Peu à peu, l'ombre envahit sa prison, glissant par l'étroite fenêtre au-delà de laquelle on devinait les bruits du fleuve. Les contours de la pièce devinrent flous puis disparurent. Bientôt, Catherine n'eut plus d'autre éclairage que le rai de lumière jaune passant sous la porte. Elle voulut se lever pour écouter ce qui se disait derrière cette porte où des voix d'hommes parlaient toujours mais elle était attachée au mur. Et, d'ailleurs, la porte ne tarda pas à s'ouvrir.

Deux archers parurent, encadrant un homme en robe noire et bonnet carré ; un autre suivit et Catherine poussa un cri de terreur en reconnaissant Geoffroy Terrage, le bourreau. Il portait quelque chose de blanc sur le bras.

L'un des archers libéra Catherine et délia même ses mains puis la força à s'agenouiller, pesant des deux mains sur ses épaules. L'homme noir toussota, tira un parchemin de sa poche et commença à le lire à la lumière qui venait de la porte ouverte.

« Par ordre du tribunal ecclésiastique de cette ville de Rouen, les nommés Pierre et Catherine Son (c'étaient les faux noms dont s'étaient affublés Arnaud et Catherine), coupables d'intelligence avec la magicienne dite La Pucelle, arse et brûlée ce jour en la place du Vieux-Marché à Rouen, sont condamnés à être noyés en Seine par la main du bourreau jusqu'à ce que mort s'ensuive... »

Une colère folle souleva brusquement Catherine qui se redressa, prête à sauter au visage de l'homme en noir.

— Condamnée ? Et qui donc nous a jugés ?... Le document ne me concerne en aucune manière. Je ne suis pas Catherine Son, je suis Catherine de Brazey et mon compagnon est le noble seigneur Arnaud de Montsalvy...

Si elle avait cru impressionner le juge, elle se trompait. Il poussa un profond soupir de lassitude en regardant le bourreau.

— Faites votre office, maître Geoffroy... Monseigneur l'évêque nous avait bien prévenus que ces malheureux n'avaient pas tout leur bon sens et que le démon d'orgueil les tourmentait. Elle aussi se prend pour une haute et puissante dame.

Terrage partit d'un gros rire et jeta l'objet blanc qu'il portait au bras sur Catherine.

— Mets ça... et vite si tu ne veux pas que je le fasse moi-même.

C'était une longue chemise blanche. Catherine eut l'impression bizarre, absurde que tout recommençait. Était-elle bien à Rouen ou bien étaient-ce encore les murs d'Orléans qui l'entouraient ? Une fois de plus, elle allait à la mort. Mais aucune révolte ne lui vint. Elle allait mourir, soit... mais elle allait mourir avec Arnaud, unie à lui pour l'éternité. Qu'importait, dans ce cas, le mode d'exécution, que ce soit l'eau ou la corde, pourvu que ce ne fût pas l'abominable feu.

Rapidement, elle se dévêtit, les yeux baissés pour éviter les regards des hommes, enfila la chemise et coulissa calmement le cordon du cou.

— Je suis prête ! fit-elle avec une hauteur qui troubla les bourreaux.

On la fit sortir du corps de garde, puis franchir la porte de la ville. Le couvre-feu était sonné et il n'y avait personne dans les rues. Un vent vif soufflait de la mer et, dans le ciel, des nuages gris sombre couraient sur l'immensité noire. Au milieu du Grand- Pont, il y avait un groupe d'hommes éclairés de torches dont les flammes s'effilochaient au vent. Catherine comprenait parfaitement la manœuvre de Cauchon. Condamner et faire exécuter des gens de leur qualité eût été difficile, d'autant plus qu'il n'ignorait pas les liens qui, si longtemps, avaient attaché Catherine à Philippe de Bourgogne. Mais ainsi il était tranquille. Qui donc lui reprocherait d'avoir fait jeter nuitamment à la Seine deux croquants convaincus de connivence avec Jehanne d'Arc et à demi fous de surcroît ?...

C'était, en vérité, fort habile...

Catherine se sentait calme jusqu'au plus profond de son être. Elle put même regarder l'eau noire dont le vent lui apportait l'haleine humide. Ainsi, c'était là que tout finissait ? Il n'y avait vraiment plus rien à espérer, si ce n'est une vie meilleure dans l'au- delà?. Au fond, c'était très bien ainsi. Ils allaient mourir ensemble, les ennemis de naguère qu'un si profond amour unissait maintenant pour l'éternité. Ce rêve-là, au moins, Catherine l'aurait réalisé...

Quand elle rejoignit, entre ses gardes, le groupe qui attendait au milieu du pont, elle vit Arnaud au centre. On l'avait dépouillé de ses vêtements sordides et déchirés, à l'exception d'une pièce de toile qui ceignait ses reins.

Il était magnifiquement insolite comme une statue antique dans un bourbier.

Les mains liées derrière le dos, il la regardait approcher et il souriait...

Catherine comprit qu'à lui aussi ces noces de mort suffisaient, qu'il ne demandait rien de plus. Étendu aux pieds du jeune homme, un immense sac de cuir, tout ouvert, attendait avec trois boulets de pierre. Un prêtre, auprès de lui, élevait une croix de bois noir...

— Vous avez une minute pour vous repentir de vos fautes, fit le bourreau d'un ton rogue.

Alors, côte à côte, ils s'agenouillèrent aux pieds du prêtre, comme deux époux dans une chapelle, courbèrent la tête. Les paroles d'absolution leur parvinrent comme du fond d'un rêve. Puis l'exécuteur demanda encore :

— Avez-vous un dernier souhait ?

Ce fut Arnaud qui répondit, les yeux fixés sur Catherine :

— Déliez-moi que je puisse la prendre dans mes bras. Ainsi, la mort lui sera plus facile et à moi aussi.

D'un regard, Geoffroy Terrage consulta l'homme noir. La figure du bourreau semblait ravagée par un tourment intérieur. Il paraissait nerveux, inquiet. Le juge eut un geste d'indifférence.

— Faites, s'ils le désirent...

Un coup de dague et les liens d'Arnaud tombèrent. Aussitôt, il prit Catherine entre ses bras, la serra contre sa poitrine et couvrit son visage de baisers.

— Ce ne sera pas long, tu verras, lui dit-il tendrement... Un jour, quand j'étais enfant, j'ai failli me noyer dans un lac de mon pays, j'ai perdu connaissance... On ne souffre pas... Il ne faut pas avoir peur.

— Avec toi, je ne crains pas la souffrance, Arnaud ! Seulement j'aurais voulu avoir encore un peu de temps pour te dire mon amour...

— Mais nous allons avoir tout le temps, ma mie... l'éternité, l'éternité à nous deux.

Derrière eux quelqu'un renifla puis une voix anonyme, mais enrouée, demanda :

— Vous... êtes prêts ?

— Nous sommes prêts, faites ! répondit Arnaud, les lèvres dans les cheveux de Catherine.

Ils ne regardaient plus qu'eux et ne virent pas le bourreau glisser les boulets au fond du sac. Toujours enlacés, on les coucha dans l'ouverture large et puis, une totale obscurité les enveloppa avec une odeur puissante de suint. La voix du prêtre qui murmurait les prières des agonisants ne leur parvenait plus que lointaine. Catherine eut, tout à coup, très chaud. Elle eut un tremblement, un réflexe de peur qu'Arnaud calma d'un baiser. Puis, elle sentit que plusieurs mains les saisissaient, les soulevaient.

— N'aie pas peur, murmurait Arnaud contre sa bouche... je t'aime !

Ils tombèrent dans un vide qui leur parut énorme. Il y eut un violent bruit d'éclaboussement, un choc suivi d'un froid glacial. Le sac si lourdement chargé venait de toucher l'eau. Elle se refermait sur lui... Tout était fini, bien fini. Catherine enlacée à Arnaud songea qu'elle emportait avec elle son amour. Il était là tout contre elle, mêlé à elle, deux chairs confondues. Il buvait son souffle... ce souffle qui déjà se faisait court. Elle commençait à suffoquer. Des éclairs rouges, aveuglants, passaient derrière ses paupières closes. L'air lui manquait. Dans le sac de cuir épais, peu à peu, l'eau glaciale rampait comme une bête immonde et visqueuse. Catherine détacha ses lèvres de celles d'Arnaud, voulut murmurer encore :

— Je t'aime...

Mais le souffle lui fit défaut. Elle plongea au fond d'un gouffre énorme et noir, délivrée enfin de la souffrance, de la crainte, des hommes, seule au fond de la mort avec celui qu'elle aimait...

— J'ai cru que je n'arriverais pas à accrocher ce maudit sac ! fit dans l'obscurité la voix endormie de Jean Son. Il était tellement lourd !

Heureusement, ma lame coupait comme un rasoir !

Encore à demi inconsciente, Catherine s'étonnait d'entendre, dans la mort, la voix des vivants. Mais quelque chose d'âpre et de parfumé coula sur ses lèvres et lui fit ouvrir les yeux.

Il faisait noir et froid, et là-haut, dans le ciel, une grosse étoile brillait...

Mais il faisait si froid ! Catherine se mit à claquer des dents.

— Il faut lui enlever cette chemise trempée, dit encore la voix familière.

Il y a des vêtements secs dans la barque...

Elle comprit néanmoins qu'elle ne rêvait pas, qu'elle était sauvée quand elle vit une ombre épaisse se pencher sur elle, entendit la voix d'Arnaud, sentit ses mains qui la dépouillaient, lui passaient quelque chose de sec et de moelleux.

— Comment vous remercier, Jean ? Vous avez accompli un miracle en nous tirant de là. Cela tient du prodige ! disait-il.

Mais non, mais non, fit l'autre en riant... J'ai assez de relations chez les Anglais pour avoir pu me renseigner. J'ai su ce qui vous attendait et je me suis glissé à l'eau, sous le pont, là où l'on jette habituellement les condamnés. Évidemment, j'avais un peu peur d'être rouillé. Il y a longtemps que je ne nage plus. Mais j'ai eu la chance d'accrocher votre sac et de le fendre sur toute sa longueur. Il est au fond de l'eau, maintenant, et vous bien vivants, c'est tout ce qui compte !... Maintenant, partez vite !... Il faut mettre autant de chemin que vous pourrez entre vous et Rouen d'ici le jour. La barque est solide. Il y a une perche, de l'or, des vivres... Vous n'avez qu'à remonter jusqu'à Pont-de-L’arche, puis gagner Louviers. Je vous laisse !

Bonne chance !

— Merci encore ! murmura Arnaud.

Péniblement, Catherine se redressa. Elle était assise dans une barque et dans l'ombre, elle sentit que les bras d'Arnaud l'entouraient, l'enveloppaient de leur force. Sur la berge, une silhouette replète s'éloignait.

— Est-ce que... nous sommes vraiment sauvés ?

Elle devina son sourire dans la nuit, sentit la chaleur de ses lèvres sur ses yeux.

— Mais oui ! Sauvés, libres.... C'est merveilleux !

— Mourir ensemble aussi, c'était merveilleux...

Le rire d'Arnaud, le rire d'autrefois, plein de force et de gaieté, mais ouaté de prudence, tinta à ses oreilles.

— On dirait que tu le regrettes ?

— Un peu, soupira Catherine... C'était beau ! Qu'allons-nous faire, maintenant ?

— Nous allons vivre... et être heureux ! Nous avons un tel retard à rattraper.

Il s'était levé et, le suivant des yeux, Catherine vit sa silhouette vigoureuse se découper en noir intense sur la nuit. Il détachait la barque cachée parmi des roseaux, cherchait la perche, l'enfonçait dans l'eau et, d'un effort puissant, lançait le bateau dans le courant. Quelque chose de blanc passa au-dessus d'eux avec un cri désagréable puis piqua droit dans l'eau noire.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Catherine.

— Une mouette. Elle pêche... Je t'apprendrai aussi à pêcher quand nous serons à Montsalvy.

— À Montsalvy ?

— Bien sûr ! C'est là que je t'emmène !... Chez moi, chez toi, chez nous...

Je n'oublie pas le compte que j'ai à régler avec Cauchon mais d'abord il faut bâtir notre bonheur. Il y a trop longtemps que nous l'attendons.

Une joie profonde envahit Catherine. Elle s'étendit au fond de la barque, apaisée, heureuse, laissant le bateau glisser au fil de l'eau. Pour la première fois de sa vie, elle découvrait le bonheur de ne plus décider de soi, de laisser une force plus puissante et plus douce vous emporter. Elle ne regrettait plus les noces mortelles. Au bout de ce chemin de nuit et d'eau, il y avait la vie à deux... La vie avec le seul homme qu'elle eût jamais aimé. Tout était bien !