Il s’enflamma d’abord pour la fille du bourgmestre de Bruxelles, à laquelle il promit le mariage. Les parents, méfiants, lui refusant un tête-à-tête, il supplia :

— Seulement le temps de tenir un charbon ardent au creux de la main…

Cette étrange prière fut exaucée et Charles, serrant le charbon de toutes ses forces, l’éteignit et demeura longuement seul avec la jeune fille, que les parents se hâtèrent de marier.

Ensuite ce fut Mademoiselle Pajot, qui gagna rapidement un bon couvent. Puis Mademoiselle de Saint-Remy, fille du maître d’hôtel de la duchesse d’Orléans, elle-même sœur de Charles. Pendant ce temps Béatrice, dépitée, s’offrait quelques consolations. Dès lors, leurs relations prirent un tour assez aigre. Chacun d’eux alla d’aventure en aventure et quand ils se retrouvaient de temps en temps, ces brefs retours de flamme étaient assaisonnés de scènes pénibles.

Béatrice, qui avait depuis longtemps perdu l’espoir de coiffer un jour la couronne ducale, ne se gênait plus pour dire son fait à l’homme qu’elle avait tant aimé, et Charles, de son côté, se montrait exaspéré par les scènes continuelles qu’il lui fallait essuyer. L’inconduite de Béatrice n’arrangeait rien et Charles, vexé comme seul peut l’être un volage, parla même un moment de la châtier sévèrement et d’enfermer ses enfants dans un couvent.

Pourtant, en 1657, le décor changea brusquement. La duchesse Nicole, l’abandonnée, se décidait enfin à mourir dans son palais de Nancy à peu près désert. Mais, à cette époque, Charles, depuis longtemps tenu en suspicion par les Espagnols à cause de ses multiples fourberies, avait été arrêté à Anvers et envoyé captif à Tolède. Il ne restait guère que Béatrice, en qui revenait en tempête l’espoir abandonné : devenir duchesse !

Lorsque Charles, libéré, rentra chez lui, ce fut elle qui l’accueillit, mais il n’en éprouva que fort peu de joie. Le temps avait fait son œuvre et de l’éclatante beauté de jadis, il ne restait rien… ou si peu. Néanmoins, à cause des souvenirs, à cause aussi des enfants, il lui fit rendre de grands honneurs mais refusa de l’épouser de nouveau, et plus encore de la faire couronner. Puis il lui signifia l’ordre formel de rentrer dans sa Franche-Comté natale, assorti d’une défense absolue d’en sortir !

— N’aviez-vous pas juré de m’épouser lorsque vous seriez libre ? s’insurgea Béatrice.

— Justement, je ne le suis pas ! Je suis fiancé à Isabelle de Ludre !

Tant de mauvaise foi révolta Béatrice. Cette couronne qu’on lui refusait, elle ne l’en désirait que plus ardemment. Elle en appela à l’Europe entière, réclama la protection de l’Empereur, mit dans son jeu ses enfants, maintenant mariés, jura qu’elle ferait don des immenses biens Cantecroix à l’Église, quitte à déshériter les enfants de Charles s’il ne se décidait pas à l’épouser régulièrement.

Mais les forces commençaient à lui manquer. Peu à peu sa santé, délabrée par une vie trop tumultueuse, se dégradait. Bientôt, il resta juste assez de forces à la princesse de Cantecroix pour retourner à Belvoir, au printemps 1663, et y attendre la mort.

Alors Charles, harcelé par ses enfants affolés de voir leur échapper l’énorme héritage, consentit tout de même à se laisser fléchir.

— Mais seulement s’il n’y a plus d’espoir, précisa-t-il cyniquement.

Le 20 mai 1663, l’archevêque de Besançon bénissait cet étrange mariage qui, cependant, était cette fois valable. Durant quinze jours, Béatrice goûta la joie d’être appelée Madame la duchesse, puis, apaisée, elle renonça publiquement à tous les honneurs de ce monde et ce fut sur une planche et sous l’habit de Clarisse qu’elle mourut, avec une grandeur digne d’une duchesse de Lorraine.

Charles lui accorda quelques larmes. Mais, à soixante et un ans, il n’en épousa pas moins la jeune Louise d’Aspremont, qui en comptait quinze !

La princesse et le barbaresque

L’inaccessible amour de Moulay Ismaïl

Jean-Baptiste Estelle, consul de France à Salé, était à deux doigts de perdre toute sa dignité officielle en trépignant comme un vulgaire gamin. Debout sur le château arrière du Favori, vaisseau amiral portant la marque du comte d’Estrées, accroché plus qu’appuyé à la balustrade dorée et retenant d’une main son chapeau et sa perruque très bousculés par le vent, il scrutait les environs avec un désespoir croissant. Tout autour du navire, ancré au beau milieu de l’oued Bouregreg, à égale distance des murailles rousses de Rabat et de celles de Salé, la ville pirate, des caïques chargés de pêcheurs ou de marchandises sillonnaient le fleuve mais aucun n’indiquait, à un quelconque signe somptuaire, qu’il portait l’ambassadeur du sultan.

Les planches immaculées de la dunette résonnèrent sous les talons rouges de l’amiral d’Estrées, dont la grande silhouette bleu et or venait d’apparaître en haut de l’escalier. Il alla frapper familièrement sur l’épaule du consul.

— Alors, mon cher ami, cet ambassadeur ? Il ne semble guère se douter que la marée n’attend guère… et que nous serons peut-être obligés d’en user de même avec sa précieuse personne.

— Ne m’en parlez pas, Monseigneur, ne m’en parlez pas… Le jour baisse déjà, l’heure de la prière va bientôt sonner et il n’est toujours pas là. Si encore nous savions qui le sultan dépêche à Versailles pour ces négociations, je pourrais avancer un pronostic, mais Moulay Ismaïl a gardé le plus profond et, j’oserais dire, le plus menaçant silence sur ce sujet.

D’Estrées haussa les épaules avec une nuance de dédain et tira de sa poche un drageoir d’or d’où il puisa une prune confite, grande spécialité de Cotignac.

— Vous croyez vraiment, vous, Estelle, à la réussite de cette négociation ? Ce n’est pas la première ambassade que nous envoie ce sultan barbaresque.

— C’est la deuxième, Monseigneur, soupira Estelle, et nous-mêmes en sommes à la sixième jusqu’ici. Ni Monsieur de Saint-Amant, ni le chevalier de Chateaurenaud, ni même Monsieur Pidou de Saint-Olon qui nous représente en ce jour n’ont obtenu grand-chose pour la libération des foules de captifs chrétiens détenus en ce royaume de Maroc. Chaque jour, les corsaires de Salé ou d’ailleurs en capturent de nouveaux sur les mers et jusqu’ici, Moulay Ismaïl n’en a guère rendu que deux cents.

— Deux cents, Monseigneur, soupira le pauvre homme.

— C’est bien peu et je suis comme vous : je n’ai pas grande confiance dans cette apparente bonne volonté. Le sultan a bien trop besoin de captifs pour les travaux gigantesques qu’il poursuit à Miquenez depuis plus de vingt ans.

L’amiral n’eut pas le temps de répliquer. Un long cri transperça l’air calme du soir.

— Allah… La illah…

— Qu’est-ce que je disais, marmonna Estelle, la prière, maintenant, cet individu est capable de se décommander à la dernière minute.

— Que l’envoyé soit là ou non, fit sèchement l’amiral, nous lèverons l’ancre dans une heure exactement, avec la marée.

Et il s’éloigna, laissant le malheureux Estelle à deux doigts de s’arracher les cheveux. Si l’envoyé n’arrivait pas ou si l’amiral partait sans l’attendre, le sort de milliers de captifs français en souffrirait et la vue des esclaves, maltraités, enchaînés, affamés, traînant leurs chaînes et leurs loques sur des corps aussi français que le sien était un spectacle auquel le pauvre homme ne parvenait pas à s’habituer.

Des minarets des deux villes, les voix aiguës des muezzins se répondaient, tandis que les murs roux de la tour Hassan s’empourpraient et que les eaux du fleuve se moiraient d’or en fusion sur leurs profondeurs noires. Les rives étaient couvertes de portefaix, de marins, de pêcheurs ou de passants, agenouillés dans la poussière, qui accomplissaient, tournés vers La Mecque, les prosternations rituelles. Une brise salée, âcre, vint de la mer ouverte à l’horizon et Estelle, accoudé à sa balustrade soupira à fendre l’âme.

Mais à peine la prière terminée, un grand caïque tendu de soie pourpre apparut sous l’ombre des Oudayas et fit force de rames vers le Favori. Plusieurs personnages l’occupaient, massés à l’arrière, à l’écart des rameurs. Deux d’entre eux étaient visiblement des Européens et encadraient un homme immense, encore grandi par un volumineux turban doré. Estelle faillit s’étrangler de joie et se mit à crier :

— Les voilà, Monsieur l’amiral, voilà notre ambassadeur, encadré de Monsieur Fabre et de Monsieur de Saint-Olon ! Les voilà !

Le comte d’Estrées réapparut aussitôt, ajusta sa longue-vue.

— Je crois que vous avez raison… Voyez donc à votre tour, mon cher Estelle, et dites-moi si vous connaissez notre passager !

Estelle saisit l’appareil, le vissa à son œil, riant presque de joie. Mais sa voix s’étrangla aussitôt en un affreux gémissement tandis que ses belles couleurs s’effaçaient d’un coup :

— Miséricorde, Monseigneur, gémit-il, ce n’est pas possible que le sultan nous envoie cet homme. C’est impossible, impossible…

— Qui est-ce donc ?

— Le raïs Abdallah Ben Aïcha, un pirate. Monseigneur, un pirate nommé ambassadeur à Versailles ! Il est le chef des pirates de Salé. À lui tout seul, il a capturé plus de Français que tous ses collègues réunis.

— Tiens donc ! fit l’amiral, intéressé. Si je comprends bien, ce personnage est une sorte de collègue à moi, une manière d’amiral ?

— Un pirate, Monseigneur, fit Estelle, tout près des larmes, un vulgaire pirate. C’est une offense pour notre Roi, une injure au nom de chrétien.

— Allons, allons, ne dramatisez pas ! Pirate ou non, j’ai ordre de le mener en France et je l’y mènerai. Et vous, mon cher, vous serez très aimable avec lui et le mènerez tout droit à Versailles. D’ailleurs, il est fort beau, les dames en raffoleront.

Le pauvre Estelle, inconsolable, hochait la tête et ne put se retenir de se signer précipitamment en voyant apparaître à la coupée du navire l’ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl. Les sifflets de l’équipage rangé sur le pont inférieur saluèrent l’envoyé extraordinaire.

— Suis-je donc comme le mouton que l’on engraisse pour l’Aïd-el-Kébir ? On me tient ici, enfermé comme un captif, à manger, boire et dormir. J’en ai assez, j’en ai plus qu’assez…

Et Abdallah Ben Aïcha saisit la première chose qui se trouvait à portée de sa main, en l’occurrence une très lourde et très belle pendule de bronze, qu’il jeta à terre où elle fit un bruit de tonnerre et brisa trois carreaux. Estelle, affolé, se précipita.

— Prenez patience, Votre Seigneurie, prenez patience. Le Roi a promis de vous recevoir bientôt, très bientôt.

— Quand ? fit l’Arabe en montrant des dents féroces et étincelantes.

— Je… Je ne sais. Mais c’est une question de jours, d’heures. Monsieur de Saint-Olon est à Versailles en ce moment. Votre réception ne saurait tarder. Ne voyez dans ce retard que le désir de vous mieux recevoir, de vous offrir…

— Mais pourquoi est-ce que je dois demeurer enfermé dans cette maison ? Je veux sortir, voir du monde. Votre Roi ne sait pas vivre. Quand je pense qu’aucune femme ne m’a encore été offerte. Est-ce que votre Roi n’est pas un homme ?

— Si, Monseigneur, bien sûr que si. Mais chez nous, ce n’est pas l’usage d’offrir des femmes. Elles doivent… se donner elles-mêmes.

— Comment le pourraient-elles si on ne m’en amène pas ? Je veux sortir, tu m’entends, et je veux des femmes. Sinon, je trancherai la tête à tous ceux qui m’approcheront et j’ouvrirai les portes moi-même.

Joignant le geste à la parole, Abdallah tira le large cimeterre qui pendait à sa ceinture et en fit un terrible moulinet qui alla couper net le cou d’un fort beau buste posé sur la cheminée. Incapable d’en supporter davantage et à demi mort de peur, Estelle prit le parti de se sauver à toutes jambes et de fermer soigneusement la porte derrière lui. Les bruits affreux qui lui parvinrent alors lui apprirent que le Maure passait sa colère sur le mobilier.

Mais, à l’abri dans l’antichambre, le malheureux consul put s’éponger le front et reprendre son souffle.

Il y avait maintenant quatre mois qu’il vivait dans la terreur en compagnie du gigantesque envoyé musulman. Il y en avait trois qu’ils foulaient ensemble le sol de France après une traversée épouvantable, et à peine quinze jours qu’ils étaient installés à Paris, dans ce bel hôtel de la rue de Tournon qu’avait jadis fait construire Concini, aventurier italien et maréchal d’Ancre, et où le roi Louis XIV avait coutume de loger les ambassadeurs qui lui étaient envoyés. Mais Estelle était à bout de résistance et se sentait devenir fou. Tout avait été à peu près bien, entre l’arrivée à Brest et l’entrée à Paris ; les villes traversées avaient fait grand accueil au « Turc » et il avait remporté un succès de curiosité qui avait semblé le combler de joie. Mais Paris, où l’étiquette obligeait les plénipotentiaires à demeurer sagement en leur hôtel jusqu’à leur réception à Versailles, avait mis à rude épreuve la très courte patience d’Abdallah et le courage d’Estelle, qui s’attendait à chaque instant à se voir priver de sa tête.