— Votre Altesse pense-t-elle éteindre le feu par le feu ? Ce portrait qu’il aura continuellement sous les yeux n’est guère fait pour calmer notre amoureux.

Pourtant, Abdallah fut bien obligé de renoncer aux folies qu’il méditait pour approcher la princesse. Les négociations n’aboutissant en rien, il fut obligé de prendre le chemin du retour. Le 26 avril, le Roi le recevait en audience d’adieu et le 6 mai il quittait Paris, mécontent et le cœur lourd.

Mâchonnant nerveusement la queue d’une belle rose rouge, le sultan Moulay Ismaïl, étendu sur un amoncellement de coussins et de tapis, écoutait d’un air sombre le rapport que lui faisait Abdallah Ben Aïcha. Âgé d’environ quarante-cinq ans, le souverain avait une peau très foncée qui, dans la colère, ce qui était fréquent, devenait carrément noire. Son type négroïde prononcé, ses lèvres épaisses et son nez légèrement aplati, il les devait à sa mère, une esclave soudanaise, mais de son père, l’usurpateur Moulay Rachid, il tenait la volonté de fer, l’orgueil intraitable, la cruauté sans limite et le sens de la grandeur en même temps que le caractère le plus emporté qui soit.

D’un geste brutal, il coupa soudainement la parole à son envoyé, se leva d’un geste souple et alla jusqu’à l’entrée de la petite pièce aux murs de faïence miroitante, au plafond de cèdre sculpté, ouverte par une large baie sur un jardin plein de roses et tout murmurant d’eau.

— Que m’importent l’or ou les présents que m’offre le Roi chrétien, explosa-t-il enfin, il ne m’offre rien que je ne possède déjà ! Je veux qu’il m’envoie des artisans, des artistes qui puissent construire ici pour moi l’équivalent de ce palais de Versailles que l’on dit si magnifique.

— Il l’est, n’en doute pas un instant. Jamais construction plus admirable n’a frappé ma vue.

— Je veux les hommes qui ont fait cette merveille. À ce prix seulement je laisserai partir les esclaves français. Nous en serons quittes pour capturer plus d’Espagnols, de Portugais ou autres. As-tu dit cela au roi de France ?

— Cela, et bien d’autres choses. Mais le Roi ne veut pas envoyer ses artistes.

La colère du sultan éclata comme la foudre. Bondissant sur Abdallah, il le jeta à terre :

— Tu n’as pas su mener à bien la mission que je t’avais confiée. Tu n’es qu’un âne et tu as tout à craindre de ma colère. Tu mérites de périr dans les supplices pour ton incapacité.

Terrifié, Abdallah, demeurait prostré, face contre terre, attendant le coup fatal. Moulay Ismaïl était passé maître dans un exercice difficile qui consistait à faire voler la tête d’un homme d’un seul coup de cimeterre et dans n’importe quelle position. Mais, aussi brusquement qu’ils avaient éclaté, les hurlements du sultan cessèrent.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

Abdallah, relevant la tête avec précaution, vit que son maître tenait dans ses mains un petit objet rond : le portrait de la princesse, qui avait dû jaillir de ses vêtements quand il avait été jeté à terre. Les larges yeux jaunes d’Ismaïl s’agrandirent encore et ses narines épaisses palpitèrent.

— Qui est cette femme, Abdallah, dis-moi qui est cette merveilleuse créature ?

— Une noble dame de la Cour. La propre fille du roi de France. On l’appelle Madame la princesse de Conti. C’est la plus belle femme de France.

— Je m’en doute. Jamais je n’ai contemplé beauté semblable. Mais dis-moi, le peintre n’a-t-il pas flatté son modèle ?

Abdallah hocha la tête et soupira :

— Certes non, maître… Il mériterait plutôt mille coups de fouet pour être demeuré tellement en dessous de la vérité…

— Vraiment ?

Un long silence s’établit entre les deux hommes, silence qu’Abdallah, toujours à genoux, n’osait rompre. Le sultan, tenant toujours le portrait au creux de sa main, l’offrait à la lumière chaude du soleil sous tous les angles, cherchant celui qui animait le mieux le visage peint. La colère était tombée complètement de son masque barbare et son regard ne reflétait plus que l’admiration et un désir sauvage qui fit trembler Abdallah. Au dehors, le chant des jets d’eau et celui des oiseaux ne parvenaient pas à étouffer les grincements des treuils, les cris de douleur et le claquement des fouets sur les peaux nues des esclaves chrétiens occupés à construire inlassablement le gigantesque palais-ville que le sultan voulait plus vaste que ce Versailles dont il rêvait. La mort, entre les murailles blanches de Miquenez, se mêlait étroitement à la vie, et le sang coulait sous les fleurs, presque aussi abondant que l’eau dans les canaux d’irrigation. Abdallah soupira. Il connaissait trop son maître pour ne pas s’attendre à ce qui allait suivre… et ne tarda guère.

— Tu vas écrire au roi de France, fit Moulay Ismaïl tranquillement, et tu lui diras que je lui rendrai dix mille captifs s’il me donne pour femme cette princesse qui est sa fille.

— Mais, gémit l’ambassadeur, elle est chrétienne et…

— Elle abjurera, tout simplement. Elle sera ma femme, la sultane de ce royaume, et je mettrai tout mon peuple, toutes mes richesses à ses pieds. Comment pourrait-elle refuser ?

— Et si, cependant, elle refusait ?

Fonçant sur Abdallah, le sultan le saisit par le col de sa djellaba et le remit brutalement sur ses pieds.

— Il vaut mieux pour toi que ma demande soit acceptée, Abdallah Ben Aïcha. Tu as déjà échoué dans ta première mission, n’échoue pas dans celle-là, si tu tiens à la vie. Va, maintenant, et fais vite…

Il le jeta dehors plutôt qu’il ne le congédia puis s’éloigna à grandes foulées à travers le jardin. Meurtri, le cœur navré et assailli par les pires pressentiments, Abdallah regarda le tyran s’éloigner. Il ne craignait pas la mort qui, il en était bien persuadé, l’attendait prochainement. Mieux valait d’ailleurs mourir que voir la princesse blonde au bras du roi maure. Mais ce qui désespérait le raïs menacé c’était l’horrible impression de solitude qu’il éprouvait depuis quelques instants. Moulay Ismaïl avait gardé le portrait de Marie-Anne.

— Je ne parviens pas à comprendre, Madame, comment le roi du Maroc a pu avoir connaissance de votre existence. On dit bien que son ambassadeur montrait pour vous une grande admiration, mais de là à inciter son maître à demander votre main, il y a un monde. Je veux espérer qu’il n’y a pas eu légèreté de votre part ?

Assise bien droite sur un fauteuil dans le cabinet de Louis XIV, Madame de Conti tordait un mouchoir entre ses doigts fins. La colère de son père l’emplissait de crainte, presque autant que la demande de ce prince barbare que l’on venait de lui communiquer.

— Sire, balbutia-t-elle, comment pouvez-vous croire ?

— Je ne crois rien. Je sais seulement que la lettre reçue par Monsieur de Pontchartrain nous place dans un cruel embarras. Si nous répondons par un refus formel, le sort de milliers de prisonniers risque de s’aggraver et de plus, les pères franciscains chargés des rachats ne pourront plus en effectuer aucun. Cependant, je ne vois guère le moyen de répondre autrement. Je pense que vous n’avez guère envie d’épouser ce roi barbare et de devenir musulmane ?

— Sire, vous m’offensez. Pensez-vous que la place de votre fille se trouve dans un harem, au milieu de centaines de femmes ?

— Certes pas, Madame. Mais je continue à penser que vous êtes la cause d’un grave souci. On vous a vue sourire et plaisanter avec l’envoyé musulman. Si vous ne l’aviez fait, nous n’en serions pas là.

— Mais que puis-je faire, Sire ? Vous m’accusez comme une coupable. Est-ce si grave, un sourire, une parole ?

— En l’occurrence, fit le Roi, très sombre, je crains, Madame, que ce sourire ne coûte plus de sang que jamais ne coûta sourire de femme.

Franchissant du fond de son carrosse l’arche monumentale de Bab Mansour, la gigantesque porte ouvrant sur le domaine impérial de l’Aguedal, à Miquenez, Monsieur Pidou de Saint-Olon ne se sentait pas bien du tout. Il avait reçu l’ordre de se présenter aux premières lueurs du jour devant le sultan et se demandait avec angoisse si sa qualité d’ambassadeur allait le sauver de la fureur de Moulay Ismaïl. D’un œil mélancolique, il contemplait les têtes coupées fraîchement, fichées sur des piquets sur le sommet du rempart. La sienne n’allait-elle pas compléter la collection avant la fin du jour ?

Les cours immenses, longues de plusieurs kilomètres, s’allongeaient devant son équipage dont le pas lui semblait plus lourd à mesure que l’on approchait de la résidence royale.

La réponse de Versailles à l’étrange demande en mariage avait bien été telle que l’on pouvait s’y attendre. Le ministre Pontchartrain, écrivant au nom du Roi, avait fait savoir qu’il était impossible de donner suite, à moins que le « roi de Maroc ne consentît à se faire chrétien et à abjurer solennellement les erreurs de Mahomet ». La lettre avait été remise la veille au raïs Abdallah Ben Aïcha qui l’avait reçue avec une totale impassibilité.

Le carrosse s’arrêta devant la porte du palais principal, gardé par deux bokharis à cheval, impassibles statues noires sur leurs montures blanches. Mais, comme Saint-Olon allait pénétrer à l’intérieur, il fut bousculé par un cortège composé de quatre soldats en armes, lance au poing, et de deux bourreaux à demi nus. Ils escortaient un homme chargé de chaînes, dont la haute stature ployait sous le poids des entraves. Au passage, le prisonnier jeta au Français un regard étrange où celui-ci put lire avec étonnement un bizarre mélange de désespoir et de triomphe. C’était le raïs Abdallah Ben Aïcha, coupable d’avoir échoué dans sa seconde mission, qui s’en allait vers le supplice.

Et quand Pidou de Saint-Olon fut introduit dans la salle d’audience où l’attendait le sultan, la première chose qu’il vit fut, gisant sur les dalles de marbre, une petite chose ronde et colorée qui avait dû être un portrait brisé par un talon furieux.

Un moment plus tard, il put quitter, encore terrifié mais vivant, le palais du terrible sultan mais ce fut pour constater que les têtes sur le rempart venaient être renouvelées et qu’il y en avait beaucoup plus. L’amour déçu de Moulay Ismaïl pour la princesse de Conti se traduisait par l’exécution massive d’une centaine de captifs français. Jamais, comme l’avait prédit le roi Louis XIV, sourire de femme n’avait coûté plus cher…

« Madame », Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV

Les noces de Minette

Il y avait longtemps, songeaient les courtisans empilés comme ils le pouvaient dans l’étroite chapelle du Palais-Royal, ce 30 mars 1661, que l’on n’avait vu mariée aussi charmante dans la famille royale française. En effet, le charme et la grâce de la princesse Henriette-Anne d’Angleterre illuminaient plus encore que les buissons de cierges le saint lieu qui n’accueillait plus guère, depuis plusieurs mois, que les austères dévotions de la reine mère d’Angleterre, logée audit Palais-Royal. C’était comme un rayon de soleil perçant la brume et l’humidité d’un jour d’hiver car ces noces étaient singulièrement lugubres.

D’abord, il pleuvait sans discontinuer. En outre le temps de Carême avait quelque peu réduit la pompe de ce mariage pourtant presque royal. Enfin, il n’y avait guère que trois semaines que le cardinal Mazarin avait rendu au Ciel son âme politique et calculatrice. Mais l’éclat de la mariée, plus encore que la beauté réelle de son fiancé et la splendeur de ses habits, faisait de ce triste jour une vraie fête. Et c’était au fond très bien ainsi, puisque ce jour-là Monseigneur Philippe d’Orléans, frère cadet du jeune roi Louis XIV, et que l’on appelait protocolairement Monsieur, sans autre qualificatif, épousait sa cousine Henriette, fille du malheureux roi Charles Ier, décapité plusieurs années plus tôt par Cromwell, et petite-fille du bon roi Henri IV par sa mère, Henriette-Marie de France.

À vrai dire, dans l’admiration de l’assistance entrait une bonne part de stupeur car la jeune Henriette n’était une inconnue pour personne : elle avait été pratiquement élevée au Louvre où elle avait trouvé refuge avec sa mère pendant la période Cromwell, et il n’y avait guère que six mois qu’elle en était repartie pour l’Angleterre. Mais en six mois, quelle étonnante transformation ! La fillette noiraude, maigrichonne, légèrement contrefaite et totalement dépourvue d’éclat avait fait place, comme sur l’ordre d’une fée, à une créature rayonnante dont les yeux noirs étincelaient de joie de vivre et d’esprit et dont la grâce espiègle ensorcelait comme en se jouant les plus difficiles.

La jeune princesse, sans en rien dire, était pleinement consciente de l’effet produit et en jouissait par tous les pores de sa peau. C’était son triomphe qu’elle vivait ce jour face à cette Cour qui, durant tant d’années, l’avait dédaignée.