Elle était jolie, sans doute, mais sans fortune, et donc incapable de se rendre à la Cour, dont elle rêvait pourtant. Elle le savait, pour s’y rendre il fallait beaucoup d’argent. Bien sûr, grâce à sa beauté certaine, un mariage avec quelque hobereau du voisinage était toujours possible, mais cette solution ne tentait pas beaucoup Louise. Elle avait trop nourri ses rêves de ces légendes merveilleuses dont la Bretagne est prodigue et, en outre, la rusticité de ses voisins la rebutait un peu. Ils ne ressemblaient en rien aux princes de ses vagues rêveries, lesquels ne viendraient jamais la chercher au fond de ses landes.
Pourtant il en vint un. Un beau matin de ce fameux été si fleuri, Keroual s’emplit de bruit et d’agitation. Une troupe de cavaliers richement vêtus et de voitures armoriées s’entassèrent dans la cour du château. Le soleil faisait briller les satins et les ors des costumes tandis que la brise jouait avec les plumes des chapeaux. Et du haut de la tourelle où elle avait sa chambre, Louise, émerveillée et incrédule, regarda surgir de cette brillante troupe Monseigneur François de Vendôme, second duc de Beaufort, petit-fils du roi Henri IV et de Gabrielle d’Estrées et général des Galères de Sa Majesté Louis XIV, qui s’en venait envahir le plus pacifiquement du monde son calme domaine.
En dépit du faste déployé, il s’agissait là d’une visite tout ce qu’il y a de simple faite à un vieil ami. Venu à Brest pour inspecter la flotte, le duc avait poussé une pointe jusqu’à Keroual pour embrasser le seigneur Guillaume, père de Louise. Mais, personnage haut en couleur, Beaufort ne savait pas se déplacer discrètement. Néanmoins, on lui pardonnait volontiers son goût prononcé pour le luxe et les manifestations ostentatoires en raison de sa gaîté inaltérable et, surtout, de son sens profond de l’amitié. Brouillon et agité toute sa vie, comme tous ceux de sa race, Monseigneur savait rester fidèle à ses amis, même modestes, sinon à ses amours.
Durant le temps de la Fronde, sa haine de Mazarin l’avait mis en vedette. Par sa chaleur et sa simplicité de langage, il s’était acquis le petit peuple de Paris qui l’avait surnommé le Roi des Halles. Cela lui avait valu un séjour à Vincennes, d’où il s’était évadé de façon rocambolesque et, si le Roi ne l’aimait guère, ses exploits, autant que son élégance et sa beauté, avaient engendré une popularité frisant la légende.
Très sensible à la beauté des femmes et fidèle en cela au souvenir du Béarnais son grand-père, Beaufort salua d’un large sourire la révérence que lui fit Louise. Il se pencha même pour la relever.
— La belle enfant ! s’écria-t-il en lui pinçant la joue. Qu’en vas-tu faire, mon bon Guillaume ? La marier, je pense ?
— Hélas, non, Monseigneur. Louise est jolie, j’en conviens, mais c’est là toute sa dot, et c’est trop peu. Nous n’avons guère de fortune, sinon…
— Sinon tu serais à la Cour, comme tout le monde ! fit le duc avec ce rire énorme qui lui était particulier. Mais ce n’est pas une raison pour laisser faner ici une fleur si charmante. L’air marin ne vaut rien aux belles !
— Sans doute, Monseigneur ! Mais que puis-je faire d’autre ?
— Toi, pas grand-chose, j’en conviens, mais moi je peux davantage. Laisse-moi faire et aie confiance. Ta belle Louise verra la Cour.
Beaufort était reparti dans son tourbillon d’armes et de plumes et le silence était retombé sur Keroual. Louise commençait à penser qu’elle avait seulement rêvé la fabuleuse visite quand, un mois plus tard, une lettre arriva au château. Une lettre presque incompréhensible : bourrée de fautes d’orthographe, comme c’était la règle chez les grands, mais aussi d’une quantité prodigieuse de mots mis à la place les uns des autres. Fort heureusement, le sens plutôt confus de l’épître s’éclairait beaucoup à la lumière du solennel papier armorié qui l’accompagnait : c’était un brevet de fille d’honneur auprès de Madame, duchesse d’Orléans, la propre belle-sœur du Roi. Louise, en effet, allait voir la Cour.
On imagine la joie de la jeune fille, et aussi celle de ses parents car, pour lui permettre de figurer honorablement dans la Cour la plus élégante du monde, Beaufort, grand seigneur jusqu’au bout des ongles, avait joint à son griffonnage une importante somme d’argent. Aussi, dans les premiers jours de novembre, toute la famille prit-elle le chemin de Paris et quelques jours plus tard, Louise de Keroual (réorthographié Keroualle) était présentée à celle qui devenait sa maîtresse
Madame Henriette d’Angleterre, dite tout simplement « Madame », n’était pas une femme facile à séduire. L’esprit vif et critique, peu encline à aimer les autres femmes, elle avait trop souffert dans son enfance misérable et elle connaissait trop le monde mouvant et assez inquiétant de la Cour pour se laisser encore prendre à un regard candide et à un sourire confiant. Pourtant Louise lui plut tout de suite. Peut-être parce qu’elle lui ressemblait un peu : même cheveux noirs et bouclés accusant la blancheur de la peau, même délicatesse de traits, même yeux sombres et veloutés, mais, tandis que le regard de la princesse était impérieux et dominateur, celui de la jeune Bretonne reflétait seulement la douceur et la belle humeur, choses plutôt rares autour de Madame. Madame trouva reposante cette âme fraîche.
L’entourage de Monsieur, son époux, ne présentait en effet aucune fraîcheur en dehors de celle des fleurs qui emplissaient toujours les salons fastueux du Palais-Royal ou de Saint-Cloud. Ce n’était un secret pour personne que Monsieur, Philippe d’Orléans, prince brave et intelligent mais efféminé, précocement et sciemment dépravé afin qu’il ne portât pas ombrage au Roi son frère, n’aimait pas les femmes, et la sienne moins que toute autre. Tous ses soins, toute sa tendresse allaient à son ami de cœur, le dangereux chevalier de Lorraine, cadet de grande famille, beau comme un ange mais à peu près aussi inoffensif qu’un serpent à sonnette. Madame et le chevalier se haïssaient cordialement et la vie, dans les palais des Orléans, n’était pas toujours aussi sereine qu’il l’aurait fallu.
Depuis ses dernières couches, la santé de Madame n’était pas des meilleures. En outre, la verte déception que lui avait infligée Louis XIV l’avait laissée amère, caustique et volontiers agressive. En effet, lorsqu’elle avait épousé Monsieur, la jeune Henriette avait immédiatement noué avec son beau-frère une romance passionnée qui avait très vite fait la joie des cancanières de la Cour, et tant de bruit même que la reine mère et Monsieur s’étaient fâchés.
Pour se protéger, les deux amants s’étaient trouvé un paravent (le terme habituel est « chandelier ») en la personne d’une des filles d’honneur de Madame, une jeune Tourangelle timide, boiteuse et effacée : Louise de La Vallière. On connaît la suite : La Vallière aimait le Roi qui avait pris feu à l’approche de cette passion sincère et ardente, et il n’était plus resté à Madame que ses yeux pour pleurer… et ceux du beau comte de Guiche pour y mirer sa déception.
Louise de Keroualle était arrivée à un moment où Madame, lasse de son épuisant combat contre le chevalier de Lorraine, éprouvait le besoin d’avoir une amie. Fine et perspicace, elle avait senti chez cette jeune fille qui regardait droit dans les yeux une affection prête à se donner et une franchise rare. Elle décida donc de se l’attacher aussi étroitement que possible et la prit sous sa protection toute spéciale.
— Je ferai tout, dit-elle un jour à Madame de La Fayette, qui était sa confidente habituelle, pour préserver cette enfant de la corruption de cette Cour. Ce serait trop dommage qu’elle devînt comme les autres.
Les autres, c’étaient non seulement La Vallière, bien sûr, mais aussi l’actuelle maîtresse en titre, l’éclatante Montespan, qui elle aussi avait été fille d’honneur de Madame. La Cour et la ville étaient pleines du fracas de cette nouvelle passion, car la « royale » Montespan n’était pas de celles qui se laissent aimer sous le boisseau. Madame, fort consciente du charme de sa petite Bretonne, n’avait aucune envie de la voir entrer en lice, un jour, contre la tumultueuse marquise afin de s’inscrire, dans les amours du Roi, sous le numéro 3.
Elle la garda donc dans son entourage immédiat, à Paris ou à Saint-Cloud, en évitant de l’emmener à Saint-Germain ou à Fontainebleau afin d’empêcher, autant que faire se pouvait, qu’elle attirât le regard royal. Louis XIV avait vraiment trop bonne vue !
Néanmoins, quand le Roi, partant pour la guerre de Flandres, invita son frère et sa belle-sœur à l’accompagner, force fut à la princesse d’emmener Louise. Et même, elle ne choisit qu’elle seule, mais ce n’était pas pour la faire remarquer : simplement, il avait été décidé qu’au cours de ce voyage, Madame passerait en Angleterre pour y faire visite à son frère, le roi Charles II, car Louis XIV avait fait d’elle son ambassadrice extraordinaire et, pour ce voyage, Madame souhaitait n’avoir auprès d’elle qu’une personne dont elle fût absolument sûre. En outre, passant le détroit, la jeune fille n’aurait pas le temps de séduire le Roi, qui d’ailleurs paraissait fort épris de sa marquise.
La nouvelle du voyage enchanta Louise qui, sachant un peu d’anglais au départ, était devenue, auprès de Madame, d’une belle force. En outre, en bonne Bretonne, l’idée de passer la mer lui souriait fort car elle portait en elle le sang de toute une lignée de coureurs d’océans.
On partit donc. Le scénario, que Louis XIV avait mis au point lui-même, se déroula comme convenu : à Dunkerque, il « ordonna » à sa belle-sœur de passer le Channel pour aller rencontrer à Douvres le Roi son frère. Il la flanqua d’une suite de deux cents personnes, parmi lesquelles Louise avait rang de première fille d’honneur. Dans ses coffres, Madame emportait un projet de traité de commerce et d’assistance mutuelle, traité si important que, pour mener sa mission à bonne fin, la princesse passait outre à son état de santé qui, à cette époque, était préoccupant et dont Louise, d’ailleurs, se souciait.
Le 25 mars 1670, Louise de Keroualle foulait, derrière la robe de soie de Madame et pour la première fois, le sol anglais, couvert de tapis pour la circonstance.
Un souvenir pour le roi Charles
Pour la venue de sa chère « Minette », le roi Charles II n’avait pas lésiné sur les tentures de soie, les tapisseries, les dentelles et les fleurs ; les vieux murs médiévaux du château de Douvres s’en trouvaient tout rajeunis. Le brillant décor faisait si bien oublier les drames et les sièges vécus par ces vieilles pierres que Mademoiselle de Keroualle, charmée, crut voir l’un des châteaux de rêve qu’elle aimait à bâtir dans son imagination au temps de son enfance.
Durant quinze jours, d’ailleurs, ce fut un véritable rêve qu’elle vécut à la suite de sa chère princesse qu’elle accompagnait partout comme une ombre aussi gracieuse que discrète. Si discrète qu’elle fût, l’œil perçant du roi Charles II ne tarda cependant guère à la remarquer.
De son grand-père Henri IV – décidément, le destin de Louise semblait la vouer aux descendants, légitimes ou non, du Béarnais ! –, Charles, comme le duc de Beaufort son cousin, tenait un amour immodéré des femmes. Il en avait aussi le caractère aimable et gai, le sens de l’humour et l’accueil chaleureux. En fait, il ressemblait infiniment plus que son cousin de France à leur grand-père commun. Seul, Louis XIV en avait la taille, car Charles d’Angleterre était grand. Bien fait, et élégant au surplus, avec d’épais cheveux noirs que la quarantaine n’argentait pas encore, le teint basané, l’œil de braise, de fortes lèvres rouges et, brochant sur le tout, un grand nez qui sentait son Bourbon à une lieue.
Autour de lui, les jolies femmes se pressaient, sûres d’obtenir au moins un sourire. En fait, à la cour de Saint-James, toutes les femmes étaient jolies à une seule exception près : la Reine, l’épouse légitime de Charles.
Les fées n’avaient pas été généreuses avec Catherine de Bragance. Elle était brune mais lourde, presque pataude. Charles l’avait épousée – bien qu’une légende le prétendît secrètement marié à Lucy Walters – sans grand enthousiasme et uniquement par devoir mais, la cérémonie achevée, il s’était en quelque sorte défoulé en renvoyant en Portugal par le premier bateau les dames d’honneur qui avaient accompagné la princesse : un quarteron de duègnes revêches empaquetées de noir des talons aux sourcils, raides comme des balais et jaunes comme des coings. Puis, pour tenter – hypocritement, il faut bien le dire – d’égayer la nouvelle Reine, Charles avait choisi lui-même ses nouvelles dames d’honneur.
Hypocritement, car ce faisant, le Roi avait songé à lui-même beaucoup plus qu’à sa femme, toutes les jeunes femmes retenues étant plus que jolies et la pauvre Catherine de Bragance ne gagnant rien au contact de ces beautés anglaises.
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