Voyant entrer la Reine, le jeune duc s’arrêta net, un peu gêné, mais elle lui adressa un petit sourire plein de tristesse.
— Ne vous arrêtez pas, mon frère ! Moi aussi je viens me plaindre ! Moi aussi je viens demander secours. Je crois qu’on nous dédaigne beaucoup, vous et moi…
— La faute à qui ? coupa la reine mère, très mécontente de la tournure que prenait cette affaire. Vous vous laissez l’un et l’autre mettre à l’écart sans protester. Vous, mon fils, occupez-vous un peu moins de la décoration de vos demeures, de vos habits et de vos amis, Guiche et les autres, et arrangez-vous pour passer avec votre femme la majeure partie de votre temps. Vous, ma fille, essayez donc de montrer à votre époux moins de bouderies, moins de larmes – il les a en horreur –, moins d’amour dévotieux et plus de coquetterie.
— Une reine, coquette ? Oh !
— Madame s’en prive, peut-être ? Et elle est presque reine. Si vous voulez voir en elle une rivale, au moins battez-vous avec les mêmes armes !
— Allons donc ! coupa Monsieur. Comme si vous ne saviez pas, ma mère, comment s’y prend le Roi quand il veut être seul avec Madame. Il organise un petit quelque chose : une promenade, un concert privé, un médianoche, et il néglige tout bonnement de nous inviter, la Reine et moi. Quand, informés, nous nous présentons, nous trouvons « visage de bois » : la compagnie est partie, on ne sait où en général ! Non, je vous le dis, Madame, il faut que cela cesse !
Anne d’Autriche ne répondit pas. Elle savait bien que ces deux malheureux enfants avaient raison, que la conduite du Roi, comme d’ailleurs celle de Madame, était sans excuse et qu’il fallait prendre au sérieux la colère de Philippe. S’il se fâchait pour de bon, cela pouvait créer des troubles, comme au temps de Gaston d’Orléans, l’insupportable frère de feu Louis XIII.
— Rentrez chez vous l’un et l’autre, dit-elle enfin. Je vous promets de faire de mon mieux.
Faire de son mieux, cela consista à aller trouver la reine douairière d’Angleterre qui vivait toujours au Palais-Royal et à lui faire comprendre qu’elle eût à chapitrer sa fille si elle ne voulait pas voir celle-ci chassée par son époux.
Pendant ce temps, Monsieur mettait lui-même de l’ordre dans ses affaires. Le soir même, malgré un bal qui se préparait et la grande partie de campagne prévue pour le lendemain, il fit monter sa femme en carrosse et, en dépit de ses protestations, l’emmena passer quelques jours dans son château de Villers-Cotterêts, sous le prétexte qu’elle ne l’avait pas encore admiré.
Quand un ordre royal rappela le couple, quinze jours plus tard, le Roi, chapitré par sa mère, avait compris qu’il fallait faire quelque chose s’il ne voulait pas avoir une vie de famille intenable et Madame, qui avait eu affaire elle aussi à sa mère, partageait entièrement ce sentiment. Mais quel pouvait être ce quelque chose capable de les mettre à l’abri des fureurs jalouses de leurs époux respectifs tout en continuant leur tendre badinage, auquel ni l’un ni l’autre ne songeait un seul instant à renoncer ?
La première fois qu’ils purent s’isoler un moment dans le parc de Fontainebleau, ils en discutèrent sérieusement.
— Il est inutile de nous dissimuler, Sire, que nous faisons tous deux l’objet d’une surveillance parfaitement injurieuse lorsque nous sommes ensemble !
— Je partage votre avis mais comment nous voir sans que je vienne chez vous, sans nous promener ensemble, sans nous baigner ensemble, sans être l’un près de l’autre, enfin ? Nos jaloux ne s’estimeront satisfaits que par une totale séparation, et cela, je m’y refuse ! Je ne pourrais pas le supporter !
Madame sourit, émue. Il était si agréable d’entendre de telles choses proférées par une bouche royale ! Comment n’en être pas enivrée ? Son regard, tout de velours, caressa complaisamment le jeune Roi.
— Peut-être y a-t-il un moyen, Sire. Un moyen auquel je vous demande pardon d’avoir pensé mais qui pourrait être efficace.
— Voulez-vous dire que nous pourrions continuer à nous voir sans cesse… et sans que l’on puisse s’en inquiéter ?
— Je le crois mais, évidemment…
— Dites toujours !
— Pourquoi ne pas laisser supposer que vous fréquentez assidûment ma maison pour une autre que moi ?
— Vous avez raison, Henriette, votre moyen ne me plaît guère. C’est me supposer le goût bien mauvais ! Regarder une autre quand vous êtes là ? Quelle hérésie ! Et à qui donc penseriez-vous ?
— Je ne sais pas, moi ! Une fille d’honneur. J’en ai de charmantes. Presque toutes sont venues à la Cour pour entrer à mon service. Vous ne les connaissiez pas… En tout cas cela devrait calmer nos jaloux !
— Pour Monsieur j’en conviens. Mais la Reine ?
— La Reine ? Oh, elle est bien trop infante pour daigner se donner la peine d’être jalouse d’une simple fille d’honneur.
— Vous avez réponse à tout. Mais votre plan peut être bon. Voyons, à présent, qui vous allez me proposer ? Pas votre préférée, j’espère ? Pas Mademoiselle de Montalais ? Elle a des yeux si malins qu’elle me ferait peur. Je craindrais toujours qu’elle se moque de moi.
— Soit ! Mais pas davantage Mademoiselle de Tonnay-Charente.
— Pourquoi cela ? Elle est belle, il me semble ? Et de grande maison.
— Justement, elle l’est trop, fit Madame avec une logique bien féminine. Ce serait désobligeant pour moi. Non, laissez-moi faire : je crois que j’ai ce qu’il nous faut.
— Et qui donc ?
— La petite La Vallière. Elle est si discrète, si timide, que nous n’aurons pas à craindre de la voir tirer vanité de vos hommages et devenir insupportable. De plus elle est pauvre. Vous la doterez dans quelque temps et nous aurons ainsi servi notre amour tout en faisant du bien à une pauvre fille. Elle n’aura aucune peine à trouver un époux.
— Je ne sais même pas de qui vous voulez parler ! bougonna le Roi. Elle doit être en effet fort discrète. Mais va pour La Vallière ! Elle ou une autre, après tout…
Le plan fut mis immédiatement à exécution. Louis se plut à prendre pour cible de ses hommages, fort discrets pour commencer, une timide jeune fille aux doux cheveux d’un blond argenté, aux grands yeux bleus, au visage sans réelle beauté mais charmant. Toute sa personne n’était que grâce et tendresse et, pour l’avoir jugée insignifiante, il fallait que Madame n’eût sur la psychologie masculine que des données insuffisantes. Louise de La Vallière, boiteuse mais fraîche comme une fleur et d’une infinie délicatesse, avait déjà attiré les hommages de quelques seigneurs parmi lesquels l’ami de cœur de Monsieur, le très séduisant, très noble, très beau et très brave comte de Guiche, fils du maréchal duc de Grammont. Mais jusqu’à présent elle opposait à tous les hommages d’aimables et timides fins de non-recevoir. On la disait d’ailleurs fiancée à un certain vicomte de Bragelonne, qui servait dans l’armée.
Ce que tous ignoraient, c’était le secret du cœur de Louise, un secret qu’elle eût préféré mourir plutôt que d’avouer : depuis qu’elle avait vu le Roi pour la première fois, lorsque, se rendant en Espagne pour épouser l’infante, il s’était arrêté à Blois chez son oncle Gaston d’Orléans, Louise de La Vallière était passionnément éprise de son souverain.
Se voyant, contre toute attente, objet des attentions du Roi, la pauvre enfant, éblouie, laissa parler son cœur. Un amour profond, sincère, possède une étrange puissance et Louis, qui pensait trouver une aimable complice, ne résista pas. Attiré par cette passion révélée, si différente de tout ce qu’il avait connu jusqu’à présent, Louis finit par tomber sincèrement amoureux de la jeune fille… et par oublier totalement qu’il avait aimé Madame.
Le stratagème de la princesse se retournait contre elle, et du jour au lendemain, la pauvre La Vallière eut en Madame une ennemie mortelle qui ne lui ménagea pas les coups.
Chassée par elle quasi publiquement de sa maison, Louise, éperdue, s’enfuit du palais du Louvre et courut chercher asile et protection au couvent des Carmélites de Chaillot. Mais quelqu’un savait ce qui s’était passé. Inquiète des suites de l’esclandre de Madame, Mademoiselle de Montalais, sa confidente, n’hésita pas à en parler au comte de Saint-Aignan à haute et très intelligible voix, tandis que le Roi recevait l’ambassadeur d’Espagne.
Louis XIV avait l’oreille fine. Brusquant l’entrevue officielle, il interrogea Montalais, sauta à cheval et courut à Chaillot, d’où il ramena une Louise épouvantée et ravie.
La scène qui l’opposa ensuite à Madame est célèbre. Le Roi gronda, se fâcha, mais la princesse, dédaigneuse, tenait bon. Alors Louis pria, et même pleura. Comprenant qu’elle ne pouvait résister davantage sans s’attirer un ressentiment dangereux, Madame alors céda, mais le fit en des termes qui allaient blesser cruellement le Roi.
— Soit ! dit-elle, je garderai Mademoiselle de La Vallière chez moi. Je la garderai comme une fille à vous.
Louis XIV ne devait jamais lui pardonner ces quatre mots.
Or, Mademoiselle de Montalais qui venait de si bien servir les amours royales était une fille pleine d’esprit qui s’entendait à merveille à juger le cœur des femmes. Le dépit de Madame, délaissée pour La Vallière, toucha son cœur et fouetta son ambition qui était grande. Elle songea qu’il serait bon de consoler cette aimable princesse qui, de toute évidence, n’aimerait jamais son époux.
Quelqu’un avait déjà essayé, assez timidement d’abord, de s’attirer les regards de la princesse, et ce quelqu’un était ce même comte de Guiche qui avait cherché un temps aventure auprès de La Vallière. Car, alors, il n’était aucunement question d’amour mais de simple passade.
Avec Madame, il en allait autrement : Guiche était réellement, sincèrement amoureux de la princesse, et cet amour n’avait pas échappé au regard perçant d’Anne de Montalais.
Elle sut avec habileté éveiller l’intérêt de sa maîtresse pour le beau comte. « La Circé de dix-sept ans, écrit Philippe Erlanger, tourna les yeux vers lui et sut allumer dans l’âme du libertin le brasier d’une authentique passion… Le ballet des Saisons, dansé le 26 juillet, fit jaillir ses premières étincelles… »
De même que celui de La Vallière pour le Roi, l’amour de Guiche alluma celui de Madame et bientôt, sous les auspices discrets de Montalais, les deux jeunes gens purent se donner des preuves réciproques de leur inclination.
Naturellement, Guiche, épris de Madame, délaissa quelque peu Monsieur. Cette trahison frappa le jeune prince en plein cœur. Plus âgé que lui, Guiche était son mentor, son ami le plus cher, le plus tendre… un peu trop sans doute.
Fou de rage, le prince adressa à son ami de vifs reproches, bien qu’il ignorât encore jusqu’où allaient ses relations avec Madame. Hélas, le comte n’avait pas le sens des nuances et en outre, sa passion heureuse haussait démesurément son orgueil. Et, au cours « d’un éclaircissement audacieux avec Monsieur, il rompait avec lui comme s’il eût été son égal ».
L’esclandre fit du bruit. Tellement que le maréchal de Grammont, épouvanté des suites que ce scandale pouvait avoir pour lui-même et sa famille, s’en alla trouver le Roi pour le supplier d’éloigner son fils. Et Guiche, nanti d’un commandement, s’en alla cuver à Nancy ses ivresses amoureuses, laissant Madame ivre de rage.
Elle n’eut guère le temps de s’appesantir sur sa colère. Monsieur, décidant qu’il lui fallait faire quelque chose pour obliger sa femme à se tenir tranquille, trouva un moyen simple et sans danger : il lui fit un enfant.
Une eau de chicorée suspecte
Cette année 1661 qui avait commencé pour Madame si triomphalement s’acheva de façon beaucoup plus morose. Aux prises avec les nausées d’une grossesse difficile, elle entendit le 1er novembre sonner les cloches et tonner les canons annonçant la naissance du Grand Dauphin. Le royaume avait à présent un autre héritier que Philippe, héritier présomptif tant que son frère n’avait pas d’enfant.
Monsieur se consola de bonne grâce de ses espoirs perdus. Malgré ses déviances, c’était une bonne nature pourvue d’un cœur généreux et qui n’enviait guère la position de son frère.
Mais Madame en fut affectée. La Reine était à présent inamovible et remportait ainsi un vrai triomphe. Celle qui s’était voulue un moment sa rivale espéra alors une revanche : si elle aussi mettait au monde un fils, qui pouvait dire si cet enfant, élevé par une mère plus fine et plus intelligente que Marie-Thérèse, ne se poserait pas un jour en rival heureux de son cousin et ne lui ravirait pas la couronne ? Durant plusieurs mois, en l’absence du cher Guiche, Madame berça sa mélancolie dans l’attente d’un heureux événement qui la vengerait un peu.
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