m'envoie à vous. Je viens de Saint-Jean-de-Losne et je me serais présenté à votre hôtel si je n'avais craint la curiosité de vos serviteurs... ou même de n'être point reçu. Alors, je me suis renseigné.
Catherine lui jeta un coup d'œil rapide.
— Avec la caution de mon amie Odette, vous n'aviez point à craindre de n'être pas reçu, mon père. Que puis-je pour vous ?
— M'accorder quelques instants d'entretien... privé.
— Vous n'aurez qu'à me suivre après l'office. D'ailleurs la messe se termine. Nulle part nous ne serons mieux que chez moi.
— C'est que... Dame Odette m'a bien recommandé d'éviter messire de Brazey.
— Mon époux est absent, vous ne le rencontrerez pas.
La messe, en effet, tirait à sa fin. A l'autel, le prêtre se tournait vers les fidèles pour la dernière bénédiction. Quand il se fut retiré dans l'ombre du maître-autel, Catherine se leva, fit une profonde génuflexion et gagna la sortie, escortée de Perrine et du moine. Ils se retrouvèrent bientôt tous trois au grand soleil de la rue. Renonçant, pour une fois, à se rendre rue du Griffon, Catherine rentra chez elle en hâte. Elle était curieuse de savoir pour quelle raison Odette lui adressait cet étrange messager et ce qu'il pouvait avoir à lui dire.
Rentrée à l'hôtel de Brazey, elle congédia Perrine et fit venir le moine dans sa chambre.
— Voilà, fit-elle en lui désignant un siège. Nous sommes seuls, nul ne nous écoute. Vous pouvez parler en toute sécurité. Que puis-je pour vous ?
— Nous aider. Mais d'abord il me faut vous dire qui je suis. Je me nomme Étienne Chariot et, comme vous pouvez en juger à mon costume, j'appartiens à l'ordre des Frères Mineurs fondé par François d'Assise. Je viens du mont Beuvray où je vis ordinairement avec quelques autres frères.
Il raconta comment, appelé auprès du malheureux roi Charles VI sur la réputation que lui avait faite sa connaissance des simples et des plantes médicinales, il était devenu l'ami d'Odette de Champdivers, si attachée à soigner le roi fou. La « petite reine » avait apprécié le solide bon sens bourguignon de ce moine à la fois doux et énergique. Les tisanes qu'il composait avaient adouci bien souvent le sommeil du roi. A la mort du souverain, il avait regagné son Mont Beuvray, tandis qu'Odette revenait vers sa Bourgogne natale. Mais Catherine ne tarda pas à comprendre que, ce faisant, tous deux avaient un but secret : servir le roi Charles VII avec autant de dévouement qu'ils avaient servi et aimé son père.
— Nous avons pensé, l'un comme l'autre, conclut le moine, que nous serions plus utiles à notre maître chez son ennemi plutôt que dans le domaine royal à prier pour le succès de ses armes. Nous eussions, dame Odette et moi-même, trouvé aisément accueil auprès de Monseigneur Charles, mais nous avons choisi de revenir. La situation géographique du Mont Beuvray, dans l'enclave de Château-Chinon, est, en effet, exceptionnelle. C'est une mince pièce de terre, relevant du duc Jean de Bourbon, encastrée dans les terres bourguignonnes, exactement entre le duché de Bourgogne et le comté de Ne vers...
— Je vois, fit Catherine avec un sourire : un poste d'espionnage remarquable !
— Dites : un poste d'observation, corrigea frère Étienne. Surtout un point de passage excellent !
Catherine examinait attentivement son visiteur. Vu ainsi, dans la pleine lumière d'un rayon de soleil, il était moins jeune qu'elle n'avait cru, tout à l'heure, dans l'église obscure. Son teint était frais, son visage rond et rose avec une peau bien tendue, mais les pattes-d'oie se marquaient aux yeux et la couronne de cheveux grisonnait. En tant qu'homme, il n'était pas beau, trop en courbes, mais l'intelligence que reflétait son visage plut à la jeune femme autant que la bonté de son regard. Elle interrompit avec un sourire le cours de géographie politique d'Étienne Charlot.
— Je comprends parfaitement tout ceci. Mais je ne vois pas bien quel rôle je puis jouer.
Frère Etienne leva vers elle son regard soudain grave.
— Nous aider, je vous l'ai dit. Dame Odette prétend que vos sympathies vont au roi Charles VII... et vous êtes introduite largement à la Cour de Bourgogne. Vous pourriez être pour nous une source infiniment riche d'informations... Non, ne froncez pas les sourcils, je devine ce que vous pensez et ce que vous allez me dire. Vous n'êtes pas une espionne, c'est bien cela ?
— C'est un plaisir de vous entendre exprimer les choses aussi clairement.
— Pourtant, je vous prie de considérer ceci : la cause du roi Charles VII est légitime et juste parce qu'elle est celle de la France, alors que le duc Philippe ne craint pas de tendre sa main à l'envahisseur, dans le seul but d'accroître son pouvoir et l'étendue de ses terres.
Ces mots-là, Catherine les connaissait bien. Si souvent Ermengarde avait exprimé une opinion semblable ! Et puis, à peu de chose près, ils étaient la copie fidèle de ceux qu'Arnaud avait jetés au visage de Philippe, à Amiens.
Mais frère Étienne continuait :
— Pour une cause juste, il n'est rien d'avilissant. Celle du roi est noble entre toutes et sacrée. Il est l'oint du Seigneur. Qui le sert oblige Dieu lui-même ! Et, à l'heure du triomphe, il saura récompenser ses serviteurs fidèles... bien que, ajouta-t-il avec un bon sourire, vous ne paraissiez pas être de ceux qui attendent quelque paiement de leurs actions.
— On dit pourtant le roi Charles léger, oublieux, tout occupé de fêtes et de femmes...
En effet et, pour ne vous rien cacher, je regrette fort de ne pouvoir vous conduire à sa Cour. Vous en feriez votre esclave. J'espère que vous pardonnerez une phrase si brutale chez un moine. Le roi est faible, c'est un fait, mais auprès de lui veille un ange. Le pouvoir, la sagesse sont aux mains d'une femme, sa belle-mère, une très grande et très noble dame : Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, comtesse d'Anjou et comtesse de Provence, la plus haute et la plus vaillante princesse de ce temps. C'est elle que je sers plus particulièrement et elle m'honore de sa confiance. Je puis vous affirmer que sa mémoire est fidèle, sa tête solide, son génie politique extrême... et qu'il fait bon la servir.
— Alors...
La phrase commencée, Catherine s'arrêta. Une idée venait de germer dans sa tête, soudaine et brillante comme une étincelle et si séduisante qu'elle en sourit inconsciemment. Frère Etienne, impatient, se penchait vers elle :
— Alors ?
— Si je demandais, dès avant de servir, une grâce, votre reine l'accorderait-elle ?
— Pourquoi non, si la chose est possible et raisonnable ? Yolande n'a point une âme de marchande. Elle est généreuse. Demandez toujours.
— A la bataille de Cravant, plusieurs seigneurs ont été pris par le comte de Suffolk. Certains sont... de mes amis. Que le roi paie rançon pour Arnaud de Montsalvy et Jean de Xaintrailles, qu'ils soient rendus à la liberté... et vous pourrez user de moi à votre gré. Odette ne vous a pas menti : je tiens la cause royale pour juste et digne d'être défendue.
Un éclair de joie brilla dans les yeux du moine. Il se leva, s'inclina profondément.
Grâces vous soient rendues, Madame ! Ce soir même, je partirai pour Bourges, je verrai la reine et délivrerai votre message. Ou je me trompe fort ou vous aurez satisfaction. Il se trouve que Sa Majesté prise beaucoup la bravoure et la loyauté de ces deux capitaines. J'espère vous apporter bientôt une bonne nouvelle...
— Vous me la rapporterez à Saint-Jean-de-Losne où je vais me rendre pour voir mon amie. En attendant, vous êtes mon hôte jusqu'à ce soir. Allons dîner, voulez-vous ? Nous avons encore bien des choses à nous dire...
Tendant la main à son nouvel ami, Catherine l'entraîna vers la salle à manger où le repas de midi allait être servi.
Le soir même, frère Étienne quitta Dijon. Le lendemain, Catherine en faisait autant pour se rendre à Saint-Jean-de-Losne auprès d'Odette. La duchesse Marguerite lui avait gracieusement accordé quelques jours de vacances. Ce petit voyage de sept ou huit lieues enchantait la jeune femme comme une escapade. Laissant l'hôtel de la rue de la Parcheminerie à la garde du majordome Tiercelin, et aussi d'Abou- al-Khayr, elle partit le matin, à cheval, escortée seulement de Perrine et de deux serviteurs chargés de veiller sur les bagages. Il faisait un temps radieux. Le soleil chauffait les vastes étendues de blé prêt pour la récolte et, au souvenir de la désolation champenoise, Catherine trouvait merveilleuse cette plaine un peu morne, coupée de bois, qui menait à la Saône.
Catherine trouva Odette à la rivière. L'ancienne favorite surveillait ellemême ses servantes occupées à la lessive. Vêtue d'une robe de toile aux manches retroussées, le cou et la gorge libres, ses cheveux blonds noués lâchement par un ruban du même bleu que sa robe, Odette avait l'air d'une jeune fille, malgré ses trente ans passés. Cela tenait à la minceur de sa taille, à la vivacité de ses mouvements et à la grâce de son sourire.
Les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent chaleureusement.
— Quelle merveilleuse surprise ! répétait Odette sans se lasser... Comme c'est gentil à vous de venir dans mon ermitage.
— J'y songeais depuis que votre mère m'avait dit la maladie de votre fille. Mais j'ai eu hier une visite qui m'a décidée tout à fait à venir vous déranger. Un autre ermite, tout justement.
Odette jeta un rapide coup d'œil autour d'elle et fit signe à Catherine de se taire. Puis, passant son bras sous celui de son amie, elle l'entraîna sur le chemin de sa demeure, après avoir ordonné aux servantes de continuer sans elle. Les deux jeunes femmes franchirent une poterne ouverte dans la muraille et remontèrent une courte ruelle au bout de laquelle se trouvait une porte ogivale surmontée d'un écusson, seule ouverture d'une haute tour.
— Je crains que vous ne trouviez ma maison bien austère, soupira Catherine. J'habite le châtel du capitaine de la ville qui a pris logement ailleurs, dans la grande rue. C'est froid, austère et pas très gai, mais en été, c'est acceptable.
Les vacances de Catherine commençaient joyeusement. Odette et ellemême avaient une foule de choses à se dire, Catherine surtout, car la belle recluse de Saint-Jean-de-Losne brûlait de connaître tous les détails des fêtes auxquelles son amie avait assisté. Catherine se mit en devoir d'apaiser sa fringale. Il était minuit qu'elle parlait encore...
Le lendemain, ce fut à Odette de se raconter, plus complètement qu'elle ne l'avait fait jusque-là. Odette parla du roi Charles et de son entourage qu'elle connaissait si bien. De son côté, Catherine osa parler d'Arnaud. Odette avait souvent vu le jeune homme à la Cour, dans l'entourage du duc d'Orléans.
Tu auras du mal à le faire revenir sur ses pré ventions, fit-elle à son amie. Il est entier, absolu en tout et d'un orgueil infernal. Il hait de bon cœur tout ce qui est bourguignon et si vraiment tu veux son amour, .il te faudra tout quitter : mari, faveurs, fortune...
Les deux jeunes femmes avaient, en effet, décidé d'abolir le vouvoiement entre elles. Leur amitié refusait de s'encombrer plus longtemps de protocole.
— Selon toi, soupira Catherine, je ferais mieux de renoncer à lui ? Mais c'est impossible. On ne renonce pas à laisser battre librement son cœur.
— Je ne dis pas que tu devrais renoncer. Je dis que tu auras du mal, qu'il te faudra du temps... et une angélique patience. Mais je t'en crois capable. Et puis... tu es si belle, si belle qu'il aura bien de la peine à t'échapper, si difficile soit-il...
Tout en parlant, Odette regardait Catherine, tout juste sortie de l'eau, tordre ses cheveux trempés et s'enrouler dans un grand drap blanc. Il faisait si chaud que les deux amies étaient descendues au fleuve pour s'y baigner.
Sous les murs mêmes de la ville, la Saône formait une petite crique, si bien abritée par la muraille que l'on pouvait s'y baigner sans être vu par qui que ce soit, sauf de la rive d'en face. Odette et Catherine avaient nagé un long moment dans l'eau, claire et transparente à cet endroit. Puis elles étaient sorties sous la protection des herbes et des roseaux, si hauts qu'ils cachaient leur corps presque jusqu'à la hauteur du cou. Odette, déjà drapée dans une pièce d'étoffe, s'était assise sur le sable pour peigner ses cheveux, tandis que Catherine se séchait.
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