Ainsi armée, Ninon de Lenclos ne pouvait manquer d’adorateurs. Ils vinrent en foule et, parmi eux, elle fit son choix, un choix qui n’était jamais inspiré par l’intérêt, mais par sa seule fantaisie. Le premier avait été un certain Monsieur de Saint-Étienne, mais elle lui donna bien vite nombre de successeurs parmi lesquels on nommait Messieurs de Miossens, de Châtillon, de Rambouillet, de Navailles, de Brancas, le chevalier de Méré, le cardinal de Richelieu lui-même, le marquis de Sévigné, pour lequel elle eut une brève passade et qui avait été tué en duel l’année précédente. D’autres encore, dont le plus célèbre était le Grand Condé. Elle acceptait volontiers les présents fastueux de tous ces hommes comme un hommage très naturel mais avait le rare talent de ne jamais se brouiller avec aucun d’eux. Sa fantaisie passée, elle savait à merveille adoucir leur amertume et les comptait ensuite parmi ses innombrables amis.

Voilà pourquoi Louis de Mornay ne comprenait pas pourquoi Ninon lui faisait attendre si longtemps une faveur qu’à d’autres elle accordait avec une si apparente facilité.

Ce soir-là, il avait passé quelques moments avec elle dans son fameux cabinet jaune où se pressait une foule d’amis. Il s’était montré plus empressé que jamais et, profitant d’un instant d’aparté, il l’avait suppliée de le laisser revenir plus tard, quand tout le monde serait parti. Hélas, comme d’habitude, Ninon avait hoché la tête en souriant.

— Ne savez-vous donc pas vous contenter de ce que l’on vous donne ?

— Vous savez bien que non ! Je vous en supplie, laissez-moi revenir, si ce n’est par amour, que ce soit au moins par pitié.

— Par pitié ? Le vilain mot ! Et comme il vous va mal, marquis ! Non, ce soir je ne veux pas vous voir.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je suis lasse et que j’ai fantaisie de me reposer. À votre tour de m’accorder… par pitié, puisque cela vous plaît, une soirée de tranquillité.

— Demain alors ?

— Demain est si loin ! Qui peut savoir où nous serons demain !

Elle l’avait congédié sur ce mot peu encourageant mais avec un sourire qui eût damné bien moins amoureux que notre marquis. Il était rentré chez lui, dans cette maison qu’il avait louée juste en face de celle de Ninon pour être sans cesse auprès d’elle, et il s’était posté dans sa chambre d’où la vue sur les fenêtres de la belle était la meilleure. D’abord, il avait songé à se coucher pour en finir plus vite avec cette nuit mais il était trop nerveux. Il se mit à arpenter la pièce, les mains derrière le dos, renonçant même à se nourrir. Il avait guetté le départ du dernier carrosse et ensuite, son regard s’était fixé une bonne fois sur les fenêtres de la chambre de Ninon. Il ne voulait pas aller se coucher avant de les avoir vues s’éteindre. Or, il y avait maintenant quatre bonnes heures qu’elles illuminaient la rue comme un joyeux petit phare, ne suggérant aucunement l’idée du repos.

Le guetteur devenait fébrile mais, à force de se torturer l’esprit pour tenter de deviner ce qui pouvait retenir si tard une femme si lasse, une idée affreuse lui vint : Ninon avait dit qu’elle avait besoin de repos. Et si elle était souffrante ? Son imagination la lui montra aussitôt étendue, dolente, dans son grand lit, les yeux clos, les tempes moites, recevant les soins affolés de sa camériste. Peut-être un médecin avait-il été appelé ? Il faisait si noir dans la rue, à la hauteur de la porte cochère, qu’on ne pouvait voir qui entrait ou sortait. À cette pensée, le sang de Villarceaux ne fit qu’un tour. Il se pendit à une sonnette, faisant accourir un valet aux yeux gros de sommeil.

— Cours chez Mademoiselle de Lenclos ! lui ordonna le marquis. Tu offriras mes civilités et mes excuses et tu demanderas si elle est souffrante, si elle a besoin de secours et si… enfin, tu verras bien !

Le valet partit en courant. Quelques minutes plus tard, il était de retour. Non, Mademoiselle de Lenclos n’était pas souffrante, elle se portait même à merveille et ne pouvait imaginer ce qui avait poussé Monsieur le marquis à croire qu’elle était malade. Elle ne l’en remerciait pas moins de sa sollicitude.

D’un geste, le pauvre amoureux congédia son valet et reprit sa faction à la fenêtre. La lumière brillait toujours, si claire et si vive qu’il lui parut même qu’elle y mettait maintenant quelque insolence, une manière de défi. Peu à peu, la crainte fit place à la colère. La belle Ninon s’était jouée de lui. Elle n’était pas le moins du monde fatiguée. Simplement, elle voulait être seule… seule pour écrire à quelque galant ou même, qui pouvait savoir avec les femmes de cette sorte, pour en recevoir un ! Qui était l’heureux mortel en faveur ces jours-ci ? À vrai dire, Villarceaux n’en savait trop rien. On chuchotait bien qu’il s’agissait du maréchal d’Estrées mais avec Ninon, rien n’était absolument sûr. Elle mettait de la discrétion et une certaine élégance dans ses amours.

Cette fois, l’imagination fertile du marquis lui montra une scène d’un tout autre genre. Ninon y occupait toujours son grand lit mais elle n’inspirait nullement la pitié car elle n’y était pas seule. Villarceaux crut même l’entendre rire, et c’était de lui, de sa mine déconfite quand il était parti, tout à l’heure, que la cruelle riait avec son amant… Pour le coup, le sang de Louis s’enflamma. Il fallait qu’il en eût le cœur net !

Sans même regarder ce qu’il faisait, il s’élança, tendant la main vers la table où tout à l’heure il avait jeté son feutre garni de plumes, empoigna quelque chose qu’il enfonça violemment sur sa tête et poussa un cri de rage. Dans sa hâte, il avait empoigné une aiguière d’argent, voisine dudit chapeau, et se l’était enfoncée jusqu’aux sourcils !

Fou de colère, il lui fallut bien sonner pour que son valet vînt le débarrasser de ce couvre-chef inattendu qu’il ne parvenait pas à ôter tout seul. Quand il fut délivré, après quelques efforts, il avait mal à la tête et sa fureur avait décuplé. Il bondit de l’autre côté de la rue et carillonna à la sonnette de Ninon jusqu’à ce que le portier vînt ouvrir, tout effaré, pensant sans doute qu’il y avait le feu.

— Va dire à ta maîtresse que je veux la voir ! Et sur l’heure ! lui ordonna Villarceaux. J’ai à lui dire des choses qui ne sauraient souffrir le moindre retard.

— Je vais prévenir la camériste de Mademoiselle, bafouilla le brave homme. Car à cette heure, il est probable que Mademoiselle soit couchée.

— Eh bien, elle se lèvera ! cria le marquis, décidément hors de lui.

Il se sentait d’humeur à défier la terre entière et tourmentait nerveusement la poignée de son épée, bien décidé à chercher une mauvaise querelle à son rival si rival il y avait ! Mais sa superbe tomba peu à peu et c’est assez timidement qu’il entra dans le fameux cabinet jaune où Ninon, vêtue d’une robe d’intérieur de velours bleu-vert toute garnie de précieuses dentelles, se tenait assise dans un fauteuil, l’air aussi peu aimable que possible. Le cœur de Villarceaux défaillit en constatant que les sourcils de la jeune femme étaient froncés et que ses beaux yeux brillaient de colère. Mais elle ne lui laissa pas le loisir de s’expliquer et l’apostropha durement dès qu’il eut franchi le seuil.

— Voulez-vous me dire, Monsieur, à quoi vous songez et ce qui vous permet de venir chez moi, en pleine nuit, faire tout ce scandale ? En vérité, si chacun de mes amis se permettait d’en faire autant, je n’aurais plus qu’à céder la place, car ce serait aussi bruyant que le carreau des Halles !

La vue de Ninon avait produit sur son amoureux l’effet habituel, d’autant plus qu’elle était toujours coiffée comme il l’avait vue dans l’après-midi et que rien ne dénotait, dans la maison, qu’elle fût en galante compagnie. Le ridicule de son entrée acheva d’ôter tout courage au malheureux. Il se résolut à plaider coupable et tomba à genoux.

— J’implore mon pardon, trop belle et trop cruelle amie. Depuis que je vous ai quittée, je n’ai pas cessé de regarder vos fenêtres. Vous m’aviez dit que vous étiez lasse, j’étais inquiet et…

— … et vous fûtes encore plus inquiet en pensant que je n’étais peut-être pas si lasse ! Par Dieu, marquis, l’étrange idée que vous avez eue de vous loger sous mon nez ! Vous me surveillez autant et plus qu’un confesseur ! Veuillez me dire ce qu’il y avait de si urgent et allez-vous-en !

— Je voulais vous dire que je vous aime… vous le redire plutôt car, sur ma vie, je ne fais plus que cela ! Mais vous, de votre côté, et par grâce, dites-moi pourquoi vous veillez si tard !

— Voilà qui est trop fort. Vous m’envahissez sous le prétexte que vous m’aimez et, au lieu de vous excuser, vous osez encore poser des questions ? En vérité, que ne me demandez-vous de visiter mon alcôve ?

— Cela, vous savez bien que c’est mon plus ardent désir !

— Et mon plus ardent désir, à moi, est que vous sortiez, Monsieur de Villarceaux ! Débarrassez-moi de votre présence, et dans l’instant, si vous ne voulez que j’appelle mes gens !

Ainsi durement congédié, le malheureux poussa un affreux soupir, se releva aussi péniblement que s’il eût eu quatre-vingts ans et se dirigea vers la porte. Il ne vit pas le demi-sourire qui passait, fugitif et moqueur, sur les lèvres de Ninon. Sur le seuil, il se retourna, balaya le sol des plumes de son chapeau.

— Demain, soupira-t-il à nouveau, je viendrai implorer encore mon pardon !

— Si je vous en donne la permission ! Bonsoir, marquis !

Il rentra chez lui désespéré, passa une mauvaise nuit et fit tant et si bien qu’au matin il avait de la fièvre, dut garder le lit et appeler son médecin. Le bruit courut aussitôt tout le Marais que Villarceaux se mourait d’amour pour la belle Ninon.

Celle-ci, pourtant, était loin d’être indifférente au charme du marquis. Elle l’était même si peu qu’elle s’épouvantait de le trouver si séduisant et de sentir son cœur battre plus vite quand il s’approchait d’elle. Pour la première fois, cette chasseresse avait peur de son gibier. Elle savait combien Villarceaux était aimé des femmes et, avec lui, elle craignait tout de bon de ne plus être la plus forte. Pour une femme qui a voué sa vie au plaisir, la passion est le pire ennemi car elle abat les forces, détrempe l’âme et centre tout sur l’être aimé. C’est pourquoi Ninon de Lenclos n’osait faire du beau marquis son amant !

Mais l’annonce de sa maladie la bouleversa. Elle crut d’abord à une feinte, rit bien haut en disant que Villarceaux avait dû prendre froid en sortant la nuit, d’autant plus que l’histoire de l’aiguière avait transpiré elle aussi. Il fallut la visite de sa meilleure amie, la très jeune Madame Scarron, pour la détromper.

Françoise d’Aubigné, qui venait d’épouser le poète Scarron, n’avait qu’un peu plus de dix-sept ans mais sa maturité était celle d’une femme faite. Née aux îles d’Amérique, sa beauté brune, chaude et veloutée l’avait fait surnommer la Belle Indienne. Tout Paris s’était étonné quand, quelques mois plus tôt, elle avait épousé Scarron, l’un des plus beaux esprits de la ville mais dont le corps perclus se tassait, plié en Z, dans un fauteuil roulant. Le couple était étrange mais le ménage, malgré une impécuniosité perpétuelle, semblait marcher. Ninon aimait beaucoup Madame Scarron et la considérait comme la plus sérieuse des femmes. Aussi, quand la belle Françoise vint lui dire que Villarceaux était très sérieusement malade, qu’il se mourait presque de désespoir de l’avoir offensée, Ninon sentit son cœur s’amollir et s’effrayer. La pensée que peut-être il allait mourir, loin d’elle et sans savoir à quel point elle l’aimait, l’affola.

Elle eut alors une idée de femme amoureuse, une idée charmante et qui la dépeignait tout entière. Elle coupa ses longs cheveux blond foncé, en fit un paquet et ordonna à sa chambrière d’aller porter le tout de l’autre côté de la rue. Il y avait, avec le paquet, un billet très court : « Guérissez ! Je vous aime ! »

Villarceaux était trop épris pour avoir garde de désobéir. Les mains noyées dans les boucles soyeuses qu’il portait continuellement à ses lèvres, il se hâta de chasser cette fièvre importune qui l’empêchait de courir aux pieds de celle qu’il adorait.

Quand, enfin, il la revit, ce fut pour la trouver plus belle, plus enivrante que jamais. De ses cheveux coupés elle avait fait une mode et, durant les mois qui suivirent, la coiffure « à la Ninon » fit fureur dans la société.

Dès qu’il avait pu mettre un pied devant l’autre, Villarceaux avait couru chez Ninon, et si chaude avait été la réunion des deux jeunes gens qu’au grand scandale de leurs amis, non seulement la porte de la jeune femme demeura close durant toute une grande semaine mais encore les volets de sa chambre ne s’ouvrirent pas.