La prieure prit ensuite la nouvelle carmélite par la main et la conduisit jusqu’au milieu du chœur où elle s’étendit face contre terre entre deux bordures de fleurs comme celles que l’on voit sur les tombes. Sur cette forme prostrée on fit glisser un grand drap noir qui la recouvrit complètement pour signifier qu’elle était à jamais morte au monde.
« Il ne me reste plus rien à souhaiter que de perdre la mémoire de tout ce qui n’est pas Dieu, écrivait-elle quelques jours plus tard au maréchal de Bellefonds. Par sa bonté, le cœur est détaché et la volonté ne tend qu’à lui plaire, mais cette importune mémoire dont je souhaite d’être délivrée me distrait malgré moi. Il n’y a plus qu’elle à détruire… »
Sœur Louise allait s’y appliquer durant trente-six ans, jusqu’à ce 6 juin 1710 où elle devait, après bien des souffrances, rendre à Dieu une âme qui n’appartenait déjà plus qu’à lui seul.
Quand Louis XIV aimait Marie Mancini
Ce jour de juillet 1658 était beau entre tous ; pourtant, malgré le soleil et la chaleur, rien n’était triste et lugubre comme la bonne ville de Calais. On n’entendait partout que prières jaillissant de toutes les églises, que glas lugubres s’exhalant de tous les clochers jusqu’à une mer pourtant d’un joli bleu de vacances. Dans les rues, on ne voyait que gens inquiets, aux yeux souvent rougis, qui s’abordaient avec de grands « hélas ! » et des hochements de tête entendus et désolés.
Mais toute cette douleur populaire n’était rien auprès de celle d’une jeune fille qui, enfermée dans une petite chambre du château, se laissait aller à un affreux désespoir. C’était normalement une jolie jeune fille : le teint un peu brun peut-être et les traits encore incertains, mais la bouche fraîche et, surtout, les plus beaux yeux du monde. Pour l’heure présente toutefois, les plus beaux yeux du monde, rougis et tuméfiés, avaient perdu la plus grande part de leur séduction et de grandes marbrures marquaient les joues lisses, tandis que les doux cheveux bruns s’emmêlaient plus que de raison.
La jeune fille allait continuellement de son prie-Dieu, sur lequel elle s’élançait par instants pour adjurer le ciel d’écouter ses prières, à son lit, où elle se jetait aussitôt après dans un paroxysme de chagrin et de désespoir de trouver le ciel aussi muet et aussi insensible.
La jeune désolée se nommait Marie Mancini. Elle était la troisième des cinq nièces du cardinal Mazarin, cet escadron de jolies filles que l’on avait surnommées les Mazarinettes. Elle était aussi celle à marier. L’aînée, Laure, avait épousé le duc de Mercœur, la cadette, Olympe, était comtesse de Soissons. Quant aux deux dernières, Hortense et Marie-Anne, âgées respectivement de treize et neuf ans, elles étaient trop jeunes pour que l’on s’occupât de les établir.
Mais ce n’était pas pour un éventuel fiancé que Marie pleurait si fort et en si belle harmonie avec la bonne ville de Calais : c’était parce que le jeune roi Louis XIV, qui avait contracté une fièvre putride à la bataille de Mardyck, se mourait lentement, inexorablement, à vingt ans, et parce que Marie en était éperdument amoureuse.
Amour non payé de retour hélas ! Depuis trois années environ qu’ils se voyaient assez intimement, Louis considérait Marie plus comme un compagnon de jeu que comme une jeune fille. Bien sûr, ils ne jouaient plus aux barres ni à la marelle, mais ils s’initiaient ensemble à la lecture des romans qui faisaient fureur à cette époque, Astrée par exemple, ou bien la Diane de Montemayor. Le Roi aimait lire et bavarder avec Marie, mais ses amours allaient ailleurs. En soupirant, la jeune fille avait dû le voir porter ses hommages à sa sœur Olympe, l’éblouissante comtesse de Soissons qui, si elle n’avait rien accordé avant son mariage, s’était empressée, une fois en puissance de mari, de « couronner la flamme » du monarque. Ensuite, Marie dut être le témoin de l’amour du Roi pour une ravissante blonde, Mademoiselle de La Motte d’Argencourt. Mais cet amour-là non plus ne dura guère. On expédia bien vite au couvent la trop jolie Angélique et Marie respira, mais comme on respire entre deux plongées. Qui allait venir maintenant lui enlever son ami ?
À cette question que tant de fois elle s’était posée, le destin apportait une réponse tragique : c’était la mort, et Marie, déchirée, offrait à Dieu d’immoler son propre cœur pour que Louis vécût.
Elle était si absorbée dans son chagrin qu’elle n’entendit pas sa porte s’ouvrir. Ce fut quand sa sœur Hortense la secoua en criant : « Écoute, Marie, une grande nouvelle ! » qu’elle se résigna à lever la tête.
— Quelle nouvelle ? Depuis que le Roi a reçu les derniers sacrements, je n’en attends plus qu’une !
— Eh bien, justement, tu pourrais bien l’attendre longtemps, celle-là. Figure-toi qu’en désespoir de cause on a fait venir un médecin d’Abbeville, fort réputé pour son savoir. Il se nomme Du Saussois et…
— Dis vite ! Qu’a-t-il fait ?
— Il a fait avaler au Roi un nouveau médicament, du vin d’émétique. C’est un remède terrible. Pendant deux heures le Roi a rejeté du poison par tous les côtés. Mais à cette heure, il va mieux. On augure bien de sa guérison… et Monsieur Vallot, son âne de médecin, pense en crever de rage. D’ailleurs, écoute !
Au dehors, le glas avait cessé. Le murmure des prières s’éteignait peu à peu. On entendait de loin en loin quelques appels de hérauts. Puis un grand silence, que seul le bruissement de la mer osait troubler, s’étendit sur Calais comme un grand manteau.
Hortense mit un doigt sur ses lèvres.
— Le Roi dort ! dit-elle seulement.
Marie, une fois encore alla se jeter sur son prie-Dieu pour y verser des torrents de larmes. Mais c’étaient des larmes de soulagement.
Les langues des courtisans sont bien rarement en repos. À peine le Roi fut-il hors de danger que cancans et potins reprirent de plus belle. Chacun oublia ses angoisses ou ses petits calculs pour s’occuper à nouveau de son voisin, et Marie se trouva tout à coup le point de mire de tous. Son désespoir spectaculaire et tout italien n’était évidemment pas passé inaperçu, et à la première occasion, tandis que l’on revenait vers Paris à petites journées pour ne pas fatiguer l’auguste convalescent, ce fut à qui le régalerait du récit fort imagé mais le plus souvent ironique d’une si grande douleur.
Or, Louis XIV, qui avait réellement vu la mort de près, jugea qu’il n’y avait vraiment rien de si amusant dans ce chagrin bruyant dont il était l’objet. Selon lui, il n’eût été que très naturel que tout le monde en montrât autant, et singulièrement les plaisants conteurs. Il le leur fit savoir fort sèchement et, en revanche, montra beaucoup de gentillesse envers Marie
— Il est doux, lui dit-il, d’être cause d’une grande douleur car elle donne la juste mesure de l’affection dont le cœur est empli.
Alors, pour la première fois peut-être, Maria laissa entrevoir le sentiment qui l’habitait tout entière.
— Sire, fit-elle avec une révérence, dans le cœur de Marie Mancini, il n’y a jamais eu d’autre image que celle de son souverain.
Louis ne répondit pas mais, lui aussi pour la première fois, il la regarda vraiment. Il s’aperçut alors que l’image de la gamine grandie trop vite, anguleuse et garçonnière, s’était tellement imposée à lui qu’elle avait caché la vérité. À ne voir que le compagnon de jeu, il n’avait pas remarqué la jeune fille épanouie. Ce jour-là, il constata qu’elle était devenue bien jolie, non de cette beauté hautaine, quasi royale qui parait sa sœur Olympe, mais d’une grâce plus piquante, d’un charme irrésistible qui mettait des flammes dans ses yeux et des roses à ses joues mates. Et tout au long du voyage, le regard songeur du jeune Roi vint bien souvent, à la dérobée, se poser sur sa compagne de tous les jours.
Peu à peu, Louis prit vis-à-vis de Marie un ton et des manières d’amoureux. Il lui faisait de menus présents, passait auprès d’elle de longues heures, infiniment moins bruyantes toutefois que par le passé. Les silences étaient nombreux et éloquents. Mais l’aveu d’amour n’était pas encore venu.
Sur ces entrefaites, la Cour reprit la route, cette fois en direction de Lyon. Le Roi devait y rencontrer sa cousine Marguerite de Savoie, fille de Christine de France, duchesse de Savoie, en vue d’un éventuel mariage. Mariage auquel il n’était nullement hostile car, ainsi que le constatait la Grande Mademoiselle, en bonne observatrice de la Cour, « le Roi est fort gai. Il ne parle que de son mariage ». Il avait en effet déclaré que, s’il trouvait sa cousine à sa fantaisie, il l’épouserait. Il est bien évident que cette déclaration n’avait rien pour réjouir la pauvre amoureuse. Elle pensait seulement qu’à peine remise de sa grande émotion, il allait lui falloir trembler pour une autre raison, et elle enrageait de voir Louis si disposé à se laisser enfermer dans ce mariage que Marie jugeait absurde.
Faites qu’elle ne lui plaise pas, mon Dieu, priait-elle mentalement. Faites qu’il la trouve laide !
Et sa prière était d’autant plus fervente qu’au long des routes dorées par l’automne (on avait quitté Paris le 27 octobre), Louis, à cheval, n’avait guère quitté la portière du carrosse que Marie partageait avec Mademoiselle de Montpensier. La Grande Mademoiselle, brave cœur et âme sensible, considérait avec quelque tendresse l’idylle de son jeune cousin – sur les troupes duquel elle faisait tirer, il n’y avait pas si longtemps, les canons de la Bastille – et de cette jeune Italienne spirituelle et jolie dont elle appréciait beaucoup la compagnie.
Hélas ! Quand, les deux cortèges s’étant rejoints, le Roi revint de saluer celle qu’on lui offrait et sa mère (Christine de France portait le nom de Madame Royale), il était si souriant que le cœur de Marie se serra. Joyeusement, il lança, en s’approchant du carrosse de sa mère mais assez haut pour qu’on l’entendît au-delà :
— La princesse est charmante. Elle est plus petite que Madame la maréchale mais elle a la taille la plus jolie du monde ; elle a le teint… olivâtre, mais cela lui sied fort bien. Elle a de beaux yeux. Enfin, elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie !
Marie crut bien que cette fois le ciel allait lui tomber sur la tête. Aussi, à peine arrivée à Lyon, rejoignit-elle aussitôt sa compagne de voyage. Il ne lui semblait pas possible d’affronter cette nouvelle douleur sans le vigoureux appui de la Grande Mademoiselle. C’en était fait. Le Roi allait se marier. Déjà, il ne la regardait plus.
Pourtant, elle n’était pas si jolie, cette princesse Marguerite. Marie trouvait qu’elle n’avait ni charme, ni grâce et quand, le soir, le Roi vint saluer les dames, elle lui souffla à mi-voix, avec une fureur dont elle ne fut pas maîtresse :
— N’êtes-vous pas honteux qu’on veuille vous donner une si laide femme ?
Louis ne répondit rien. Mais tandis que Marie renouait avec les larmes et que Louis coquetait avec sa cousine, quelqu’un ne tenait guère en place, et ce quelqu’un, c’était le cardinal Mazarin.
Ce mariage savoyard, il n’y tenait nullement. Il l’avait mis en train dans le seul but de piquer au jeu le roi Philippe IV d’Espagne, car la seule femme qu’il jugeait digne d’épouser le roi de France, c’était l’infante sa fille. Mais Philippe ne semblait pas réagir beaucoup, et Mazarin guettait en vain l’arrivée d’un de ces personnages « qui ne sont rien et qui sont tout », moines mendiants, marchands, astrologues, bref, d’un des agents secrets de l’époque. Et le temps passait, et le mariage savoyard semblait bien près de se conclure, au grand désespoir de Marie et à la grande fureur de son oncle, mais pour des raisons différentes.
Toutefois, tandis qu’au grand bal donné par les échevins de la ville Louis XIV dansait avec celle que déjà l’on considérait comme sa fiancée, on vint avertir discrètement Colbert, le secrétaire de Mazarin, qu’un étranger discret et dépourvu de passeport demandait à lui parler. Colbert sortit très vite, revint plus vite encore, s’approcha de Mazarin et chuchota :
— Vous avez gagné, Monseigneur. L’émissaire est arrivé. Et il ne s’agit pas d’un moine mendiant mais de don Antonio Pimentel, l’un des ministres de Philippe IV.
— Alors, l’infante est à nous ?
— Je le crois.
Dans un grand envol de simarre pourpre, Son Éminence quitta le bal… et le soir même le jeune Roi apprenait qu’il était inutile de faire plus longtemps des frais envers sa cousine. D’ailleurs, tout compte fait, elle était vraiment laide !
Marie en pleura, mais de soulagement. L’affreux mariage tant redouté s’éloignait.
— De toute façon, il faudra bien qu’il se marie un jour, lui dit la jeune Hortense. Et je te rappelle que s’il n’épouse pas celle-ci, c’est parce qu’il devra épouser l’infante…
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