Aux approches de la cinquantaine, en effet, le président Lescot était un fort bel homme, élégant, l’air noble, le teint coloré et très fier de son épaisse chevelure brune que ne striait encore aucun fil blanc. Les femmes d’ailleurs se retournaient d’autant plus volontiers sur son passage qu’il était célibataire et constituait un parti des plus enviables.

Son séjour à Paris devant se prolonger et peu désireux de le passer tout entier dans la promiscuité d’une auberge, François Lescot prit logis dans une belle maison de la rue de la Bûcherie tenue par une veuve fringante, l’aimable Madame Ledoux, qui lui loua une belle chambre précédée d’un salon fort convenable et meublé au goût du jour. Le service était assuré à la perfection par des servantes que l’hôtesse surveillait de près.

D’ailleurs, cette excellente Madame Ledoux veillait attentivement au confort de ses pensionnaires et petit à petit, une sorte d’amitié s’établit entre elle et son séduisant locataire. Qu’il s’agisse de la ville, de la Cour, de la campagne ou du théâtre, Marguerite Ledoux connaissait son Paris et son Versailles sur le bout des doigts, surtout le théâtre, dont il faut avouer que le président Lescot raffolait. Sa joie de venir à Paris tenait beaucoup au fait qu’il allait pouvoir donner tout à son aise libre cours à sa passion.

Interrogée par lui sur les meilleurs spectacles, Madame Ledoux fut formelle.

— La meilleure troupe, c’est celle de l’hôtel de Guénégaud. Vous pourrez y applaudir Mademoiselle Molière, la veuve de notre grand Molière, et vous constaterez sans peine qu’il est difficile de trouver artiste plus brillante… ou plus jolie qu’elle !

Ce préambule était plus que suffisant pour enflammer la curiosité du riche Dauphinois. Le soir même, il prenait place au parterre pour y applaudir Mademoiselle Molière, autrement dit Armande Béjart, veuve de l’illustre auteur-comédien.

Cette année-là, celle qui avait été le grand amour et le pire tourment de Molière atteignait ses trente et un ans. Ce n’était peut-être pas une très grande actrice, mais du moins était-elle une femme accomplie et ô combien ravissante : de longues boucles blondes encadrant un visage parfait au charme mutin, d’immenses yeux bleus candides à souhait, un teint nacré, le tout rehaussé par les toilettes somptueuses et les joyaux que valait à la belle Armande la générosité de ses admirateurs.

Au moral, le tableau était moins charmant. Égoïste, calculatrice, assez vaine et d’une intelligence ne dépassant pas une honnête moyenne, Mademoiselle Molière possédait cependant assez de vernis spirituel pour paraître brillante dans une ville où le clinquant avait souvent plus de crédit que la valeur réelle.

Telle qu’elle était, l’actrice plongea notre président dans le ravissement. Il l’applaudit à tout rompre, regarda de travers les jeunes seigneurs enrubannés qui, sitôt la fin de la pièce, se ruaient en habitués vers la loge de l’idole et rentra chez lui d’assez mauvaise humeur. À Grenoble, il n’eût eu qu’à se montrer pour être accueilli avec révérence, mais ici il n’était qu’un inconnu et, pire encore, un provincial. Quelle chance pouvait-il avoir de se faire présenter à la comédienne ?

De retour rue de la Bûcherie, il trouva son hôtesse l’attendant auprès d’une table confortablement servie « afin de compléter par le plaisir de la bouche le plaisir des yeux et des oreilles ». Ce dont il la remercia chaudement car il se trouvait ainsi quelque peu consolé.

Tout naturellement, encouragé par la chaleur d’un excellent bourgogne, il fit part à Madame Ledoux de son plus cher désir : approcher Mademoiselle Molière, lui être présenté… L’aimable dame se mit à rire.

— Voilà un souhait bien facilement réalisable, Monsieur le président. Savez-vous que je connais bien notre belle artiste ?

— Vous ?

— Mais oui… Il y a quelques années, j’ai eu moi aussi ma folie de théâtre. Je rêvais d’être comédienne et j’ai même réussi à entrer dans la troupe de Molière… oh, pour des tout petits rôles. Et puis j’ai rencontré Monsieur Ledoux, nous nous sommes aimés, mariés, j’ai quitté les tréteaux mais je suis restée en très bons termes avec Armande. Il lui arrive de venir me voir pour parler du bon vieux temps… oh ! très discrètement, à cause des commérages, puisque je reçois des hôtes payants. Mais voulez-vous que je l’invite ? Je suis certaine que vous lui plairez. Pour peu que vous sachiez lui offrir ces mille riens qui tiennent si fort au cœur des femmes, vous pourriez même être très bons amis… Armande est terriblement coquette, je vous en avertis.

— Je suis riche, affirma imprudemment Lescot, et peux facilement combler une jolie femme. Dites à votre amie que si elle veut bien me regarder avec quelque faveur, elle ne le regrettera pas… Vous non plus, ma chère.

Madame Ledoux minauda, roucoula, dit que le cher président était un bien grand sacripant qui s’entendait trop bien à manier les faibles femmes et promit que dès le lendemain, après le spectacle, l’éblouissante Armande accepterait certainement de venir prendre une collation avec son admirateur.

Du coup, l’inflammable magistrat ne dormit pas de la nuit, passa la journée du lendemain à embellir encore son appartement et quand, caché derrière les rideaux de sa fenêtre, il vit une femme masquée descendre d’une chaise et s’engouffrer dans la maison, il dut se cramponner aux murs pour ne pas défaillir. Il avait parfaitement reconnu la tournure inimitable de la belle Armande.

Inimitable… ou parfaitement imitée ? Car en fait, la veuve Ledoux, qui n’était qu’une habile entremetteuse, n’avait jamais fait de théâtre ni échangé la moindre parole avec Mademoiselle Molière. Par contre, elle était douée d’une astuce redoutable qui lui faisait aiguiller doucement ses pensionnaires provinciaux vers le théâtre Guénégaud afin qu’ils y admirent Armande Béjart, et cela depuis qu’au cours d’une existence beaucoup moins respectable qu’elle ne voulait bien le dire, elle avait découvert sur le pavé de Paris une ravissante fille de petite vertu, Marie Simonnet, qui était le sosie à peu près parfait de la blonde comédienne

Marie Simonnet, autrement nommée La Tourelle, se disait veuve d’un certain Hervé de La Tourelle qui avait d’ailleurs toutes les chances d’être sorti tout vivant, ou plutôt tout défunt, de son imagination. Plus jeune que Mademoiselle Molière et peut-être plus jolie encore, elle vivait discrètement, à l’abri du grand soleil de la rue, dans une petite maison de Vaugirard où elle recevait les clients un peu benêts que lui rabattait la logeuse. Autrement dit, toutes deux exploitaient fort convenablement une ressemblance des plus fructueuses et à peu près sans danger car, si la belle Armande prônait hautement sa propre vertu, elle en faisait en réalité assez bon marché : ses amants ne se comptaient plus.

Devant François Lescot ébloui, Marie Simonnet joua son rôle en grande comédienne. Elle avait pour cela suffisamment étudié son modèle, notant aussi bien sa manière de se coiffer que ses couleurs favorites, imitant ses grands airs de langueur, ses yeux voilés et jusqu’à la petite toux dont Mademoiselle Molière avait coutume de ponctuer ses discours. À son amoureux, elle parla théâtre, conta de menues anecdotes de coulisses et se plaignit beaucoup des jalousies et des méchancetés dont elle était l’objet de la part de camarades moins favorisées. Puis, avec des soupirs, elle avoua un grand besoin de compréhension, de tendresse cachée, de fraîcheur d’âme dans cette solitude morale où l’avait laissée la mort de son génial époux, « le seul homme qui l’eût jamais aimée véritablement ». À cette triste évocation, elle laissa même couler quelques larmes qui lui gagnèrent définitivement le cœur du président. Il se jeta à ses pieds, jurant qu’il était prêt à tout pour l’aider à supporter une existence aussi amère.

— Permettez-moi d’être le soutien de votre fragilité, s’écria-t-il. Nous autres, gens de province, sommes sans doute moins brillants que vos Parisiens mais incontestablement plus solides. Nous savons la valeur d’un amour discret, attentif, hors des bruits de la ville.

La fausse Armande essuya ses yeux et offrit à son adorateur un lumineux sourire.

— Vous me faites tant de bien, mon ami. Je n’aurais jamais cru rencontrer un jour un homme tel que vous. Je viendrai ici aussi souvent que je le pourrai car je me sens déjà de l’amitié pour vous mais, en échange, accordez-moi une faveur.

— Tout… tout ce que vous voudrez !

— Ne venez plus au théâtre.

— Ne plus… oh ! Pourquoi cette cruauté ? Pourquoi me priver de vous admirer dans votre gloire ?

« Armande » soupira, reprit sa mante de soie et commença de s’en envelopper.

— Je croyais, dit-elle tristement, que vous m’aviez comprise mais je me trompais. Je souhaitais seulement que notre amitié demeurât hors d’atteinte des méchants. Si elle était connue, elle serait bien vite vilipendée, salie, rendue impossible et si vous revenez au théâtre, elle le sera, inévitablement. Adieu.

Épouvanté de la perdre si vite et se traitant intérieurement de maladroit, il la retint, implora, supplia, et comme elle semblait disposée à se laisser fléchir, murmura :

— Mais… en échange, vous viendrez me voir souvent ?

— Aussi souvent que je le pourrai, je le promets.

— Ce n’est pas assez. Je veux vous voir chaque soir… même quelques minutes.

Elle parut hésiter puis finalement sourit.

— Eh bien soit ! Chaque soir, je le promets, mais vous êtes un tyran que je devrais fuir. Que sera-ce bientôt si je ne sais déjà pas vous résister ?

— Alors… à demain. Vous ne savez pas le bonheur que vous me donnez, Armande !

Ce bonheur, l’amoureux président le concrétisa dès le lendemain sous les espèces d’une fort belle bague en diamants qu’il offrit à sa belle en gage de « leur naissante affection ». Ce soir-là, il y eut souper, propos galants, grande entreprise de séduction de part et d’autre, et le soir suivant, le sosie d’Armande ne quitta la rue de la Bûcherie que fort tard dans la nuit après avoir permis à son amoureux de lui prouver toute l’ardeur de sa flamme, bonté que celui-ci sut reconnaître par le don d’un ravissant collier d’or et de perles qui avait fait jusqu’à présent le principal ornement de la vitrine du sieur Doublet, le célèbre joaillier du quai des Orfèvres.

Il est vrai qu’au cours du souper de la veille, la belle avait négligemment parlé de ce collier qu’enviaient nombre de jolies femmes. Mais l’heureuse bénéficiaire sut combler le donateur avec tant de munificence que celui-ci songea sérieusement à aller dès le lendemain dévaliser tous les bijoutiers de la capitale tant c’était chose agréable que de faire plaisir à Mademoiselle Molière !

L’aventure dura plusieurs semaines sans la moindre anicroche. Enivré, fou d’amour et de bonheur, François Lescot ne quittait plus la rue de la Bûcherie que pour le Palais, où se débattait son procès, et les boutiques des marchands, où il achetait tout ce qui lui paraissait digne de sa jolie maîtresse. Une agréable rivière d’or coulait sur la fausse Armande et, bien entendu, sur la veuve Ledoux, le contrat qu’elles avaient passé ensemble stipulant un partage équitable. L’hôtesse ne cessait de se féliciter de son Dauphinois : jamais la fausse Mademoiselle Molière n’avait obtenu de tels résultats.

Pourtant, les choses n’auraient su aller ainsi indéfiniment et deux tout petits événements vinrent déranger une trame si bien ourdie, le fameux grain de sable dans les rouages.

D’abord, Lescot s’était épris très réellement et très profondément de « son Armande ». Ce que la Ledoux et lui-même d’ailleurs avaient cru n’être qu’une flambée de désir et d’orgueil était bel et bien devenu amour sincère, tenace et passionné, si passionné même que la pauvre Marie Simonnet s’en retrouvait captive : elle aussi s’était mise à aimer son amoureux. François était si gentil, si tendre ! À certains moments, la pauvre fille se prenait à rêver d’une vie entière passée à l’abri de cette adoration. D’ailleurs, il la pressait de plus en plus d’abandonner le théâtre pour le suivre dans ses montagnes.

— Vous serez ma femme ! jurait-il.

Et Marie se désolait en songeant que celle dont elle usurpait l’identité était en train de se venger sans même s’en douter puisque c’était à elle en réalité, et non à la pauvre Tourelle, que Lescot offrait de devenir Madame la présidente.

— Comment tout cela finira-t-il ? confia-t-elle un soir à la Ledoux.

— Comment veux-tu que cela finisse ? riposta l’autre en haussant les épaules. Par son départ, bien sûr, quand, procès gagné ou perdu, il se décidera à rentrer chez lui. Ne rêve pas trop, ma fille, et surtout ne t’avise pas de parler : ce ne serait bon pour personne.