— Avez-vous pu croire, mon ami, qu’il vous suffirait de me mettre au fait des folies de mon époux pour que j’en oublie mes devoirs ?

— Non. Mais je voudrais que vous compreniez votre propre folie. Vous laissez vainement couler votre jeunesse.

— Parce que je refuse ce rôle de maîtresse où je vois tant d’autres femmes se ravaler ? Me voyez-vous dans l’état d’une Ninon ? J’ai deux enfants, mon cousin, et je veux pouvoir les regarder, les embrasser d’un cœur paisible.

Rabutin n’insista pas. Cette femme de son sang était pour lui un mystère auquel il ne comprenait rien. Il ne devina pas qu’après son départ, la jeune marquise avait pleuré de honte et de douleur. D’inquiétude aussi : les appétits de Ninon de Lenclos étaient de ceux qui dévorent les plus belles fortunes. Henri était capable de ruiner pour elle femme et enfants.

Aussi quand, ce même soir, le marquis se présenta, par extraordinaire, reçut-il de sa femme un accueil plus que frais.

— Trompez-moi si cela vous chante, Monsieur, lui dit sa femme, puisque aussi bien il y a beau temps que je suis au fait de vos sentiments pour moi, mais ne ruinez pas nos enfants pour une gourgandine !

La séance fut si rude que Sévigné préféra ne pas la prolonger et s’en alla porter ses plaintes… chez Roger de Rabutin, qui le reçut presque aussi mal.

— Tous les torts sont de ton côté, lui dit-il. Tu devrais savoir que le mariage est assorti de certains devoirs que tu sembles mépriser cordialement.

— Tu es aussi ennuyeux qu’un frère prêcheur… ou que ma femme ! marmotta Sévigné en fuyant de nouveau.

Il était à peine parti que Rabutin se jetait sur sa plume pour écrire à Marie une longue lettre dans laquelle il lui reprochait son manque de retenue et lui proposait directement de se consoler avec lui.

« Je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse. Et, s’il faut qu’il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie… »

Le malheur voulut que, par la faute d’un valet étourdi, ladite lettre arrivât tout droit dans les mains du mari, qui réagit aussitôt en offensé. Enfonçant son chapeau sur sa tête, il courut chez Rabutin et lui fit une scène violente, à laquelle le comte réagit avec une grande froideur. Il ne pouvait, quelque envie qu’il en eût, se battre en duel avec Sévigné car son talent à l’épée était tel qu’il était bien sûr de faire de Marie une jolie veuve. Il le traita donc en gamin insupportable et celui-ci, de plus en plus furieux, décida que sa femme avait trop séjourné à Paris.

Le lendemain, il embarquait femme et enfants pour les Rochers, les y installait puis les plantait là après leur avoir tiré sa révérence et défendu formellement de revenir à Paris.

Il ne devait jamais les revoir : vers la fin de la première semaine de février 1651, un messager de l’abbé de Coulanges venait apprendre à Madame de Sévigné qu’elle était désormais veuve. Le 4 du même mois, Sévigné s’était battu en duel avec le chevalier d’Albret à propos d’une femme de mœurs fort légères, une certaine Madame de Gondran, et avait été tué net.

Marie pleura, fit prendre le deuil à sa maison puis décida qu’il était temps pour elle de vivre comme elle l’entendait. La trop douce Marie était morte, la marquise de Sévigné venait réellement de naître.

Elle ne quitta pas pour autant les Rochers, y demeurant encore deux grandes années, s’occupant de ses paysans et écrivant plus que jamais. En son cousin Roger elle avait un correspondant à sa mesure, pourvu du même esprit vif et passablement caustique, de la même tournure d’esprit. À la manière des Mortemart, les Rabutin avaient un langage à eux.

Pourtant, la nostalgie lui vint enfin de la vie parisienne et de ses salons. Elle quitta les Rochers, vint s’installer dans une belle maison de la place Royale proche de l’hôtel de Coulanges et y tint salon. Tout de suite, son succès fut immense. On se pressait chez cette jolie femme spirituelle que l’on voyait toujours flanquée de deux enfants aussi beaux qu’elle-même.

Parmi les nouveaux amis, nul n’était plus brillant, plus séduisant que le surintendant Fouquet, un autre voisin, car il avait acheté, rue Courtauvilain, l’ancien hôtel de Montmorency. Peu à peu d’étroites relations s’établirent entre les deux maisons.

Fouquet aimait les femmes. Madame de Sévigné lui plut et il se prit pour elle d’une de ces passions violentes comme il en éprouvait parfois. Pour elle il était prêt à oublier non seulement sa femme mais la très belle marquise Du Plessis-Bellières, sa maîtresse préférée. Mais la marquise écouta ses propos enflammés avec un sourire indulgent.

— Que venez-vous me parler d’amour, mon ami, à moi qui n’ai jamais su qu’en souffrir ?

— Naturellement, vous n’avez été que mariée ! Vous ignorez tout du bonheur !

— Le bonheur ? Un bien joli mot mais qui ne veut pas dire grand-chose. Croyez-moi mon ami, l’amitié a bien plus de valeur, parce que plus durable que l’amour. Et la vôtre m’est infiniment précieuse !

— Mais vous n’en acceptez rien. Vous préférez vous débattre dans des difficultés sans nom avec les dettes de votre époux…

— … au lieu d’accepter la bourse et le cœur de Fouquet le Magnifique ? Mais oui, mon ami, je suis ainsi !

Il finissait par s’en aller mais il revenait toujours, refusant de se tenir pour battu car ils étaient nombreux, ceux qui mettaient leurs hommages aux pieds de la marquise : le duc de Rohan, le comte du Lude, le prince de Conti, d’autres encore. Alors il chercha à l’éblouir, renonça à son hôtel de la rue Courtauvilain pour le ravissant domaine de Saint-Mandé, un petit palais du bon goût et de l’élégance où elle régnait souvent sur des fêtes joyeuses et sur une armée d’amis, tous beaux esprits. Il finit par construire le fabuleux château de Vaux-le-Vicomte et y dépensa des fortunes sans parvenir à autre chose qu’à faire de la « glaciale » marquise une amie à toute épreuve.

Elle fut l’une des dames qui brillèrent lors de la fameuse et désastreuse fête que Fouquet donna à Vaux en l’honneur de Louis XIV. Mais cette fois, elle n’y prit guère de plaisir.

À Mademoiselle de Scudéry, qui lui demandait comment elle trouvait la fête, elle répondit, soucieuse :

— Trop réussie ! Beaucoup trop réussie ! Notre ami commet là une folie !

— Pourquoi donc ? Tout le monde est enchanté, ce soir.

— Tout le monde, oui. Mais le Roi n’est pas tout le monde, et sa mine me fait peur.

Cette peur qu’elle ne raisonnait pas, elle l’éprouvait encore le lendemain, dans le carrosse qui la ramenait à son cher château des Rochers. En même temps, elle découvrait, non sans stupeur, que Fouquet lui était infiniment plus cher qu’elle n’aurait cru, sinon, pourquoi eût-elle éprouvé tant de crainte ?

Elle fut à peine surprise d’apprendre, deux semaines plus tard, que Fouquet avait été arrêté à Nantes par ordre du Roi et emprisonné à Vincennes. Alors, certaine que son amour n’intéressait plus qu’elle-même, Madame de Sévigné osa s’avouer qu’elle aimait Fouquet depuis longtemps. Fouquet le Magnifique l’inquiétait, mais Fouquet le prisonnier avait droit à toute sa tendresse.

Elle suivit le procès avec passion, avec angoisse aussi, passant de longues heures à prier dans la vieille église Saint-Pol tant elle avait peur de le voir monter un jour à l’échafaud.

Enfin, le samedi 20 décembre, elle écrivit à son cousin : « Louez Dieu, Monsieur, et le remerciez : notre pauvre ami est sauvé. J’en suis si aise que j’en suis hors de moi. »

Sauvé ? Certes, mais prisonnier à vie dans la forteresse de Pignerol, où il devait mourir quatorze ans plus tard. Depuis trois ans alors, la marquise habitait le bel hôtel Carnavalet d’où bien souvent sa pensée s’évadait vers celui qu’elle aurait tant voulu aimer. Elle se consola en lui demeurant fidèle jusqu’au bout.

Le renoncement de Louise de La Vallière

Les épines sous les fleurs

Il était environ six heures du matin, ce mercredi des Cendres 1671, quand les gardes des Tuileries virent sortir une femme toute vêtue de gris, enveloppée d’un grand manteau à capuchon qui se hâtait vers la terrasse du Bord-de-l’Eau. Le jour n’était pas encore levé (on était en février) et les sentinelles, lasses d’une nuit de garde maussade passée à écouter les flonflons de la fête que donnait le Roi pour clôturer le carnaval, ne firent guère attention à cette petite silhouette menue qui s’en allait à pas pressés : quelque femme de service sans doute qui s’en retournait vers son logis.

Les rares passants ne lui prêtèrent pas plus d’attention, et c’est sans avoir rencontré aucun obstacle que la promeneuse matinale s’en vint sonner à la porte du couvent des Dames de la Visitation Sainte-Marie à Chaillot.

C’était un grand et noble couvent dont les élégants bâtiments couvraient toute la colline de Chaillot. Fondé une vingtaine d’années plus tôt par Henriette de France, veuve du malheureux roi d’Angleterre Charles Ier, le couvent recevait tout ce que Paris comptait de femmes du monde désireuses de se tourner vers Dieu. Mais à cette heure matinale du premier jour de Carême, les nonnes étaient toutes à la chapelle pour l’office des Cendres quand la cloche retentit, tirée par une main qui n’hésitait pas. L’inconnue dut donc attendre la fin de l’office car, ayant refusé de décliner son nom et vu son aspect humble, il ne pouvait être question de déranger la supérieure.

Mais quand la mère pénétra dans le petit parloir glacé où la femme attendait, celle-ci tira en arrière son capuchon, livrant à ses regards un visage émacié par le chagrin et d’admirables cheveux d’un blond de lin, puis se laissa tomber à genoux.

— Ma Mère, accueillez-moi, car je n’ai plus d’espoir qu’en Dieu !

La supérieure retint une exclamation de stupeur : cette femme qui levait vers elle de grands yeux bleus décolorés à force de larmes, c’était celle que, depuis dix ans, toutes les femmes de France enviaient plus ou moins férocement : Louise de La Baume Le Blanc, duchesse de La Vallière, la favorite du roi Louis XIV.

— Vous, Madame ? s’exclama la religieuse. Vous ici ? Mais comment ? Pourquoi ?

Pourquoi ? Là était la question. Quelle raison avait bien pu pousser une femme jeune (elle avait alors vingt-sept ans), adorée, adulée par les courtisans, mère de quatre enfants de surcroît, à s’enfuir du palais de son amant aux petites heures du jour comme une voleuse pour venir chercher refuge dans un couvent ? Celle que l’on appelait communément « la La Vallière » aimait le Roi, ce n’était un secret pour personne, elle l’aimait comme aime toute femme vraiment éprise, elle l’eût aimé même s’il n’avait pas été roi, et plus encore peut-être. Alors ?

À cette religieuse qui l’interrogeait, Louise répondit qu’elle était lasse des bruits de ce monde et du vide de la Cour, qu’elle aspirait de tout son cœur à trouver Dieu et à obtenir de lui le pardon d’une existence de scandale et de honte.

Car c’était à cela, en vérité, que se ramenait la vie réelle de celle que tous et toutes enviaient : dix ans de misères, d’avanies, de remords, de souffrances morales et physiques ravalées du mieux que l’on pouvait. Dix ans de haines des autres femmes, de la Reine qui la détestait, de Madame Henriette d’Angleterre (morte l’année précédente dans d’atroces circonstances) qui l’avait jalousée et lui avait mené la vie dure tant qu’elle avait été de ses filles d’honneur, dix ans d’envie de toutes les coquettes de la Cour… et quelques moments d’indicible félicité : ceux, tellement rares, où elle avait le Roi pour elle seule !

Quand, venant de son Blaisois natal, elle était entrée au service de Madame Henriette, au moment où la princesse avait épousé Monsieur, frère du Roi, Louise n’avait jamais imaginé que pareille aventure pût lui échoir. Dans la candeur de ses dix-sept ans, elle s’était éprise du jeune roi mais, se jugeant trop petite et trop humble, elle avait enfoui ce secret tout au fond de son cœur timide. Pour l’en faire sortir, il avait fallu le stratagème, assez vil d’ailleurs, inventé par Madame Henriette et par Louis XIV pour calmer les inquiétudes jalouses de la reine Marie-Thérèse et de la reine mère Anne d’Autriche : afin de cacher le galant marivaudage auquel il se livrait avec sa jolie belle-sœur, Louis feindrait de s’amouracher de l’une de ses filles d’honneur. À cette fin, bien sûr, on avait choisi la plus timide, la plus effacée, celle qui ne risquait pas d’éclipser la princesse. Et le miracle avait eu lieu. Découvrant l’amour profond qui habitait ce cœur de dix-sept ans, le Roi en avait saisi du même coup tout le charme, et l’apparence était devenue réalité : il était tombé réellement, sincèrement amoureux de la jeune fille.