La plus éclatante de toutes était incontestablement la duchesse de Cleveland : Barbara Palmer, lady Castlemaine. C’était, à vingt-neuf ans, une splendide créature aux cheveux couleur d’acajou, à la chair somptueuse et à l’orgueil démesuré qui n’était pas sans rappeler à Mademoiselle de Keroualle la marquise de Montespan, son émule française. Comme la Montespan, la Castlemaine avait un caractère impossible mais, contrairement à elle, qui en avait à revendre, l’Anglaise manquait à la fois de classe et d’esprit. Elle en avait cependant assez pour s’entendre comme personne à laisser croire à son royal amant qu’aucune femme au monde ne pouvait rivaliser avec elle.

Charles II le croyait-il vraiment ? Il est permis d’en douter car il trompait Barbara presque autant que la Reine elle-même. Et son autre « maîtresse préférée » était une actrice du théâtre de Drury Lane, Nell Gwynn, ancienne marchande d’oranges de la Cité passée sous les quinquets de la rampe et, de là, tout naturellement à l’alcôve royale. Elle était rousse comme une flamme, drôle, bonne fille, gouailleuse et mal élevée, mais ce garnement en jupons amusait Charles, qui d’ailleurs lui avait fait un enfant dont on attendait la naissance.

Naturellement, lady Castlemaine l’avait en horreur et lui souhaitait journellement les pires catastrophes, avec d’autant plus de conviction qu’elle ne savait comment l’éloigner du Roi. C’est alors qu’arriva la princesse Henriette et, comme Barbara avait de bons yeux, elle remarqua bien vite l’intérêt que montrait le Roi pour la jeune Bretonne. Pour une fois, elle ne manifesta pas le moindre déplaisir, bien au contraire, car une nouveauté pouvait être d’une aide précieuse pour venir à bout d’une habitude.

Pour elle-même, la bouillante duchesse ne craignait rien, sinon perdre sa place de favorite en titre – encore que sa vanité l’empêchât d’y croire –, car pour le reste elle croulait littéralement sous les titres, les joyaux et les privilèges… et s’était en outre offert une discrète romance qui comblait largement les vides que le Roi laissait dans sa vie. Enfin, la Française était catholique, comme elle, tandis que l’affreuse Nell Gwynn était protestante. Pour lady Castlemaine, les guerres de religion ne s’arrêtaient pas au seuil des alcôves.

De son côté, l’actrice ne voyait pas sans inquiétude l’effet que produisait sur le Roi la trop jolie fille d’honneur de Madame. Trop jolie, trop bien née aussi, et trop distinguée pour que la comparaison fût possible à soutenir. Et le temps durait fort à Nell Gwynn de voir la princesse reprendre le chemin de la France en n’oubliant surtout pas d’emmener avec elle sa dangereuse Bretonne.

Le séjour tirait à sa fin d’ailleurs. Le fameux traité secret apporté par Madame fut signé en petit comité un soir d’avril dans la chambre même de la princesse et en présence de Mademoiselle de Keroualle : le roi d’Angleterre s’engageait à soutenir le roi de France dans sa guerre contre la Hollande et à se faire, dans son royaume, le champion du catholicisme. En échange, Louis XIV s’engageait à fournir à son « beau cousin » de l’or et des soldats en abondance car si Charles II menait grand train, il était toujours à court d’argent, dépendant en cette matière de son Parlement qui desserrait rarement sans grogner les cordons de sa bourse.

À peine eut-il reposé la plume dont il s’était servi pour signer que Charles faisait apporter des coffres et des cassettes qu’il ouvrit lui-même, découvrant des joyaux et des tissus précieux : remerciement de roi et cadeau d’un frère à une petite sœur tendrement chérie. Éblouie, Henriette le remercia avec effusion. Alors :

— Ne me laisserez-vous pas en échange quelque souvenir de vous, ma sœur ? demanda le Roi en souriant.

— Un souvenir ? Mais Charles, tout ce que vous voudrez ! Je vais faire porter ici mes cassettes ! Louise, ma chère, voulez-vous dire que…

Mais un geste de Charles l’arrêta au vol et, prenant la jeune fille par la main, il l’amena devant Madame.

— Voilà, ma sœur, le seul souvenir de vous que j’aimerais garder ici. Dites-moi s’il existe plus beau joyau ?

Un peu étonnée, Madame haussa ses fins sourcils tandis que Louise, devenue très rouge, baissait la tête sans oser regarder sa maîtresse. Ce qu’elle venait d’entendre l’emplissait de confusion et de crainte : comment la princesse prendrait-elle cela ? N’allait-elle pas imaginer qu’elle avait été coquette et qu’entre elle et le Roi…

Mais Madame était femme d’esprit et, en outre, elle connaissait bien son frère. Son refus se révéla un chef-d’œuvre de nuances et de diplomatie.

— Il m’est dur, mon frère, de vous refuser quelque chose… la seule chose que vous me demandiez en échange de vos royales générosités mais cette jeune fille ne m’appartient pas et j’en suis comptable auprès de sa famille. Vous savez que ses parents m’ont confié Louise par l’entremise de Monsieur le duc de Beaufort, qui a trouvé, l’an passé, une mort glorieuse durant le siège de Candie. Les Keroualle sont de vieille noblesse et de morale sévère : vous laisser Louise serait les désobliger gravement.

— Ignorez-vous qu’elle aurait ici une grande position ?

— Infiniment plus haute que celle qu’elle occupe auprès de moi ? Je n’en doute pas. Mais ce dont je doute, c’est que ses parents se montrent sensibles à cette sorte d’argument. Évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire en voyant s’allonger la mine du Roi, les choses pourraient s’arranger si Mademoiselle de Keroualle devenait dame d’honneur de la reine Catherine, ma sœur. Mais pensez-vous que celle-ci ait grande envie d’augmenter encore le nombre de ses dames ? D’après ce que j’en ai pu voir, il m’a semblé qu’elle n’était pas loin de succomber sous le nombre.

Charles II se mit à rire et n’insista pas. Mais, au regard qu’il lui jeta, Louise comprit qu’il n’abandonnait pas le combat sans regrets. Elle-même n’éprouvait-elle pas une peine secrète à l’idée de quitter, pour toujours très certainement, un prince un peu trop séduisant ?

Le lendemain, les navires qui avaient conduit Madame sur la terre de ses pères mettaient à la voile et s’éloignaient des blanches falaises de Douvres. La princesse, les yeux soudain noyés de larmes, regarda tristement son pays disparaître à mesure que se levait la brume.

Enveloppée dans une mante à capuchon, à quelques pas derrière elle, Louise regardait aussi et, comme ceux de la princesse, ses yeux étaient troublés, brouillés de larmes. Elle savait bien qu’elle laissait là une partie de son cœur. Madame, elle, atteinte d’un sombre pressentiment, pensait qu’elle ne reverrait jamais l’Angleterre et qu’elle y abandonnait le meilleur de sa vie.

Quinze jours plus tard, en effet, au château de Saint-Cloud, la duchesse d’Orléans mourait après une affreuse agonie. Elle avait bu, comme cela lui arrivait souvent, un verre d’eau de chicorée disposée dans une armoire, à portée de sa main et de sa soif.

On l’enterra avec une pompe royale et, au-dessus du catafalque haut comme un échafaud, la grande voix de Bossuet tonna sa plus célèbre oraison funèbre :

— Madame se meurt ! Madame est morte !

Perdue dans la foule brillante et endeuillée qui l’écoutait, une jeune fille, à genoux, sanglotait sans retenue. Louise de Keroualle pleurait celle qui avait été pour elle une amie autant qu’une maîtresse.

Une entrevue nocturne

Pour Louise de Keroualle, la mort de Madame était à la fois un déchirement et un effondrement. Elle se retrouvait seule, sans appui, sans protection, au sein d’une Cour qu’elle devinait dangereuse. On chuchotait en effet, avec des mines scandalisées, que Madame n’était pas morte naturellement, que sa santé était fragile mais pas au point d’en mourir et que l’horreur de son agonie était plus que symptomatique. On murmurait, plus bas encore, que la fameuse eau de chicorée avait été mortelle parce que le chevalier de Lorraine l’avait voulu, que le favori de Monsieur haïssait autant la femme que l’ambassadrice secrète de Louis XIV et qu’il était le chef de file d’une coterie disposée à détruire l’alliance anglaise. Nul, d’ailleurs, n’accusait Monsieur lui-même d’avoir trempé dans cette vilaine histoire. En dépit de sa mauvaise entente avec Madame, le prince avait le cœur trop naturellement noble pour cela.

Au milieu de ces bruits inquiétants, Louise se demandait, non sans inquiétude, ce qu’il allait advenir d’elle. Qui pouvait assurer que sa vie ne fût pas en danger ? On la savait fort avant dans les confidences de la princesse et l’on pouvait la supposer en possession de beaucoup d’information. La sagesse aurait voulu qu’elle s’en allât retrouver Keroual et les rives de l’aber Ildut.

Mais elle ne s’en sentait guère l’envie. Rentrer en Bretagne, c’était retourner à la grisaille d’autrefois, supportable tant qu’elle n’avait pas connu autre chose… quand aucun regard royal ne s’était encore posé sur elle. À présent, ce serait s’enterrer toute vive et pour toujours. Beaufort était mort. Personne ne viendrait plus la chercher là-bas.

Peut-être, néanmoins, se fût-elle finalement résignée au départ si l’on n’était venu lui dire que le Roi la demandait en son cabinet, et sur l’heure. Tremblante, incertaine de ce qui l’attendait, Mademoiselle de Keroualle se rendit à la convocation de Louis XIV. Que pouvait-il bien lui vouloir ?

Quand elle y pénétra, le cabinet du Roi était obscur. Les nuages d’orage qui roulaient au-dessus du château de Saint-Germain étaient si noirs qu’il avait fallu allumer les candélabres. L’atmosphère était étouffante, en dépit des fenêtres ouvertes, et Louise sentit sa gorge se serrer.

Le Roi n’était pas seul. Debout à quelques pas de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, un grand jeune homme blond d’une extrême beauté et d’une élégance plus grande encore semblait attendre quelque chose. En le reconnaissant, le cœur de Louise manqua un battement : c’était le duc de Buckingham, l’ami intime du roi Charles II1.

Tandis que la jeune fille plongeait dans sa révérence, l’œil inquisiteur du Roi s’attachait à elle. C’était la première fois qu’il la regardait vraiment et il s’étonnait en lui-même de n’avoir jamais prêté plus d’attention à cette beauté fine, à cette grâce achevée, à la perfection de ce ravissant visage. Il avait fallu qu’un Anglais découvrît la perle qu’il avait sous les yeux pour qu’il s’en aperçût.

— Mademoiselle, dit-il enfin quand, sur son invitation, la jeune fille se fut relevée. Milord duc de Buckingham nous est envoyé par notre bon frère, le roi Charles II d’Angleterre, avec une mission vous concernant. Le Roi souhaite vous voir prendre rang parmi les dames d’honneur de la reine Catherine, en souvenir de l’attachement que vous portait Madame, sa sœur bien-aimée et la nôtre. Que dites-vous de ce projet ?

Louise sentit la joie l’inonder. Ainsi, « il » ne l’avait pas oubliée, en dépit de son chagrin, en dépit de toutes ces femmes qui ne songeaient qu’à lui plaire ? Elle eut le bon esprit de baisser les yeux afin que le Roi ne pût deviner le bonheur qui l’envahissait.

— Je suis, dit-elle, l’humble servante de Votre Majesté et mon seul désir est de lui obéir en toutes choses. Je ferai ce que le Roi ordonnera.

Louis XIV sourit. Cette obéissance simple lui plaisait. Elle lui faisait bien augurer de l’avenir et ce fut avec beaucoup de grâce qu’il congédia la jeune fille.

— Rentrez chez vous, Mademoiselle. Le Roi est content de vous et vous fera connaître avant peu ce qu’il a décidé pour votre avenir.

Ce fut en effet « avant peu » car la nuit suivante, des coups discrets furent frappés à la porte de Mademoiselle de Keroualle. C’était La Porte, le fidèle valet de chambre du Roi, et comme Louise s’étonnait d’une visite aussi tardive – il était plus de minuit –, La Porte lui apprit que le Roi la demandait. Il souhaitait lui parler sur l’heure et en secret.

S’enveloppant vivement d’une mante sombre jetée sur sa robe de nuit, Louise, un peu effarée tout de même, suivit le valet par des couloirs totalement inconnus d’elle, qui s’ouvraient soudain dans l’épaisseur des murs. En quelques instants, elle se retrouva dans le cabinet du Roi où, cette fois, Louis XIV était seul.

— Ma chère enfant, lui dit-il après l’avoir fait asseoir, je vous ai demandé de venir à cette heure tardive afin de pouvoir vous parler en toute sécurité. Ainsi que le désire le roi Charles, vous allez partir pour l’Angleterre et vous y remplirez fidèlement, comme vous l’avez fait auprès de Madame, les tâches que vous imposera votre nouvel état auprès de la reine Catherine.

Louise répondit qu’elle ferait de son mieux. Mais le Roi avait autre chose à dire.