Mais les râles de l'évêque avaient attiré un moine qui leva les bras au ciel et se précipita au secours de son patron. Entre deux quintes de toux, celui-ci désigna les deux prisonniers d'une main tremblante :

— Au cachot... ces deux-là... chacun dans un cachot... au secret !

Les archers les emmenèrent hors de la salle sans que leurs regards se fussent séparés. Leurs mains enchaînées les empêchaient de se toucher mais le muet langage des yeux les faisait proches comme aucune étreinte n'avait jamais réussi à le faire. Ils avaient tous deux la certitude que, de tout temps, ils avaient été élus, désignés pour se compléter, être chacun l'univers entier de l'autre et, dans leur bonheur présent, ils oubliaient non seulement tout ce qui les avait si longtemps séparés, mais encore la mort qui s'apprêtait pour eux...

Les "geôliers avaient si peur qu'ils pussent communiquer entre eux qu'on les enferma dans des tours différentes et au fond de basses-fosses. Arnaud était enchaîné au plus bas de la tour du Beffroi et Catherine dans un cachot de la tour des Deux-Écus, formant ainsi, avec la tour de Bouvreuil où languissait la Pucelle, un triangle tragique. Mais, bien que Catherine n'eût encore jamais connu prison si cruelle, car on l'avait descendue par une corde au fond d'un trou fangeux où ne pénétrait pas la moindre lumière, elle y vivait plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été dans le palais de Philippe ou dans l'hôtel fastueux de son mari défunt. Son amour lui tenait lieu de lumière, de chaleur, de tout ce nécessaire qui lui eût manqué si cruellement.

Elle était en état de grâce, soutenue dans sa misère par la pensée d'Arnaud, malheureuse seulement d'imaginer ses souffrances à lui. Une seule crainte : ne pas le revoir avant de mourir, mais cette crainte ne la tourmentait pas beaucoup : elle connaissait trop Pierre Cauchon pour le croire capable de se priver de ce divertissement de choix : leur offrir à chacun la torture de l'autre.

Le temps passait, pourtant, sans que rien ne vînt, ni juges, ni interrogatoires, et le geôlier était muet. Catherine avait compté que cinq ou six jours avaient dû passer, d'après le rythme des relèves de la garde, mais comment savoir si elle ne se trompait pas, au fond de ce trou sans le moindre rayon de jour ? Sans doute, si cet ensevelissement se fût prolongé, Catherine eût-elle plongé, peu à peu, dans le désespoir. Elle n'en eut pas le temps. Le reflet d'une torche éclaira le trou puant où elle croupissait, une corde descendit alourdie d'un geôlier qui fit remonter la prisonnière. Elle se retrouva au grand soleil de la cour Châtelaine, clignant des yeux comme un oiseau nocturne.

Des soldats qui semblaient attendre se mirent à rire en la voyant paraître, maladroite dans ses liens. L'un d'eux saisit un seau d'eau, le lui jeta : — Pouah ! s'écria-t-il... fille sale ! Le jeu plut aux autres. Ce fut à qui arroserait Catherine. L'eau froide la suffoqua d'abord mais le soleil chauffait déjà bien. Elle éprouva une joie secrète en sentant que la fange du cachot glissait d'elle, avec chaque seau... Un ordre bref vint du corps de garde et les soldats abandonnèrent les seaux. Ruisselante, Catherine sentit soudain son cœur se dilater de bonheur : de la tour du Beffroi sortait un être titubant dont les mains enchaînées tâtonnaient devant lui, en aveugle. Il était sale, amaigri mais aucune misère ne pouvait empêcher Catherine de reconnaître Arnaud. Leurs gardes les entourant, ils ne pouvaient courir l'un vers l'autre mais, pour elle, le savoir vivant était une joie sans prix... On remplaça les chaînes par des cordes, on les poussa en avant, à coups de bois de lance en direction du pont-levis du château. L'heure de mourir était venue, bien certainement, et on les menait sur quelque place de la ville pour faire de leur supplice un exemple...

Quand les prisonniers débouchèrent avec leur escorte sur la place du Vieux-Marché, Catherine, malgré l'état de grâce dans lequel elle vivait depuis plusieurs jours, sentit son courage l'abandonner et la peur se glisser en elle.

C'est que la mort, quand elle se présente sous une certaine forme, est particulièrement épouvantable. Devant elle, Catherine voyait, empilée sur un cube de maçonnerie haut d'un étage, une véritable montagne de bûches et de fagots, terminée en son sommet par un sinistre madrier d'où pendaient des chaînes. Son regard éperdu chercha celui d'Arnaud. Sourcils froncés, mâchoires serrées, il regardait, lui aussi, le bûcher, luttant peut-être contre la même peur. Catherine songea que dans le combat il devait regarder l'ennemi de cette manière. Mais il dut penser à elle car ses yeux se tournèrent vers la jeune femme avec tant d'amour et de pitié qu'elle sentit sa peur diminuer un peu. Autour du bûcher, des hommes en guenilles s'affairaient, entassant encore des fagots sous la direction du bourreau...

La place était pleine de monde mais surtout de soldats anglais. Les gens de la ville devaient se contenter, pour voir, des fenêtres, des toits et des piliers de la vieille halle car il y avait bien six ou sept cents soldats sur la place triangulaire dont la flèche de Saint-Sauveur ponctuait le sommet. Dans l'espace vide, outre le haut bûcher, il y avait un petit échafaud supportant un gibet mais Catherine savait que ce gibet était là en permanence et, d'ailleurs, personne ne s'en occupait.

Les soldats poussèrent leurs prisonniers en avant mais, au lieu de les diriger vers le bûcher, on les arrêta près de deux grandes tribunes tendues de pourpre qui avaient été dressées le dos à la vieille hostellerie de la Couronne et qui commençaient à s'emplir de prêtres et de dignitaires anglais. Les archers les enveloppèrent si étroitement qu'ils n'étaient guère visibles pour la foule mais, en se retrouvant tout près d'Arnaud, Catherine sentit tout son courage lui revenir ; leurs mains liées ne pouvaient se joindre mais leurs bras pouvaient se toucher. Très vite, Arnaud murmura :

— Ce n'est pas nous qui devons mourir là, Catherine. Ce bûcher attend quelqu'un... et je crains de deviner qui ! Regarde les tribunes...

— Silence ! grogna le sergent qui commandait l'escorte.

Sur la plus grande tribune, en effet, apparaissaient maintenant des évêques, parmi lesquels Catherine reconnut Cauchon. Ils entouraient une énorme silhouette en simarre de pourpre et collet d'hermine : le cardinal de Winchester auprès duquel se dressait, arrogant et tout armé, le comte de Warwick. Ces importants personnages prirent place dans des fauteuils et le gros cardinal fit un geste. Comme si elles n'attendaient que ce signal, les cloches de la ville se mirent à sonner en glas : Saint-Sauveur d'abord, puis Saint-Etienne, puis la cathédrale, Saint-Maclou, Saint-Ouen et toutes les autres. Les notes lugubres tombaient sur l'âme de Catherine. Elle se glaçait malgré le chaud soleil qui avait déjà séché ses vêtements et ses cheveux. Un tombereau déboucha d'une ruelle, entouré d'une centaine de piquiers anglais.

Enchaînée aux ridelles de ce tombereau, il y avait une forme blanche coiffée d'une sorte de mitre :

— Jehanne, gémit Catherine d'une voix que le chagrin étrangla... C'est Jehanne. Mon Dieu !

Le chant du « Miserere » rugi par les gosiers solides d'une cinquantaine de moines étouffa ses paroles mais elle tourna vers Arnaud un regard qui s'affolait.

— Est-ce que... nous allons voir cette horreur ?

Il ne répondit pas, hochant simplement la tête, mais Catherine put voir deux grosses larmes rouler sur ses joues. La jeune femme baissa la tête et se mit à pleurer. Ses mains liées la faisaient souffrir et elle regrettait éperdument de ne pouvoir s'en cacher les yeux, s'en boucher les oreilles pour ne plus entendre ces cloches, ce chant sinistre et les rires grossiers des soldats. Dès lors, l'immense tragédie se déroula, pour Catherine, comme un épouvantable cauchemar, qui atteignit son point culminant lorsqu'elle vit la blanche silhouette liée, tout là-haut, au sommet de l'énorme bûcher. Ses yeux noyés de larmes brouillaient les choses mais elle reconnut frère Isàmbart. Monté sur le bûcher, il continuait d'exhorter Jehanne. Catherine entendit demander une croix, vit le sergent qui se tenait devant elle se baisser, ramasser deux brindilles de bois et les lier ensemble d'un lacet arraché à sa tunique puis les tendre à la martyre. Le bourreau courait déjà tout autour du bûcher, une torche à la main. Une fumée noire se leva, les flammes crépitèrent, bondirent vers le ciel. Une atroce odeur de soufre et de bitume emplit l'air. À bout de forces, recrue d'horreur, Catherine se plia en deux, vomissant le peu que contenait son estomac révulsé.

— Mon Dieu ! cria Arnaud en se tordant dans ses liens, Catherine !... Ne meurs pas !... Pas toi !

Sans rien dire, le sergent anglais se glissa parmi ses camarades, courut vers l'auberge de la Couronne, en revint avec un pot de vin dont, avec précaution, il fit boire quelques gorgées à Catherine. La malheureuse se sentit un peu mieux. Le vin coulait comme une flamme dans son corps, ranimant la vie. Elle tenta un pauvre sourire pour remercier celui qui la secourait, vit que c'était un homme déjà âgé dont la grosse moustache et les cheveux grisonnaient. Sous le casque elle vit aussi qu'il avait les yeux pleins de larmes.

— Merci, mon camarade..., fit près d'elle la voix grave d'Arnaud.

Le soldat secoua ses lourdes épaules, essuya rageusement ses joues humides et bougonna avec un regard au bûcher.

— Je ne fais pas la guerre aux femmes, moi. Je ne suis pas l'évêque Cauchon...

Il parlait un français hésitant, rocailleux mais le ton suppléait.

Le bûcher maintenant était complètement enflammé. Un cri sortit du milieu des flammes. C'était la suppliciée. Elle criait « Jésus ». On ne la voyait plus mais frère Isambart, au risque de prendre feu, tendait toujours vers elle la grande croix processionnelle qu'il était allé chercher à l'église. Le brasier ronflait, vomissant des torrents de fumée noire. Aucun son ne venait plus de son cœur ardent. Alors, le bourreau écartant soudain les flammes, le corps de Jehanne apparut. Elle était morte. Le feu avait brûlé sa chemise révélant, voilé de sang, déjà noirci, son corps de jeune fille. Cette horreur fut trop pour Catherine. Cette fois, elle s'évanouit...

Elle rouvrit les yeux sur un choc violent. Quelqu’un lui administrait des gifles, puis quelque chose de brûlant coula dans sa gorge. Elle toussa, cracha et, finalement, se retrouva assise, les yeux grands ouverts. Le sergent anglais qui lui avait fait boire du vin pendant le supplice de Jehanne était agenouillé auprès d'elle, une gourde à la main.

— Ça va mieux ? demanda-t-il doucement.

— Oui... un peu... Merci ! Mais Arnaud... où est Arnaud ?

Elle se trouvait dans une pièce basse et nue, assise sur une jonchée de paille. Le caveau prenait jour, très haut, par un soupirail, mais n'avait pas trop l'air d'une prison.

— Votre compagnon ? Il est à côté, sous solide surveillance... Je vous ai mise ici pour que vous repreniez vos sens, tranquille.

— Où sommes-nous ?

— Au corps de garde de la porte du Grand-Pont. Les ordres sont que l'on vous y garde à vue jusqu'à la nuit tombée. Ne m'en demandez pas plus...

Tâchez de dormir...

Il s'éloignait déjà, lourdement, traînant ses semelles de fer sur les dalles raboteuses. Catherine voulut faire un geste mais ses mains étaient toujours liées. Elle se laissa retomber sur la paille, les larmes aux yeux.

— Arnaud !... Je voudrais tant le voir !

— Vous le verrez plus tard. Pour l'instant, c'est interdit.

Le sergent allait sortir. Elle le rappela :

— Un moment, je vous prie ! Vous avez été bon pour moi. Pourquoi ?

Vous êtes anglais, pourtant !

— Ça vous paraît une raison suffisante pour ne pas avoir pitié d'une pauvre fille ? fit-il avec un sourire triste. C'est que, voyez-vous, j'ai une fille moi aussi. Elle habite avec sa mère, un village du côté d'Exeter... et vous lui ressemblez un peu. Quand on vous a traînée sur la place, tout à l'heure, j'ai cru la voir. Ça m'a fait mal !

Sans doute ne voulait-il pas en dire davantage car il se hâta de sortir et ferma la porte, très soigneusement, derrière lui. Catherine entendit des bruits de voix, de l'autre côté, mais ne chercha pas à deviner ce qu'elles disaient.

Elle se sentait trop lasse même pour essayer de comprendre ce qu'elle faisait dans ce corps de garde. Pourquoi ne les avait-on pas ramenés à la prison, pourquoi fallait-il rester là jusqu'à la nuit ? Au surplus, la réponse serait bientôt là. Elle entendit la grosse horloge du beffroi sonner sept coups et ferma les yeux, avide d'un peu de repos.