« Un bâtard demeure toujours un bâtard, écrivait-il, même un bâtard de roi. » Et le déshonneur est le même qu’avec n’importe quel homme moins bien né.

Une peine de duchesse

Louise pleurait encore sur la lettre paternelle quand le Roi, comme chaque soir, vint la voir. C’était la première fois qu’il la trouvait en larmes, elle toujours si calme, si gracieuse et si souriante. Il en fut bouleversé car, contrairement à la plupart des autres femmes, Louise savait pleurer avec infiniment de grâce. Elle lui montra alors la fameuse lettre.

Charles la lut, d’abord avec surprise puis avec colère.

— Comment un père peut-il en venir à blesser si cruellement une fille telle que vous ? Calmez-vous, ma chère, je vous promets qu’avant peu on regrettera chez vous de vous avoir fait mal.

Quelques jours plus tard, en effet, Mademoiselle de Keroualle recevait les titres de duchesse de Portsmouth, baronne Petersfield et comtesse de Fareham. Peu de temps après, Charles II couronnait son œuvre en reconnaissant le fils de la jeune femme et en lui conférant le double titre ducal de Lennox et de Richmond.

La joie de Louise fut de courte durée. Pour ne pas soulever les protestations de son peuple qui adorait littéralement Nell Gwynn (et détestait la Française en conséquence !), il reconnut aussi le fils de la comédienne et lui conféra le titre de duc de Saint-Albans. Cet acte blessa cruellement Louise car elle vit là une façon de la classer dans la même catégorie de femmes que l’ancienne marchande d’oranges.

Néanmoins, comme elle était intelligente, elle comprit qu’il n’y avait vraiment rien à faire avec un homme tel que Charles, qu’il ne changerait jamais, et elle décida de se consacrer désormais uniquement aux affaires de son véritable maître : le roi de France. Elle cessa même de lutter, si peu que ce soit, contre sa collection de rivales, y compris l’insupportable Nell.

Charles II lui sut gré de cette sagesse. Il conservait pour elle, au fil des années, une profonde tendresse et aussi des accès de désir, mais surtout il aimait à se retrouver auprès de cette jolie femme toujours souriante. Sa demeure était un lieu de luxe raffiné, typiquement français, où l’élégance était toujours de bon ton et l’atmosphère agréable. Louise savait recevoir comme personne. Aussi, jamais un jour ne s’achevait sans amener le Roi. Il arrivait même fréquemment qu’il donnât chez la duchesse des réceptions amicales ou diplomatiques dont se trouvait puissamment renforcé le prestige de lady Portsmouth.

Louis XIV, de son côté, pour la demande de Charles, et pour ne pas être en reste, conféra à sa fidèle et discrète ambassadrice le titre de duchesse d’Aubigny. Aubigny-sur-Nère était une jolie terre située au nord de Bourges qui avait jadis appartenu aux Stuarts par l’entremise de l’Écossais John Stuart de Darnley, comte de Buchan et connétable de France pendant la guerre de Cent Ans.

Malheureusement, des heures sombres se préparaient à présent pour Louise. Une nouvelle maîtresse venait d’apparaître à l’horizon sentimental de Charles II et de celle-là, Louise devait souffrir plus que des autres car il s’agissait d’une Française : la duchesse de Mazarin, Hortense Mancini, femme tapageuse s’il en fût mais d’une extraordinaire beauté.

Au temps de son exil, après la mort de son père, Charles avait connu Hortense à Paris et s’était montré sensible à son charme, qui était grand. Depuis, mal mariée et folle de plaisirs, Hortense avait couru l’Europe, traînant à sa suite les hommes et les aventures retentissantes. La dernière en date avait eu pour cadre la Savoie, où elle avait asservi le duc Charles-Emmanuel. Elle s’y plaisait beaucoup. Malheureusement pour elle, le duc mourut, d’une mort si étrange d’ailleurs que l’on parla de poison. Le premier soin de sa veuve fut de chasser l’intruse qui lui avait fait vivre l’enfer. Hortense, ayant laissé un peu partout sur son passage des traces regrettables, n’avait pas vu d’autre refuge que l’Angleterre.

Elle y rencontra un succès considérable. Le Roi se prit de passion pour elle et, cette fois, il négligea toutes ses autres maîtresses, même Louise, qui vit alors se détourner d’elle bien des courtisans, chacun n’ayant qu’une hâte : faire sa cour au nouvel astre.

La plus cruelle des défections fut celle de son vieil ami Saint-Évremond, qui alla s’établir presque à demeure chez Hortense.

Pourtant, le Roi gardait pour la duchesse de Portsmouth amitié et tendresse. Sa politique ne déviait pas de la ligne préconisée par Louise, en dépit des efforts d’Hortense qui, ayant à se plaindre de Louis XIV, ne se faisait pas faute de travailler contre lui. Mais Charles restait ferme, et non sans courage, d’ailleurs, car cette politique, catholique et profrançaise, était mal vue. Un certain Titus Oates fomenta même une révolte qui prit des proportions assez graves pour que Louise ait peur et pour que le Roi lui-même éprouve pour elle quelques craintes. Il décida alors que, par sécurité, elle irait faire un voyage en France, où elle n’était pas rentrée depuis des années.

Au printemps de 1682, la duchesse de Portsmouth fit à Versailles, où le Roi venait d’installer sa Cour, une entrée de souveraine. Soixante-quatre chevaux et quatre carrosses aux armes d’Angleterre composaient son train et elle fut royalement reçue par le souverain, qui d’ailleurs l’appelait à présent « ma cousine ».

Versailles, tout neuf, l’éblouit et elle éblouit Versailles par sa beauté et ses toilettes. Sous les lambris dorés du plus beau palais du monde, Louise vécut des heures enchantées, et d’autant plus grisantes qu’elle s’y éprit d’un autre homme.

Elle avait déjà rencontré à Londres le grand prieur Philippe de Vendôme, frère de son bienfaiteur le duc de Beaufort et petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, et il s’était montré assez assidu chez elle. Mais ce fut avec une joie étrange, inattendue, qu’elle le retrouva en France et accepta qu’il lui fît la cour. Une cour à laquelle Louise céda…

Aussi quand, après un séjour aux eaux de Bourbon-l’Archambault et un bref voyage en Bretagne, la duchesse de Portsmouth regagna l’Angleterre, elle emportait avec elle non seulement de merveilleuses boucles d’oreilles en diamants offertes par le Roi mais aussi son nouvel amant. Philippe avait décidé de l’accompagner sous le plus cocasse des prétextes : rendre visite à sa tante, qui n’était autre… qu’Hortense Mancini.

Malheureusement pour Louise, elle avait mal placé son amour. Philippe était un mauvais sujet manquant totalement de discrétion. Il osa rendre publique une liaison qu’il considérait comme infiniment flatteuse. Louise, ulcérée, comprit qu’elle avait commis une faute susceptible de lui aliéner aussi bien l’amitié de Louis XIV que celle de Charles II.

D’ailleurs Nell Gwynn – encore elle – et la duchesse de Mazarin, curieusement alliées pour la circonstance, ne se privèrent pas de faire autant de bruit que possible autour de cette affaire, pensant obtenir la disgrâce de la « Française ». C’était mal connaître Charles II.

Il aimait vraiment Louise et il savait quels étaient ses propres torts envers elle. Il obligea Vendôme à quitter l’Angleterre mais montra à son amie une tendresse encore plus attentive.

« Madame de Portsmouth et son fils, le duc de Richmond, sont les personnes que j’aime le mieux », déclara-t-il un jour non seulement à l’ambassadeur de France mais à toute la Cour. La Cabale en était pour ses frais. Louise sortait de l’aventure d’autant plus forte qu’Hortense n’allait pas tarder à se lancer dans une affaire si désastreuse qu’elle lui ferait perdre tout crédit et la conduirait à une fin ignominieuse, dans la misère et la boisson.

D’ailleurs, le séjour anglais de Louise tirait à sa fin. Au soir du 12 février 1685, Charles II fut pris d’un malaise au moment où il sortait de chez la duchesse. Quatre jours plus tard, il mourait, dans la foi catholique de ses pères grâce à Louise qui avait introduit clandestinement auprès de lui le père Huddlesdon. Reconnaissant, il avait, avant de perdre définitivement conscience, recommandé chaleureusement Louise et son fils à son frère, le duc d’York, qui devenait le roi Jacques II.

— Soyez sans crainte, promit celui-ci, je saurai veiller sur eux.

Jacques II tint parole. Louise conserva fortune et privilèges mais, sans l’homme qu’elle avait tant aimé, Londres et l’Angleterre lui semblaient à présent vides et sans attrait. Elle voulut retrouver le ciel du pays natal, revoir aussi le superbe Versailles.

Six mois après la mort de Charles, elle quittait l’Angleterre avec son fils pour n’y plus revenir. Durant quelque temps, elle vécut à Paris au milieu du luxe et du faste qui lui étaient devenus habituels. Son fils se convertit avec éclat au catholicisme, donnant ainsi à Bossuet l’occasion de régaler la Cour d’un de ses plus beaux sermons.

Malheureusement, le nouveau converti dépensait l’argent à pleines mains et se vautrait dans une telle débauche qu’elle devait le mener au tombeau. Ce fut sa mère qui l’enterra en 1723. Le Grand Roi était mort et elle n’était désormais qu’une survivante. Toute sa fortune avait fondu et il ne lui restait plus guère que des dettes.

Accablée de douleur, Louise se retira alors dans sa terre d’Aubigny, la seule qui lui restât, et s’y consacra à la prière et aux œuvres charitables. Elle y fonda un couvent de religieuses hospitalières qui se partageaient entre les soins aux malades et l’éducation des jeunes filles.

Néanmoins, ce fut à Paris, où elle était revenue pour consulter des médecins, que mourut la duchesse de Portsmouth et d’Aubigny, le 14 novembre 1734. Elle était alors âgée de quatre-vingt-quatre ans et avait survécu cinquante années à son royal amant.

De ses efforts passés, il ne restait rien.

« Seul, ainsi que l’écrivait Saint-Évremond, le ruban de soie qui entourait la taille de Mademoiselle de Keroualle unissait la France à l’Angleterre… »

Les luttes, un instant éteintes, avaient repris. Les deux pays étaient à nouveau ennemis et cela allait durer, cette fois, jusqu’à l’Entente cordiale, en 1905.


1. Fils de ce Buckingham qui aimait trop Anne d’Autriche.

L’aventure de Riza Bey et d’Adélaïde de Lespinay

Un prince des Mille et Une Nuits et une épouse bien sage

Le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs à la Cour du roi Louis XIV, avait une longue habitude des envoyés royaux. Il n’était pas rare qu’un pays étranger déléguât un haut personnage à Versailles pour y échanger des politesses ou y signer des traités d’amitié plus ou moins respectés avec le Roi-Soleil. Mais en se rendant ce matin-là à Charenton, où un grand hôtel au bord de l’eau était réservé aux ambassadeurs, il ne se doutait certainement pas des difficultés qu’il allait rencontrer, bien qu’il sût déjà que le nouvel hôte de la France, en l’occurrence Son Excellence Mehemet Riza Bey, envoyé extraordinaire du shah de Perse, n’était pas un personnage facile à vivre.

Depuis qu’il avait débarqué à Marseille, le Persan avait causé une foule d’ennuis au protocole. D’abord, il refusait énergiquement de voyager en carrosse, qu’il qualifiait de boîte incommode et étouffante. Il ne voulait voyager qu’à cheval, ce qui, dans chaque bourg traversé, causait une petite révolution à cause de l’étrangeté du personnage. Ensuite, il voulait être partout précédé de sa bannière, ce qui était formellement interdit par le protocole. Enfin, il refusait obstinément de manger autre chose que ce qui était préparé par ses propres gens dont, d’ailleurs, le nombre avait posé plus d’un problème. Mais enfin, Mehemet Riza Bey était bien arrivé à Paris, et le baron de Breteuil pouvait honnêtement espérer que, désormais, les choses iraient toutes seules.

Il se trompait lourdement. À peine en présence de Riza Bey, il le salua profondément et, du ton posé qui convenait, l’informa que le Roi le recevrait deux jours plus tard à Versailles, s’attendant à de grands remerciements pour une si flatteuse célérité. Mais le Persan, assis en tailleur sur son divan, se contenta de tirer de sa bouche sa pipe à eau et de prononcer un seul mot que traduisit l’interprète :

— Impossible !

— Comment cela, impossible ?

Le baron s’étrangla presque en articulant ces mots.

— Mais… c’est la décision de mon Roi !

— Ton Roi, ô messager, ne saurait entrer en lutte avec la Lune. Et c’est la Lune qui s’oppose à ce que je me rende au jour qu’il a fixé dans son palais.

— La… la Lune ! Est-ce que vous ne vous trompez pas ? demanda Breteuil en se tournant vers l’interprète. Celui-ci, un brave homme de prêtre nommé Godereau, qui était au surplus curé d’Amboise, écarta les bras en un geste d’impuissance.