Hélas, le 27 mars 1662, ce fut une fille qui naquit.

— Qu’on la jette à la rivière ! s’écria Madame entre deux crises de larmes.

On n’en fit rien, fort heureusement, et la charmante princesse Marie-Louise vécut assez longtemps pour devenir reine d’Espagne.

À son sujet, il existe d’ailleurs une controverse. Certains, persuadés que Monsieur était incapable de procréer, affirmèrent que l’enfant était la fille du Roi lui-même, se basant surtout sur un court dialogue entre la jeune princesse et Louis XIV quand Marie-Louise apprit son prochain mariage avec le roi Charles II d’Espagne.

Peu satisfaite, car ledit roi n’avait rien de très séduisant, celle-ci reprochait au souverain d’avoir si mal disposé de sa nièce et celui-ci lui répondit :

— Je n’aurais pas fait mieux pour ma fille.

Quoi qu’il en soit, Monsieur fut bel et bien le père des trois enfants qu’il obligea Henriette à lui donner, exploit dont il était tout à fait capable en dépit de ses attitudes féminines car personne, jamais, n’a mis en doute sa paternité quand, après la mort d’Henriette, il épousa la princesse Palatine, Sophie-Charlotte, qui avait beaucoup d’esprit mais guère de grâce, buvait force bière et s’empiffrait de choucroute tout en laissant planer sur la cour de son beau-frère un regard singulièrement ironique et perspicace. De cette union-là naquit le Régent, que l’on n’a jamais eu l’idée de prendre pour un bâtard.

Les trois grossesses de Madame furent, étrangement, une affaire de haine plutôt que d’amour. Chaque fois que Monsieur pensait avoir à se plaindre de son épouse il lui faisait un enfant, trouvant une satisfaction amère à voir, après chacun de ses accouchements toujours difficiles, sa beauté et son éclat s’atténuer. Mais Madame semblait prendre un malin plaisir à attirer à elle l’un après l’autre les favoris de son époux. Pendant l’absence de Guiche, il y eut l’inquiétant, le dangereux comte de Vardes, qui, d’accord avec la comtesse de Soissons, osa écrire à la reine Marie-Thérèse une fausse lettre en espagnol, prétendument venue de Madrid. Le malheur voulut que la camériste de Marie-Thérèse, la Molina, eût des doutes et s’en allât porter ladite lettre au Roi lui-même, dont on imagine la fureur car la lettre dénonçait ses amours adultères avec La Vallière.

Naturellement, Vardes s’en alla coucher à la Bastille, ce qui enragea la comtesse de Soissons qui était sa maîtresse. L’ex-Olympe Mancini, qui pour sauver Vardes avait trafiqué avec lui la correspondance de Guiche avec Madame, jeta feux et flammes, menaçant de couper le nez à la princesse, puis, ayant réussi à se procurer certaine lettre particulièrement imprudente de Guiche à Madame, qui disait : « Votre timide beau-frère n’est qu’un fanfaron. Quand, une fois que vous serez dans Dunkerque, nous lui ferons faire, le bâton haut, ce que nous voudrons… » (car Guiche incitait la princesse à fuir la France et à se réfugier en Angleterre), alla à son tour la porter au Roi. Madame, pour sauver son ami, alla tout révéler de l’affaire de la lettre espagnole, dénonçant la comtesse de Soissons et Vardes alors que celui-ci protestait de son innocence, accusant tout le monde.

Cette fois, le Roi outragé frappa fort : Guiche et Madame de Soissons furent exilés, Mademoiselle de Montalais, jetée en prison et Vardes, privé de ses charges, emprisonné à Montpellier puis à Aigues-Mortes. Quant à Madame, elle se consola avec le nouveau favori de son époux, le beau prince de Marsillac. Monsieur poussa les hauts cris… et sa femme se retrouva enceinte très peu de temps après, tandis que le prince se découvrait un nouvel ami de cœur en la personne du chevalier de Lorraine.

Celui-ci, un cadet de la maison de Guise, était beau comme un dieu mais c’était sans doute l’être le plus dangereux et le plus malfaisant de toute la Cour. Jaloux, envieux, plein de fiel et de méchanceté, distillant la perfidie avec des soins d’alchimiste, il cachait, sous un visage d’ange et les plus beaux cheveux blonds du monde, une âme bien noire et bien pervertie.

Tel qu’il était, Monsieur bientôt l’adora et, oubliant ses favoris passés, n’accepta plus de vivre un seul jour sans lui, bien que le chevalier ne se gênât nullement pour le tyranniser. Le chevalier, d’ailleurs, était loin de détester les femmes. Il avait été longtemps l’amant de Mademoiselle de Fiennes et il avait fait à Madame elle-même une cour pressante, dont quelques mauvaises langues prétendaient qu’elle avait abouti. Elles le prétendirent même avec tant d’insolence que Monsieur, outré, prit cette fois la défense de sa femme, grossièrement insultée en pleine Cour par le comte de Grammont, oncle de Guiche, et, comme Louis XIV refusait de punir Grammont, pour l’excellente raison qu’il avait lui-même monté la comédie afin de venger La Vallière des dédains de la princesse, Philippe d’Orléans s’en alla dire froidement à son royal frère quelques vérités bien vertes qui lui firent baisser pavillon pour la première fois devant son cadet. Le Roi avait « senti le vent du boulet » et compris que le doux et aimable Monsieur pouvait fort bien se changer en rebelle du jour au lendemain.

Madame fut reconnaissante à son époux de cette attitude virile, et peut-être le ménage princier eût-il pu trouver enfin un chemin paisible et doux s’il n’y avait eu, justement, le chevalier de Lorraine.

Comme beaucoup de fâts, celui-ci brûlait facilement ce qu’il avait adoré si l’objet de sa flamme s’avisait de n’y point répondre. Madame l’ayant éconduit, il se mit à détester Madame autant qu’il l’avait admirée. Et il ne perdit plus aucune occasion de lui nuire dans la pensée de Monsieur.

Petit à petit, d’ailleurs, Madame perdait de sa combativité. La naissance de ses trois enfants, Marie-Louise, Philippe (qui mourut à deux ans) et Anne-Marie, qui devint reine de Sardaigne, eut pour résultat d’ébranler sérieusement une santé qui n’avait jamais été des meilleures. Son moral s’en ressentait. La princesse perdait sa gaîté, devenait mélancolique. Souvent malade, elle supportait mal Monsieur, toujours en quête de plaisirs, et encore moins le chevalier de Lorraine, qui avait le talent de lui rendre la vie impossible. Il faut dire qu’elle supportait encore plus mal les favorites du Roi car, à la timide La Vallière qui n’avait jamais été bien agressive, avait succédé l’altière Montespan, qui régnait à présent sur la Cour avec un éclat insolent.

Le Roi, cependant, avait fini par rendre les armes et par entretenir avec sa belle-sœur des relations d’amitié, et même d’affection. Il y avait été incité par la mise en garde qu’après l’affaire Grammont, Madame lui avait lancée :

— Si l’on me maltraite, j’ai un frère roi qui me vengera !

L’alliance anglaise méritait en effet que l’on y prît garde. Peu à peu, d’ailleurs, Louis XIV s’habitua à voir dans Madame une sorte d’ambassadeur permanent du roi Charles II, ce qui mit leurs relations sur un pied beaucoup plus doux et plus normal. Aussi, quand, en 1669, Louis demanda à Henriette de faire le voyage de Londres en qualité d’ambassadrice extraordinaire mais secrète, la princesse accepta-t-elle avec joie. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas revu son pays ! Et puis, ce qu’elle avait à faire était intéressant : il s’agissait de détacher le roi d’Angleterre de son alliance hollandaise.

Poussé par Lorraine, qui n’eut aucune peine à attiser les regrets qu’il avait de se voir toujours traité en quantité négligeable, Monsieur voulut s’opposer au départ de sa femme. Il ne réussit cette fois qu’à se faire délivrer une sévère mercuriale par le Roi. À titre de consolation sans doute, il réclama pour son chevalier les bénéfices de deux abbayes, mais Louis XIV, excédé, refusa tout net et, pour faire bonne mesure, exila l’encombrant chevalier dont il savait bien que Madame avait fort à se plaindre.

Lorraine, la rage au cœur, partit pour l’Italie et, persuadé que Madame était à l’origine de sa disgrâce, jura d’en tirer une éclatante vengeance. Vengeance qu’il ne lui serait guère facile d’exécuter de si loin. Malheureusement il laissait derrière lui quelques-uns de ses amis aussi malfaisants que lui-même. Entre autres, le marquis d’Effiat.

Madame mena son ambassade anglaise avec bonheur et son retour en France prit les allures d’un triomphe. Une fois encore elle fut reine à Versailles, ce qui ne plut guère à Monsieur. Il se hâta de profiter de ce que la santé de sa femme était loin d’être aussi satisfaisante que son humeur pour l’emmener respirer le bon air dans son beau château neuf de Saint-Cloud dont, homme d’un goût extrême, il avait fait une merveille dont le Roi avait été quelque peu jaloux.

Henriette, en effet, éprouvée peut-être par le long voyage, se plaignait de douleurs fréquentes au côté. Elle avait souvent la tête lourde et l’estomac douloureux. Les fortes chaleurs étant venues, elle prit l’habitude de prendre chaque soir un verre d’eau de chicorée qu’un valet préparait d’avance et mettait dans une armoire auprès d’un pot d’eau fraîche.

Au soir du dimanche 29 juin 1670, Madame, qui avait été souffrante toute la journée, demanda à Madame de La Fayette, sa dame d’honneur, de lui faire porter son eau de chicorée.

Elle en but un peu mais repoussa bien vite le verre.

— Que c’est amer ! se plaignit-elle. Je n’en veux plus.

Presque aussitôt d’ailleurs, elle portait la main à son côté et se pliait en deux sous l’assaut d’une affreuse douleur.

— Ah ! Mon Dieu que j’ai mal ! Ah ! quel mal ! Je n’en puis plus !

On la porta dans son lit, mais à peine y fut-elle étendue qu’elle cria de plus belle, se jetant de tous côtés comme quelqu’un qui souffre horriblement. Elle se tordait de douleur et soudain, on l’entendit crier :

— Le poison ! C’est du poison ! On m’a empoisonnée !

Les médecins, appelés, ne firent qu’aggraver le mal. Quand le Roi, que l’on avait prévenu, accourut, il trouva la chambre de sa belle-sœur pleine de gens qui jacassaient comme des perruches et de médecins qui proposaient tous des cures différentes. Furieux, il fit chercher Vallot, son propre médecin.

— On n’a jamais laissé mourir une femme sans lui donner aucun secours, dit-il. Faites l’impossible, Vallot ! Je vous en saurai gré.

Le médecin royal fit de son mieux – ce qui d’ailleurs n’était pas tellement au-dessus de ses confrères – mais la princesse était déjà au-delà des secours humains. Elle le comprit si bien qu’elle chercha Dieu et demanda l’évêque de Condom, Monseigneur Bossuet, dont on disait le plus grand bien. Ce fut lui qui reçut la confession de la pauvre princesse qui venait d’arriver si brutalement aux portes du tombeau et, neuf heures après son premier cri de douleur, Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, expirait dans d’affreuses douleurs, supportées d’ailleurs héroïquement.

Elle avait protégé Molière, inspiré Corneille et Racine ainsi d’ailleurs que Madame de La Fayette, ébloui Madame de Sévigné et conquis l’admiration de La Rochefoucauld. Elle eut la plus belle des oraisons funèbres.

Quelques jours après sa mort, sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, la grande voix de Bossuet, l’homme de la dernière confession, tonnait, lançant aux pierres séculaires et à la Cour oppressée qui emplissait le vaste vaisseau, sa plus célèbre homélie : « Madame se meurt ! Madame est morte ! »

D’accord avec le roi Charles II, Louis XIV fit procéder à l’autopsie du cadavre mais les médecins, tant français qu’anglais, s’entendirent pour déclarer hautement qu’il n’y avait pas trace de poison dans les viscères.

Pourtant, un valet de Saint-Cloud raconta plus tard que, ce tragique 29 juin, il avait vu, dans l’antichambre de Madame, le marquis d’Effiat refermer l’armoire où se trouvait l’eau de chicorée.

— Il fait si chaud, avait alors déclaré le marquis devant la mine surprise du valet. Je savais qu’il y avait de l’eau fraîche dans ce placard et j’en ai bu un peu.

Rien de plus ! Mais le marquis d’Effiat n’avait-il fait que boire de l’eau sans toucher au verre préparé ? Trois ans plus tard, en prologue à la terrifiante affaire des Poisons, la marquise de Brinvilliers était exécutée en place de Grève.

Louise de Keroualle, agent secret de Louis XIV

Le général des Galères

L’été breton a bien du charme dans la région des abers, ces longues déchirures rocheuses par lesquelles la mer s’avance profondément dans la lande envahie par la bruyère rose et les touffes jaunes éclatantes des ajoncs. En cette année 1668, les fleurs sauvages assiégeaient avec plus d’ardeur encore que de coutume le château de Keroual, près de Saint-Renan, pour la joie des yeux de la jolie solitaire qu’il abritait. La vie était austère dans ce château de la lande. On y avait plus de noblesse que d’écus, et Louise Renée de Penancoët de Keroual n’avait guère d’illusions sur le sort que lui réservait la gêne paternelle : celui d’une vieille fille uniquement occupée à servir les siens puis, plus tard et en admettant que la vie conventuelle lui déplût, à s’étioler interminablement au fil des saisons en regardant la mer battre les rochers de l’aber Ildut et les saisons succéder aux saisons.