Le 17 septembre 1675, la sentence fut rendue. Elle condamnait le président Lescot à une amende de 200 livres payables à Mademoiselle Molière à titre de dommages et intérêts (sans doute pour les gifles reçues). Quant à la femme Ledoux et à Marie Simonnet, dite La Tourelle, elles étaient condamnées à « être fustigées nues et par deux fois, au-devant de la grande porte du Châtelet et du domicile de ladite demoiselle Molière. Ce, une fois fait, bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris ; enjoint à elles de garder leur ban à peine de la hart et, solidairement, à vingt livres d’amende envers le Roi, cent livres de réparations civiles, dommages et intérêts envers ladite Molière (qui réalisait ainsi la meilleure affaire de sa vie !) et aux dépens ».

En entendant son jugement, Marie Simonnet éclata en sanglots déchirants qui ne firent que croître tandis qu’on l’emmenait. Le jugement devait être exécuté le lendemain dans la matinée.

Mais, quand ils vinrent chercher les deux prisonnières pour les conduire devant la prison, les y dévêtir et leur faire subir la première séance de fouet, les archers de robe courte chargés de surveiller l’exécution ne trouvèrent plus que la femme Ledoux. La petite Marie Simonnet avait disparu comme par enchantement sans que personne pût dire ce qu’elle était devenue. On parla d’intervention diabolique, de sorcellerie, d’odeur de soufre perçue dans la nuit et de bruits étranges venus du cachot… mais on ne retrouva pas la condamnée.

Quelqu’un pourtant, qui n’était ni le diable ni ses suppôts, aurait pu renseigner les curieux car, tandis que le fouet du bourreau retombait sur les chairs quelque peu effondrées de la Ledoux, au grand dam d’un public de connaisseurs qui avait espéré un plus excitant spectacle, un carrosse soigneusement fermé, sans armoiries ni marque d’aucune sorte, roulait à grandes guides sur la route du Midi.

Il emportait le président François Lescot et Marie Simonnet qu’il avait, à prix d’or, arrachée à la prison et à l’infamie de l’exécution publique, tout simplement parce qu’il ne pouvait pas en supporter l’idée.

En effet, à voir l’une près de l’autre Armande et Marie, la comédienne hautaine, rapace et impitoyable et la pauvre fille désespérée, si touchante dans son chagrin, son repentir et ses aveux désespérés, François Lescot avait compris qu’en fait ce n’était pas Mademoiselle Molière qu’il aimait réellement mais bien son charmant sosie. Quant à Marie, éperdue de reconnaissance, elle ne demandait qu’à donner une éternité d’amour et de gratitude à celui qui lui donnait une telle preuve d’attachement.

L’histoire s’arrête là, tout juste lorsque commence le bonheur qui ne saurait s’accommoder des chahuts de la publicité. Revenu à Grenoble, François Lescot vendit sa charge, épousa Marie et partit vivre dans le cadre magnifique de la nature l’amour conquis de si étrange façon. Entendez par là qu’ayant acheté une grande propriété aux environs de Grenoble, il alla s’y enfermer avec Madame Lescot si discrètement que l’on n’entendit plus parler d’eux, ce qui est encore la meilleure preuve qu’ils vécurent heureux.

Quant à Mademoiselle Molière, le procès, comme elle l’avait si bien imaginé, lui ayant rapporté un grand surcroît de gloire, sans compter les profits, elle couronna sa carrière en épousant à grand fracas, le 31 mai 1677, le fameux Guérin d’Estriché. Puis, ayant ainsi solidement assis sa réputation d’honorabilité parfaite, elle entreprit de le tromper copieusement, ce qui, depuis Molière, était chez elle une habitude.

Il est vrai que, la situation de mari trompé n’ayant jamais fait mourir personne, ledit Guérin trouva sa vengeance en survivant de vingt-huit ans à sa volage épouse et en ne se décidant à quitter cette terre de douleur qu’à l’âge respectable de quatre-vingt-douze ans… au grand désespoir de ses héritiers à moitié morts d’impatience !

La « glace » de la marquise de Sévigné

Il y a au monde des gens pour qui l’horloge de la vie sonne toujours trop tôt ou trop tard et dont le cœur ne bat qu’à contretemps. Ils n’aiment que qui ne les aime pas, ou pas encore, et, quand ils ont réussi à conquérir l’être aimé, ils cessent presque naturellement d’éprouver pour lui le moindre sentiment. Madame de Sévigné allait ainsi passer son existence sans réussir à connaître véritablement les joies de l’amour partagé.

Tout commença lorsque le bon abbé de Coulanges présenta à sa nièce le jeune marquis de Sévigné avec l’arrière-pensée de lui offrir l’occasion d’un amour durable. L’idée était louable : Henri de Sévigné avait vingt ans, il était beau, plein de charme, très peu fortuné sans doute, mais il portait l’un des plus beaux noms de Bretagne, et sa réputation de bravoure n’avait d’égale que les suffrages qu’il s’entendait comme personne à récolter auprès des femmes.

La seule crainte de l’abbé était que justement, la jeune Marie ne s’éprît trop violemment de ce garçon aimable et n’en souffrît par la suite. Or, Marie de Rabutin-Chantal ne montra, après la présentation, qu’un enthousiasme mitigé.

— Je l’épouserai, mon oncle, s’il vous convient de me le donner pour époux, et j’espère que nous serons heureux !

Rien n’était moins sûr ! Comment aurait-ce pu l’être alors que depuis l’adolescence son cœur appartenait à son cousin, l’étincelant Roger de Rabutin, non moins jeune, non moins beau, non moins brave et non moins coureur que Sévigné, et encore beaucoup plus mauvais sujet. Mais Roger volait de fille en femme, collectionnait les maîtresses et ne montrait à sa jolie cousine qu’une tendre affection, tout à fait insuffisante pour en faire un époux.

Pourtant, Sévigné, de son côté, avait été séduit d’emblée par la jeune fille. Elle était en effet ravissante : dix-huit ans, un teint de fleur, de superbes cheveux dorés et de grands yeux de la couleur des fleurs de lin. Grand amateur de jupons, le jeune marquis n’avait résisté à cette éclatante beauté que tout juste ce qu’il fallait pour sauvegarder sa réputation de séducteur : une semaine plus tard, il demandait sa main. L’ayant obtenue, il fit à sa future femme une cour en règle mais enthousiaste… et qui se heurta à une douce indifférence, fort irritante pour un homme à femmes. Henri avait beau savoir que cette ravissante Marie serait prochainement son épouse, il n’en éprouva pas moins de dépit à voir ses soins accueillis si froidement et, entre deux visites, il reprit de plus belle la vie dissipée qu’il affectionnait.

Le mariage devait être célébré en mai. Or, quelques jours avant la cérémonie, une nouvelle tragique arriva à l’hôtel de Coulanges : le marquis de Sévigné venait d’être gravement blessé en duel.

Depuis la mort du cardinal de Richelieu, survenue un an plus tôt, la jeunesse turbulente de Paris ne se lassait pas de croiser le fer pour un oui ou pour un non. Sévigné, duelliste impénitent, était l’un des plus acharnés. Et maintenant, sa bravoure écervelée l’amenait aux portes du tombeau au moment même où il aurait dû mener sa fiancée à l’autel.

La réaction de Marie de Rabutin fut curieuse. En apprenant le danger qui menaçait ce fiancé dédaigné, le cœur de la jeune fille s’émut subitement. Elle trembla tout à coup de perdre celui qui la veille encore lui était tellement indifférent. Dévorée d’angoisse, en larmes, elle passa des heures à l’église, priant Dieu de faire miséricorde à Henri de Sévigné.

— Qu’il guérisse, suppliait-elle désespérément, et je ne vous demanderai plus rien, mon Dieu !

Le Ciel eut pitié, à moins qu’Henri eût l’âme chevillée au corps, toujours est-il que trois mois plus tard, en l’église Saint-Gervais, l’évêque de Senlis unissait Henri de Sévigné et Marie de Rabutin-Chantal pour le meilleur et pour le pire. Le lendemain, le jeune couple partait pour la Bretagne afin de s’installer au château des Rochers, une agréable demeure champêtre aux murs gris et aux toits bleus qui séduisit la jeune épousée au premier regard.

— Comme nous allons être heureux ici ! s’écria-t-elle avec une joie enfantine.

— Croyez-vous ? marmonna son époux sans enthousiasme excessif. Vous découvrirez bientôt que c’est fort ennuyeux, la campagne !

En effet, il n’envisageait pas sans quelque maussaderie un séjour prolongé sur ses terres, séjour que la modicité de ses revenus et la sagesse de l’abbé de Coulanges rendaient obligatoire. Ce dernier, en effet, avait bien payé la dot prévue au contrat mais s’était gardé de mettre déjà Marie en possession de la fortune de ses parents. Elle n’avait d’ailleurs pas atteint la majorité requise par la loi et, quand on connaissait un tant soit peu Sévigné, c’était là une sage précaution.

On demeura deux ans aux Rochers, deux ans qui firent comprendre très vite à la jeune marquise que son amour pour son époux arrivait trop tard. Passé les premiers feux de la lune de miel, Henri se montra tel qu’il était : volage, assez dépourvu de cœur, égoïste et uniquement soucieux de reprendre la vie agréable de Paris. La campagne l’ennuyait à périr, son épouse à peine un peu moins et, quand Marie mit au monde une fille, il ne cacha pas sa déception :

— Que voulez-vous que je fasse d’une fille ? C’est un héritier qu’il nous faut.

La jeune mère, bien sûr, ravala ses larmes en serrant contre elle le bébé sur lequel désormais elle reporterait toute la tendresse inemployée de son cœur. L’enfant, d’ailleurs, était ravissante et lui ferait grand honneur.

Mais Henri ne tenait plus en place. La bienheureuse majorité était arrivée et Marie, à peine relevée de ses couches, se vit entassée dans un carrosse avec sa fille et tous les biens du ménage pour regagner Paris à toute bride. Enfin, Henri allait pouvoir retrouver l’air de la capitale, les cabarets, les compagnons de beuverie, les dames galantes et les bagarres à coups d’épée ! Marie, elle, avait les yeux pleins de larmes en regardant disparaître les Rochers, qu’elle avait peu à peu arrangés à son goût et où elle se plaisait infiniment.

Néanmoins, en s’installant dans une belle maison de la rue des Lions-Saint-Paul, elle se rasséréna, car elle était au fond heureuse de retrouver sa famille, et surtout le cher abbé de Coulanges, le « Bien Bon », qu’elle aimait à l’égal d’un père. Elle était heureuse aussi de retrouver des amis et de s’en faire d’autres, et autour de cette femme charmante, cultivée, un peu précieuse mais douée d’un esprit particulièrement vif qui faisait de la conversation un vrai plaisir, un cercle agréable se forma rapidement. On discutait belles-lettres et vie de Cour. Naturellement, Henri n’avait guère sa place au milieu de tous ces beaux esprits, mais il ne songeait pas à la réclamer. Tout juste s’il se souvenait de temps à autre qu’il était marié.

Cela ne l’empêchait pas de s’offenser de l’espèce d’ostracisme que lui faisaient subir les amis de sa femme. Il s’en vengeait en répandant par la ville le bruit que sa femme n’avait pas plus de tempérament qu’un iceberg. C’est un bel esprit dans un corps de glace dont aucun homme digne de ce nom ne saurait s’accommoder.

Vraie ou pas, la « glace » de Marie constituait en tout cas une excuse commode pour les innombrables aventures féminines de son époux. Il les cachait à peine, d’ailleurs, mais Marie ne lui ferait jamais savoir quel chagrin elle en éprouvait. Son mariage était un fiasco, elle le savait et s’en désolait. Elle s’en inquiétait aussi, car Sévigné ne se gênait nullement pour dilapider la fortune de sa femme et quand, en 1648, elle donna enfin le jour à l’héritier si impatiemment réclamé, Henri s’était complètement détaché d’elle et se consacrait entièrement à ses aventures.

Celles-ci faisaient tant de bruit que le cousin de Marie, le superbe, l’insolent, l’irrésistible Roger de Rabutin, décida qu’il fallait y mettre un terme et vint un beau soir en entretenir la jeune femme.

— Saviez-vous qu’il est devenu l’amant de Ninon de Lenclos ? Tout Paris en fait des gorges chaudes tant il s’en vante et s’en glorifie !

Marie offrit à son cousin un petit sourire sans joie.

— Le beau sujet de gloire ! soupira-t-elle. Et fallait-il que vous m’en informiez ?

Roger de Rabutin haussa les épaules avec emportement. Ses yeux bleus, si semblables à ceux de sa cousine, s’assombrirent.

— C’est que j’enrage, Marie ! J’enrage de vous voir, si jeune, si belle, si brillante, demeurer obstinément fidèle à ce vaurien ! Fidèle jusqu’à la sottise quand je suis là, moi, moi qui vous aime !

C’était vrai, il l’aimait maintenant avec d’autant plus de passion qu’elle lui opposait plus de refus ! Un instant, Marie considéra le beau visage de son cousin. Elle l’avait tant aimé, jadis, que peut-être cet amour n’était pas tout à fait éteint. Peut-être suffirait-il d’une étincelle pour le rallumer ? Alors peut-être pourrait-elle oublier, dans les bras de Roger, la vie impossible que lui faisait son époux ? Mais elle repoussa bien vite cette idée.