Juliette Benzoni
Ces femmes du Grand Siècle
L’enlèvement de Madame de Miramion
Les débuts d’un séducteur
Il était tôt encore, ce matin du printemps 1648 et, à cette heure où le jour se levait à peine, la chapelle des Pères de la Merci, rue de l’Homme-Armé, était encore fort obscure. L’office de l’aurore venait de s’y terminer, tandis qu’une autre messe se préparait déjà. Mais, malgré l’ombre qui régnait encore sous les ogives basses de la chapelle, le père Clément, sortant de la sacristie, se dirigea sans hésiter vers un homme agenouillé auprès d’un pilier.
C’était un homme de belle mine et de tournure élégante. Grand, mince, un beau visage à la bouche ironique, de grands yeux vifs pétillant d’esprit et d’intelligence, il portait avec une aisance qui sentait son grand seigneur d’une lieue un sobre costume de drap foncé tout à fait conforme à l’heure matinale aussi bien qu’à l’austérité du lieu.
Le père vint auprès de lui, s’agenouilla à son côté sans paraître s’intéresser à lui d’aucune façon mais, entre ses mains jointes, il chuchota :
— Vous êtes exact, Monsieur le Comte ! Je peux vous dire que la dame ne le sera pas moins, je crois pouvoir vous l’affirmer.
— À quoi la reconnaîtrai-je ?
— Quand elle arrivera, je vous la désignerai. Vous vous approcherez, mais sous aucun prétexte vous ne lui parlerez. Vous vous contenterez de la regarder et elle vous regardera. Rien de plus. J’ai votre parole ?
— Vous l’avez, mon père !…
Satisfait sans doute, le religieux se réfugia dans ses pensées, à moins qu’il ne s’abîmât dans sa prière. Toujours est-il qu’il enfouit son maigre visage entre ses mains. Mais le seigneur voisin, qui était le comte Roger de Bussy-Rabutin, cousin de Madame de Sévigné, se contenta d’observer, autour de lui, le va-et-vient des pieuses femmes du quartier qui, leur livre d’heures à la main, la coiffe bien tirée sur le front pour cacher les cheveux et les yeux baissés, entraient ou sortaient de l’église. Il était bien trop agité intérieurement pour parvenir au calme de la prière.
Trouver Bussy-Rabutin, aux primes roses d’aurore, dans une chapelle de couvent n’était pas chose courante, même à cette époque où Paris, frissonnant déjà des tempêtes de la Fronde prochaine, faisait de ses églises un usage immodéré, pour y conspirer bien plus que pour y prier. Mais, pour être là ce matin, le jeune comte avait les meilleures, et d’ailleurs les plus respectables raisons du monde, ce qui, non plus, ne lui était pas habituel car c’était un assez mauvais sujet : coureur, bretteur, joueur et pas toujours des plus délicats dans le choix de ses plaisirs.
En quelques mots, Bussy-Rabutin, veuf depuis une année de la douce Gabrielle de Toulongean, de bonne noblesse bourguignonne comme lui-même et qui lui avait donné trois filles, songeait à se remarier, ce qui, avec trois filles sur les bras, était bien la seule chose à faire. On l’y encourageait d’ailleurs fortement.
Depuis son retour de la dernière campagne de Flandres, il avait pris pension, afin d’y remettre sa santé ébranlée, au Temple, chez son oncle Hugues de Rabutin, grand prieur de l’ordre de Malte. En même temps que ses fièvres il y soignait un vague à l’âme persistant depuis la mort de Gabrielle, l’oncle grand prieur étant l’homme du monde le plus efficace pour soigner ce genre de maladie. Il recevait d’ailleurs la meilleure société et c’était chez lui que Bussy avait reçu d’un aimable voisin, Monsieur Du Bocage, le conseil suivant :
— Il faut vous remarier, mon cher Bussy. Seule, une épouse bonne et belle vous rendra la joie d’exister et, d’ailleurs, je crois connaître celle qu’il vous faudrait. Elle loge non loin d’ici, au coin de la rue Sainte-Avoye, dans le vieil hôtel de ses parents car elle est veuve, elle aussi.
Après ce préambule, Monsieur Du Bocage avait volontiers satisfait la curiosité de Bussy-Rabutin. Le phénix qu’on lui destinait se nommait Marie Bonneau des Rubelles, veuve du seigneur de Miramion. Elle avait dix-sept ans et elle était déjà veuve depuis six mois. Enfin, elle était fort jolie et, ce qui ne gâtait rien, fort riche.
L’aimable voisin avait fait à Bussy l’effet d’un envoyé du ciel car, tout justement, ses propres finances se trouvaient pour l’heure assez en difficulté. Monsieur Du Bocage avait donc été instamment prié de vouloir bien s’entremettre auprès de la jeune veuve en vue d’une rencontre dont le prétendant espérait grand bien. Il n’avait guère l’habitude des cruelles et comptait naïvement sur sa bonne mine et sa séduction naturelles. Malheureusement, les choses n’étaient pas si simples.
— Une rencontre ? s’était écrié Du Bocage. Comme vous y allez, vous autres militaires ! C’est que Madame de Miramion ne sort jamais et ne reçoit pas davantage. Le deuil qu’elle observe est des plus sévères et, en outre, elle est fort pieuse.
— Comment voulez-vous, dans ces conditions, que j’essaie d’attaquer une telle forteresse ?
— Par son confesseur. Le seul moyen d’approcher Madame de Miramion c’est d’en passer par son directeur de conscience. Or je connais ce saint homme. Depuis peu il est vrai, mais je le connais tout de même.
Ledit confesseur était apparemment d’un abord infiniment plus facile et, de ce côté, les choses avaient été rondement. Du Bocage avait présenté Bussy-Rabutin au père Clément, qui avait promis de s’entremettre de son mieux pour une affaire aussi sainte et aussi respectable qu’un mariage. Réunir deux cœurs esseulés, c’était là une bien belle œuvre !
À vrai dire, l’aspect du père Clément n’enchantait pas tellement Bussy-Rabutin. Il lui trouvait l’air faux, la mine basse et cauteleuse, la parole insinuante et les mains à la fois trop souples et trop blanches. Et puis, il avait assez rapidement laissé entendre que si Dieu daignait se mêler aussi directement du bonheur d’un humain, il convenait de l’en remercier en versant quelque obole entre les mains de son fidèle serviteur, et cette affaire d’obole avait fait faire la grimace à Bussy, qui n’était alors vraiment pas riche. Mais puisque ce père Clément était le seul chemin menant à cette belle et riche veuve, Bussy s’était exécuté.
On décida alors que les futurs époux éventuels se verraient, comme par hasard, dans la chapelle de la Merci où Madame de Miramion avait coutume d’aller entendre la messe tous les matins. Et ce jour-là était venu.
Malgré son habituelle assurance, Bussy-Rabutin se sentait nerveux. Quant au père Clément, pour un homme perdu dans ses prières, il était singulièrement présent car, tout à coup, son coude vint frôler celui du comte.
— Tenez… La voici avec sa suivante…
En effet, une femme petite et mince, coiffée d’une dentelle noire qui dissimulait mal ses cheveux d’un blond brillant, venait d’entrer dans l’église, escortée d’une servante portant un coussin de velours et un gros livre de prières. À cette vue, Bussy-Rabutin se leva vivement, glissa jusqu’au bénitier, y plongea sa main jusqu’à la manchette de dentelle et l’offrit, trempée, à la jeune femme qui devint très rouge tandis que de grands cils courbes venaient battre sur de larges prunelles couleur d’eau claire.
— Merci, Monsieur…, chuchota-t-elle très vite tandis que Bussy, fidèle à sa promesse, se contentait de s’incliner sans sonner mot. Puis, sans se retourner, Madame de Miramion gagna son banc, s’agenouilla et, tout de suite, se perdit dans une fervente prière tandis que, précédé d’un enfant de chœur ensommeillé, armé d’une sonnette, un vieux prêtre montait à l’autel.
L’entrevue était réalisée. Il ne restait plus à Bussy-Rabutin qu’à remercier l’obligeant père Clément et à regagner le palais du Temple où son oncle l’attendait avec l’impatience d’un lecteur de roman-feuilleton.
C’était un bien curieux personnage qu’Hugues de Rabutin, grand prieur de l’ordre souverain de Malte. Grand soldat, grand buveur et grand orateur, il avait mené à travers l’Europe une vie agitée, héroïque et toute remplie du fracas des armes, du claquement des étendards et des luttes homériques contre les barbaresques en Méditerranée. Cette existence haute en couleur l’avait finalement mené à la haute dignité qu’il occupait magistralement mais dans laquelle il s’ennuyait quelque peu. Madame de Sévigné, qui le connaissait bien, l’appelait « notre oncle le corsaire » !
Mais, corsaire ou pas, Hugues de Rabutin adorait les siens et ne savait rien leur refuser. La façon dont s’engageait cette affaire de mariage ne lui disait rien qui vaille.
— Je n’aime pas beaucoup les façons de faire de ce père Clément, confia-t-il à son neveu. Que signifient toutes ces précautions et pourquoi donc tous ces mystères ? Tu as vu cette jeune femme et elle t’a vu ? Pourquoi ne pas lui avoir dit un mot ?
— On me l’avait fait promettre pour ne pas l’effaroucher.
— Effaroucher une veuve ? Ouais ! Eh bien, si tu veux m’en croire, la chose à faire est d’aller maintenant voir le père de la dame, de lui délivrer une demande en mariage en bonne et due forme et de prendre date pour les fiançailles !
Bussy-Rabutin se carra dans son fauteuil, étendit ses longues jambes bottées sur les chenets de la cheminée et soupira.
— Je le croyais aussi, mais il paraît que ce serait une grave erreur. Ces gens de robe tels que le père sont, paraît-il, les plus méfiants du monde. On n’entre pas chez eux aussi facilement que chez le Roi. Le père Clément dit qu’il y faut du temps et des intelligences.
— Sornettes ! gronda l’oncle corsaire. Qu’est-ce que ce père Clément qui retourne les rôles ? Comment ? Un Bussy-Rabutin fait à une fille de robins l’honneur inespéré de la rechercher en mariage et ces gens-là feraient la fine bouche ? J’ai bonne envie de les envoyer tous quérir sur-le-champ au fond de leur trou à rats et, une fois ici, de leur apprendre un peu qui nous sommes ! Ma parole, mais ils devraient être fous de joie !
— Eh bien, justement, ils ne le sont pas. Selon le père, ils n’aiment ni les gens d’épée, ni les grands seigneurs qu’ils accusent de les mépriser, ni les gens de Cour dont ils ont une peur bleue. Ils préféreraient, paraît-il, comme gendre, un digne magistrat avec une grande robe et un grand coffre bien garni d’écus. Voilà pourquoi il ne faut rien brusquer et pourquoi il est nécessaire de bien préparer les voies…
Le grand prieur haussa les épaules.
— Et les voies, naturellement, seront magistralement préparées quand ce bon père Clément aura fini d’emplir ses poches à ton détriment ? Il fait un drôle de métier, ton moine, mais puisque tu lui as déjà si bien graissé la patte, j’imagine qu’il faut attendre la récolte. Quand repars-tu pour l’Artois ?
— Dès demain. Monsieur le prince de Condé me rappelle et je dois rejoindre mon poste puisque je suis guéri. Mais le père Clément me tiendra au courant de ses démarches et de nos progrès.
— Bon ! Et s’ils ne sont pas assez rapides, préviens-moi, je m’en mêlerai à ma façon, conclut l’oncle avant d’emmener son neveu souper.
Le lendemain matin, comme il l’avait annoncé, Bussy-Rabutin reprenait la route du Nord et, fidèle à son habitude, se comporta vaillamment devant l’ennemi. Vers la fin du mois de mai, comme on assiégeait Péronne, il reçut du père Clément une lettre assez embarrassée et qui le laissa fort perplexe.
En gros, le digne religieux faisait savoir à son protégé que Madame de Miramion était fort indécise, qu’elle penchait assez du côté de son soupirant mais qu’elle n’était vraiment pas de taille à lutter contre sa famille. Or, celle-ci en tenait tellement pour la magistrature que, si Bussy-Rabutin voulait l’emporter, il lui fallait se résoudre à un coup de force.
« Vous devez, écrivait-il en substance, paraître obtenir d’elle par la contrainte ce que son cœur ne demande qu’à accorder de bon vouloir… »
En clair : Madame de Miramion souhaitait qu’on l’enlevât. Opération qui d’ailleurs se faisait beaucoup. Évidemment, cela n’allait pas sans scandale et Bussy, quelque peu surpris tout de même de recevoir pareil conseil d’un saint homme de moine, jugea plus prudent d’aller demander conseil à son chef.
Mais Condé était un homme d’action qui jugeait qu’un obstacle était fait pour être surmonté ou détruit. Il approuva pleinement le projet d’enlèvement, pourvu toutefois que Bussy-Rabutin voulût bien attendre que Péronne fût prise.
La ville tombée, le jeune comte regagna Paris à bride abattue pour mettre au point une opération un peu délicate mais dont dépendait son bonheur.
Naturellement, il trouva toute l’aide voulue auprès de l’oncle corsaire. Celui-ci mit à sa disposition les imprenables murailles de l’une de ses commanderies, le château de Launay, près de Sens, afin que Bussy pût y conduire sa belle (il ne pouvait être question, pour respecter les convenances, qu’il la conduisît sur l’un de ses propres domaines) et permit au jeune Guy de Rabutin, chevalier de Malte et frère du comte Roger, de prêter main-forte à son aîné.
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