Dans le Marais, la rumeur courut comme une traînée de poudre : Ninon, cette fois, devait être bien amoureuse pour braver à ce point le qu’en-dira-t-on et faire si bien table rase des convenances. Mais c’était Ninon, et il était des droits que l’on n’accordait qu’à elle. Simplement, ceux qui n’avaient pas su inspirer pareille passion soupirèrent de regret.

Ce fut bien pire quand, au bout de ladite semaine, on s’aperçut que Ninon quittait Paris. Au départ de la rue des Tournelles, ses bagages, chargés sur une grande voiture, suivirent à grand bruit le carrosse élégant dans lequel la jeune femme avait pris place avec son amant. Toute la rue, aux fenêtres, les regarda partir.

— Si ce n’était le plein jour, s’écria Ninon en riant et en se serrant contre Villarceaux, on pourrait s’imaginer que vous m’enlevez !

— Mais je vous enlève, mon cœur, et il faut bien que tous ces gens fassent leur deuil de votre grâce, car je ne suis pas à la veille de vous rendre la liberté !

Cette tendre déclaration qui eût fait bondir la Ninon d’avant-hier valut seulement un baiser au marquis. À dire vrai, la jeune femme était heureuse comme elle ne l’avait jamais été et ce n’était pas le moindre de ses étonnements. Elle qui n’aurait jamais imaginé pouvoir respirer à son aise loin des tilleuls de la place Royale, voilà qu’elle s’en allait vers la campagne, cette campagne qui lui semblait appartenir à une autre planète, et cela non seulement sans regret mais avec enthousiasme. Quelle chose était-ce donc qu’un amour capable de transformer aussi profondément une femme comme elle ?

Le château de Villarceaux, où le beau marquis emportait sa conquête, se trouvait (et se trouve encore) non loin d’un village du Vexin nommé Chaussy. C’était une vigoureuse construction, plus paysanne que vraiment élégante mais qui prenait une grâce infinie à mirer sa tour ronde dans le romantique étang.

Ninon et Louis enfouirent leur amour dans cette thébaïde et y oublièrent si bien le monde que le temps passa comme un jour.

Cependant, Paris n’oubliait pas Ninon. Il lui manquait quelque chose. Les dernières convulsions de la Fronde l’avaient bien occupée un moment mais, avec Ninon, la capitale avait perdu son astre le plus brillant et s’en plaignait. Dans les salons comme dans les lieux où soufflait le bel esprit, ses yeux vifs et sa langue spirituelle manquaient affreusement. Ses bonnes amies avaient évidemment trouvé la solution de cette énigme sentimentale.

— La voilà fidèle, disaient-elles. Elle doit vieillir !

Vieillir, Ninon ? Alors qu’elle était encore loin de quarante ans ! Il fallait pour cela ne pas la connaître. Certes non, elle ne vieillissait pas, et même, dans les bras de son beau marquis, elle ne s’était jamais sentie aussi jeune. Elle jouait à la châtelaine, vivait au grand air, se passait de fards et courait à cheval les champs et les bois. Cette plante de serre se métamorphosait comme par miracle en fleur des champs !

Cela dura trois ans ! Trois ans. Une éternité pour celle qui n’accordait jamais plus de trois mois ! Elle ne s’en rendait d’ailleurs même pas compte quand, au bout de ce laps de temps, un petit quatrain envoyé par son ami Saint-Évremond (qui, bien entendu, avait aussi été quelque peu son amant dans le passé) vint réveiller les vieux souvenirs et la nostalgie de Paris :

 « Chère Philis, qu’êtes-vous devenue ?

 Cet enchanteur qui vous a retenue

 Depuis trois ans par un charme nouveau

 Vous retient-il encore en quelque vieux château ? »

C’était peu de chose et pourtant c’était beaucoup. Ninon, du coup, vit effectivement dans son actuelle demeure le vieux château dont parlait Saint-Évremond. Par comparaison, elle revit sa maison douillette et précieuse de la rue des Tournelles, son cher cabinet jaune. Trois ans ! Il y avait trois ans qu’elle avait quitté tout cela… Mais c’était de la folie.

Aussi, quand Louis revint de la chasse, ce soir-là, lui déclara-t-elle sans préambule :

— Mon ami, je crois que le temps est venu pour moi de regagner Paris. J’ai là-bas certaines affaires urgentes qui me réclament.

Louis ne répondit pas tout de suite. Il pâlit cependant mais se détourna pour offrir ses mains au feu. C’était la première fois que Ninon parlait de rentrer. Cela voulait dire qu’il ne lui suffisait plus.

— Vous êtes lasse de Villarceaux ?

— Que non pas ! Mais j’ai laissé tant de choses en souffrance depuis ce temps ! Il faut parfois être raisonnable.

Raisonnable ? Comme si elle l’avait jamais été. Louis pensait même qu’elle ignorait ce mot. Mais il était trop galant homme pour la retenir de force.

— Partez, alors. Mais… reviendrez-vous ?

Deux bras tendres se nouèrent à son cou.

— Voyez-vous quelque chose qui pourrait m’en empêcher ?

— Qui peut savoir ? soupira-t-il.

Villarceaux avait raison. L’amour était mort, et bien mort. À Paris, où elle fut reçue en reine, Ninon s’étonna d’avoir pu demeurer campagnarde si longtemps. Non seulement elle ne revint pas dans le petit château au bord de l’étang mais, un mois environ après son retour, elle oubliait Louis dans les bras de Monsieur de Gourville. Villarceaux, furieux, se consola en faisant à Madame Scarron une cour effrénée. Et les deux amants d’il y a si peu de temps se contentèrent de n’être plus que des amis.

Ninon reprit son existence agitée mais bientôt des ennuis lui vinrent. La manière un peu trop libre dont elle menait sa vie attira sur elle la dangereuse attention de la compagnie du Saint-Sacrement. Le parti des dévots se mit en mouvement et la reine Anne d’Autriche, qui le patronnait, fit savoir à Mademoiselle de Lenclos qu’elle voulait la voir se retirer dans un couvent, dont, par ailleurs, on lui laissait le choix. Si elle n’obéissait pas, on l’enfermerait, qu’elle le voulût ou non, aux Filles repenties !

Mais il fallait plus qu’une reine pour impressionner Ninon. Avec quelque insolence, elle fit répondre qu’elle n’était ni fille ni repentie et que, de toute façon, le seul couvent qui lui convînt était celui des Carmes. Bien entendu, elle eut les rieurs de son côté mais ses amis, inquiets des réactions de la Reine, lui conseillèrent tout de même de faire retraite quelque temps dans un couvent. Elle choisit alors celui de Lagny, qui était assez confortable, et attendit patiemment, sûre que sa libération ne tarderait guère.

En effet, un mois ne s’était pas écoulé que, sur l’intervention du prince de Condé, les portes du couvent s’ouvrirent devant une pécheresse fort souriante et qui ne perdit pas une journée avant de retomber dans le péché. La gentillesse du Grand Condé méritait bien une politesse !

Le temps passa, celui des amants avec le reste, encore qu’à soixante-dix-neuf ans, Ninon était encore assez charmante pour inspirer une vraie passion au jeune Gédoyn, ce qui, tout de même, est un record. Elle le fit languir d’ailleurs quelque temps et, comme il se plaignait, au lendemain de la chute, de l’avoir attendue trop longtemps, Ninon lui dit gentiment :

— Excusez ma coquetterie mais j’ai voulu avoir mes quatre-vingts ans et je ne les ai que depuis hier soir !

Elle avait plus d’amis que jamais et, dans son salon, on rencontrait la compagnie la plus distinguée : Madame de La Fayette, Madame de Sévigné, qui lui avait pardonné depuis longtemps de lui avoir pris son mari d’abord et ensuite son fils et qui l’appelait en riant « ma belle-fille » ! Mais la grande amie, c’était toujours Madame Scarron, devenue Madame de Maintenon, qui s’essayait à la ramener à Dieu. En pure perte : Ninon ne voulait pas renier ses péchés parfumés.

Dans les derniers temps de sa vie, son notaire, Maître Arouet, lui amena son fils, un gamin de dix ou onze ans, qu’elle prit en affection à cause de son esprit vif et auquel elle légua par testament deux mille livres pour qu’il pût se constituer une bibliothèque. Ce jeune garçon, c’était Voltaire. Et la bonté de Ninon envers lui ne l’empêcha pas de dire méchamment, en parlant d’elle, que si son père n’avait pas amassé une grande fortune avec son instrument (il feignait de croire que Monsieur de Lenclos avait été joueur de luth professionnel), sa fille, au contraire, avait bien su tirer parti du sien. Mais la reconnaissance a-t-elle jamais été l’apanage de Voltaire ?

Le roman scandaleux de la princesse de Cantecroix

Elle réussit à être quinze jours duchesse de Lorraine

Il n’était rien au monde que le duc Charles IV de Lorraine aimât mieux que les femmes. Toutes les femmes, à condition bien sûr qu’elles fussent jolies et qu’elles n’eussent pas dans sa vie droit de cité légitime ! Il est vrai que la duchesse Nicole, son épouse, ne possédait pour toute beauté que des mains et des bras admirables, avantages que Charles jugeait un peu minces.

En cette année 1626, il y avait cinq ans que Charles et Nicole étaient mariés. Il venait d’avoir vingt-deux ans, tandis qu’elle en comptait dix-huit, et si, dans les premiers temps de leur mariage, la jeunesse de la petite duchesse donnait à son époux quelque excuse pour galoper dans d’autres plates-bandes, les années, en s’écoulant, n’avaient rien changé à un comportement résolument volage.

Évidemment, ce mariage princier était un mariage de grande raison, destiné surtout à éviter à la Lorraine une guerre de succession. En effet, Nicole, fille du duc Henri II, et, selon la loi lorraine, héritière à la mort du duc François II, frère de Henri II, qui lui avait succédé à sa mort, avait épousé Charles, fils de François II, et donc son cousin germain. Dans ces conditions, Charles n’avait pas cru devoir rester fidèle à une femme en laquelle il voyait plus une sœur qu’une épouse… bien que la malheureuse fût tombée follement amoureuse de lui.

Cette année-là, cependant, l’époux de Nicole eût dû normalement oublier quelque peu les belles pour se consacrer tout entier aux affaires de son duché qui allaient mal. Sa politique résolument antifrançaise lui valait de gros ennuis avec le roi Louis XIII, trop bien renseigné par les espions du cardinal de Richelieu.

Afin de ramener Charles à la raison, les troupes royales étaient entrées en Lorraine. Elles avaient pris Pont-à-Mousson, Saint-Mihiel, et s’avançaient vers Nancy où la duchesse Nicole se désespérait, ne sachant comment arrêter l’invasion. Quant à Charles, l’entrée des Français était le cadet de ses soucis. Il ne songeait qu’à une chose : conquérir une jeune beauté célèbre dont chacun vantait l’éclat et qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de contempler.

Il était à ce point hanté par son idée que, laissant Nicole se débrouiller comme elle l’entendrait avec les soldats du Roi, Richelieu et toute la clique, il sauta à cheval et s’en alla visiter Besançon. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il ne fuyait pas ! Naturellement brave, c’est une idée qu’il n’aurait même pas eue. Simplement, il ne pouvait plus résister à son désir de constater si la jeune Béatrice de Cusance était aussi belle qu’on le prétendait.

La réputation de la belle Comtoise n’avait rien de surfait ; elle était réellement magnifique : vingt ans, des cheveux d’un blond ardent, de superbes yeux verts, une peau éclatante et un corps à l’avenant. Aussi Charles, qui à peine arrivé s’était fait présenter la jeune fille et sa mère, la comtesse de Berghes, flamba-t-il comme une allumette dès le premier regard. Du coup, il oublia complètement sa femme, son trône, l’ennemi et la Lorraine pour se faire le chevalier servant de Mademoiselle de Cusance, auprès de laquelle il se posa, avec une superbe inconscience, en véritable prétendant.

Béatrice, pour sa part, avait été subjuguée par ce jeune prince aussi blond qu’elle et, il faut bien l’admettre, plus que séduisant. Mais sa mère ne voyait pas les choses du même œil.

— Le duc est marié, ma fille, lui dit-elle. Et vous commettez un grave péché en écoutant ses prières d’amour car il ne peut vous offrir une main qui appartient déjà à une autre.

— Je sais, ma mère. Mais la duchesse Nicole a peu de santé.

— Sornettes ! Elle est plus jeune que lui et bien vivante ! Ôtez-vous cette idée de la tête. Jamais vous ne serez duchesse de Lorraine !

Mis au courant par sa bien-aimée, Charles eut beau jurer ses grands dieux qu’il avait demandé à Rome l’annulation d’un « mariage odieux qui lui avait été imposé par la politique », Madame de Berghes ne voulut rien entendre et, sous le fallacieux prétexte de voir comment se comportaient ses paysans, elle emmena sa fille à Belvoir, la forteresse familiale, à quelques lieues de Besançon et au beau milieu des montagnes du Doubs.

Béatrice partit en pleurant et, comme ces larmes trouvaient un écho dans le cœur de son soupirant, celui-ci enfourcha derechef son cheval… et s’en alla bonnement demander l’hospitalité de Belvoir. Furieuse d’une telle audace mais esclave de la proverbiale hospitalité comtoise, Madame de Berghes fut bien obligée d’ouvrir sa porte et d’accueillir le loup dans la bergerie.