Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon

De l’horreur à la rédemption

Un soir de l’automne 1654 semblable à beaucoup d’autres, le jeune abbé Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé festoyait avec ses amis en son joli château de Veretz, proche de Tours. Ce n’était pas rare en effet que l’on fît bombance à Veretz car Jean-Armand, riche, joli garçon, amoureux et adulé dans les meilleurs salons, était l’un de ces abbés pour rire comme il en fleurissait beaucoup dans les grandes familles. En fait, il était surtout abbé parce qu’il percevait les bénéfices de riches prébendes ecclésiastiques, mais sa vie était toute mondaine, toute vouée à l’amour passionné qui depuis des années l’attachait à la plus belle des femmes : Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon, dont le puissant château n’était guère éloigné du sien et auprès de laquelle il se rendait presque journellement lorsqu’elle séjournait en Touraine.

Ce n’était pas le cas à cette époque : Marie se trouvait alors à Paris où, il faut bien le dire, elle menait une vie passablement dissolue pour oublier que la Fronde, dont elle avait été l’une des reines, avait fait chou blanc et que le Roi régnait à présent sans partage.

Ce soir-là donc, Rancé, après un joyeux souper, avait entamé une partie d’échecs avec l’un de ses familiers et goûtait cet instant de calme au coin du feu tandis que, quelque part dans un coin du salon, une jolie fille jouait du luth.

D’un coup, il fut saisi d’un froid glacial né d’un étrange pressentiment. Quelque chose en lui souffrait et s’éteignait sans qu’il pût dire quoi, il lui semblait qu’une voix pleurait au fond de son cœur.

De ses doigts soudain tremblants, il saisit la reine d’ivoire la regarda un instant puis l’envoya rouler à l’autre bout de la pièce, tandis que de son autre main, il balayait l’échiquier. Puis, se levant, il passa sur son front une main vacillante.

— Pardonnez-moi, mes amis… il faut que je vous quitte !

Il s’enfuit, courut aux écuries, fit seller son meilleur cheval et, comme un fou, se lança sur la route de Paris. Dans le vent de la course, il croyait entendre la voix désespérée de Marie qui l’appelait, cette voix qu’il avait bien cru reconnaître au moment où il prenait la reine d’ivoire. Son cœur, son âme étaient trop attachés à la duchesse pour qu’il ne devinât pas, pour qu’il n’eût pas la sensation d’un malheur.

Arrivé à Paris, il courut d’une traite jusqu’à l’hôtel de Montbazon, situé rue de Béthisy. C’était une fastueuse demeure que Rancé n’aimait pas, peut-être parce que le souvenir d’un crime s’y attachait. C’était là qu’au soir de la Saint-Barthélemy, l’amiral de Coligny avait été massacré. La demeure lui parut plus sombre et plus sinistre que jamais.

Les portes étaient ouvertes et peu de lumières brillaient aux fenêtres. Les serviteurs, muets, semblables à des fantômes, lui indiquèrent silencieusement le chemin de la chambre de la duchesse quand il demanda où elle se trouvait. Alors il s’élança dans l’escalier, alla pousser la porte de bois précieux qu’il connaissait bien et sentit son cœur s’arrêter : en face de lui, encadré de cierges de cire jaune, reposait un cercueil. Un cercueil dont le contenu lui fit dresser les cheveux sur la tête car il ne recelait qu’un corps sans tête : le corps de Marie, décapité. La tête, cette tête charmante qu’il avait adorée d’un amour sacrilège, était posée sur un coussin. Rancé crut alors qu’il allait devenir fou, qu’il vivait un cauchemar.

Il n’en était rien, et l’explication était aussi simple que sordide. Après la mort de Marie, emportée par une rapide maladie, le menuisier chargé d’exécuter le cercueil avait mal pris ses mesures et, la sinistre boîte s’étant révélée trop courte, on avait simplement coupé la tête de la duchesse afin de gagner la hauteur de cette tête.

Un moment, Rancé contempla les pitoyables restes de cette femme qui avait été la beauté même et la joie de vivre. Puis il s’enfuit, emportant avec lui l’abominable image qui ne devait plus jamais s’effacer de sa pensée.

Dans l’escalier, il rencontra un familier de la maison.

— Alors, l’abbé, la comédie est finie ?

Il regarda l’homme avec épouvante. L’autre parlait encore, révélant avec une odieuse mine de circonstance que la duchesse, à l’heure dernière, avait refusé les sacrements de l’Église, qu’elle était morte dans l’impénitence, presque en blasphémant, parce qu’elle ne croyait pas à sa mort. Alors, une fois encore, il s’enfuit. Il reprit son cheval et le chemin qui menait à Veretz.

Mais le luxe de sa maison lui fit horreur et il repartit à Tours auprès d’une vieille et chère amie, la Mère Louise, supérieure du couvent de la Visitation. Ce fut elle qui reçut les premiers cris de cette âme à la torture, qui apaisa les premiers soubresauts du remords. Le remords, oui, car la pensée de Marie morte sans Dieu poursuivait l’abbé comme un reproche. Il aurait dû être là, auprès d’elle, et surtout, surtout, il n’aurait jamais dû l’encourager dans les folies de sa vie, et moins encore y participer. Il aurait pu la sauver.

Il se souvenait à présent qu’il était un homme de Dieu, même s’il avait jusqu’alors tout fait pour l’oublier. Dans les affreux rêves de ses nuits, il voyait Marie prise jusqu’à la ceinture dans des lacs de flamme, l’appelant désespérément et pleurant, pleurant… Il comprit que le temps de la pénitence était venu.

Il vendit ses biens, ses terres, son domaine de Veretz, tout ce qui avait contribué, de près ou de loin, à sa vie dissolue, et l’or qu’il en tira alla aux pauvres. Il se dépouilla aussi de ses riches bénéfices, n’en conservant qu’un seul, la misérable abbaye de la Trappe, perdue au fond d’un humide vallon normand.

C’était une sorte de désert, un bas-fond malsain d’où s’élevaient des vapeurs nocives. Là se dressaient quelques bâtiments délabrés où sept religieux vivaient dans la plus grande liberté, jouant aux boules avec les paysans du village voisin et recevant les femmes qui voulaient bien leur tenir compagnie. On vivait de dons, de charité en nature. L’église était croulante et la plupart des toits prenaient l’eau.

Quand il arriva, l’abbé de Rancé se heurta aux sept étranges moines et leur donna le choix entre la liberté avec quelque sous, ou le maintien dans l’abbaye, mais avec la règle qu’il allait instituer. Ils partirent, après avoir tenté de l’assassiner. Alors il demeura seul, jusqu’à ce que deux religieux vinssent se mettre à son service, ce qui le conforta.

Du Roi, il obtint toutes les permissions. Sa foi ardente, son courage attirèrent de hautes âmes. L’abbaye peu à peu se releva de ses ruines et put recevoir sa nouvelle règle. Ce fut la plus haute, la plus dure, la grande règle bénédictine de Cîteaux, que l’abbé de Rancé appliqua dans toute sa rigueur. Et de ce désert, de ces étangs glauques, de ces brouillards, il fit un refuge pour les âmes blessées et pour celles qui, hautes et avides de Dieu, choisissaient d’emblée le renoncement.

« Je ne vois point d’autre porte à laquelle je puisse frapper que celle du cloître », avait-il écrit au Roi en lui demandant de le confirmer comme abbé régulier de la Trappe. Peu à peu, dans le jeûne et l’abstinence, dans l’humble travail quotidien, dans ce face-à-face perpétuel avec la tombe et son néant, dans cette recherche passionnée de Dieu, l’abbé de Rancé retrouva la paix intérieure. Dans cette âme brûlée, la miséricorde allumait un phare dont les rayons allaient s’étendre jusqu’aux lointains de la chrétienté.

Pourtant, la Trappe n’est jamais devenue un couvent fastueux. Elle est toujours une solitude marécageuse où traînent les brouillards de l’aube et où, tant que vécut Rancé, on pria pour l’âme perdue de Marie de Montbazon. Mais il faut avoir approché une seule fois sa porte austère, aperçu l’un de ses moines en sabots, le crâne rasé et vêtu de bure grossière, pour entendre résonner dans les profondeurs de la solitude la plainte de l’abbé de Rancé, mort au monde pour l’amour de Marie de Montbazon.

« Fermons les yeux, ô mon âme. Tenons-nous si éloignés de toutes les choses de la vie que nous ne puissions ni les voir ni en être vus… »

Les amoureux de Mademoiselle de Kerbrizon

Une amusante affaire d’honneur

En l’an de grâce 1670, alors que le jeune roi Louis XIV emplissait la France et l’Europe des échos de sa gloire, de son faste et de ses maîtresses, alors qu’il s’était donné comme règle de réunir autour de lui la plus grande partie de la noblesse française, certaines villes de province, loin du soleil et de Paris, se contentaient de leurs propres ressources mais s’efforçaient de conserver une vie de société aimable et élégante.

Ainsi, en Bretagne, de la charmante cité de Tréguier, assise sur ses trois rivières avec une grâce de princesse un peu somnolente peut-être mais nullement endormie. Les demeures y étaient nobles et élégantes, les jardins abondamment fleuris dès le petit printemps et Monseigneur l’évêque, qui régnait sur la jolie ville, n’avait qu’à se louer de son évêché, d’autant qu’une admirable cathédrale, la plus petite peut-être mais l’une des plus belles de tout le royaume, la couronnait. On y chantait, autour du tombeau de saint Yves, patron des avocats, de fort beaux offices où se retrouvait régulièrement la ville entière et, en tout premier rang, la noblesse du lieu.

C’est à l’une de ces belles cérémonies que le jeune chevalier de Lhostis de Kerhor rencontra la ravissante fille du vieux marquis de Kerbrizon et s’en éprit d’inguérissable façon.

Fut-ce la lumière glorieuse du buisson de cierges entourant le tombeau du saint auprès duquel la belle enfant se tenait en prière, fut-ce la beauté des chants, la ferveur des prières, toujours est-il que Joel de Lhostis se crut tout d’abord en face d’une apparition. Elle était si blonde, si blanche, si délicate et si gracieuse, la charmante Marie-Anne de Kerbrizon, que notre chevalier de vingt ans, dont l’enfance avait été abondamment nourrie de récits merveilleux, d’admirables légendes et de toute cette grande poésie qui fait le folklore de Bretagne, se demanda s’il s’agissait bien d’une mortelle ou si Madame la Vierge n’avait pas choisi sa bonne cathédrale de Tréguier pour faire à la terre bretonne une petite visite impromptue.

Quand la bénédiction eut été donnée, dans la clameur triomphante des orgues, et que l’église se fut vidée au grand soleil de la place, l’illusion se dissipa mais le charme resta : la belle appartenait indubitablement à ce monde et, vue de près, elle était encore plus ravissante, et la grande lumière de l’astre du jour lui seyait encore mieux que celle des cierges. Mené par son oncle, le chanoine, qu’il avait prié de le présenter, le chevalier reçut le choc de deux grandes prunelles couleur de ciel d’été ombragées de cils longs comme des épis de blé. Il comprit alors qu’il venait de contracter une incurable maladie.

En garçon incapable de dissimuler ses sentiments, il entreprit, sur le chemin qui menait à la belle maison du chanoine, une sorte d’élégie à la beauté sans rivale de Mademoiselle de Kerbrizon, tellement lyrique et enthousiaste que le saint homme s’en montra quelque peu offusqué.

— Êtes-vous dans votre bon sens, mon neveu, et savez-vous de qui vous parlez ?

— Je crois bien que je le sais, monsieur ! Je parle de Mademoiselle Marie-Anne de Kerbrizon, la plus jolie, la plus douce, la plus lumineuse fille de marquis dont la Bretagne puisse…

Il entamait un nouveau couplet que le chanoine de Lhostis interrompit fort sèchement :

— Vous parlez d’une enfant de douze ans !

— Vous dites ? marmotta le chevalier, abasourdi.

— Je dis que Mademoiselle Marie-Anne n’a que douze ans et que vous employez, mon neveu, un langage fort impropre à son jeune âge. Elle en est encore aux poupées… pas aux galants… Contenez-vous, que diantre !

Douze ans ! Revoyant en imagination la jolie silhouette fine – pas très grande peut-être, mais les Bretonnes le sont rarement –, le sourire déjà si féminin de la belle enfant, la coquetterie assez savante de son regard et… l’épanouissement déjà prononcé de son corsage, le chevalier n’en revenait pas. Douze ans, c’était évidemment un âge un peu tendre pour les joies de l’amour, mais ce n’était pas non plus une raison suffisante pour faire taire un cœur convenablement épris.

Après y avoir songé toute la journée et toute la nuit, qu’il passa à arpenter sa chambre de long en large, puis de large en long, Monsieur le chevalier de Lhostis en vint avec l’aurore à une conclusion qu’il jugea pleine de sagesse : au fond, son amour n’était qu’affaire de patience. L’important dans son cas était qu’il fût sûr d’être amoureux pour la vie, et de cela il ne doutait pas. De plus, la jolie Marie-Anne avait paru trouver quelque agrément à l’espèce d’extase dont il l’avait gratifiée durant cinq bonnes minutes. Enfin, il était bien certain qu’une pareille beauté ne pouvait manquer, quel que fût son âge, de traîner à sa suite une immense cohorte d’amoureux. Il s’agissait donc d’arriver bon premier de l’armée, de tenir vigoureusement sa place tout le temps qu’il faudrait et quand, enfin, il pourrait parler mariage, il serait certain de l’emporter sur ses rivaux à venir. Après tout, aucune loi n’interdisait à un bon gentilhomme de se faire aimer d’une noble demoiselle dès l’âge de douze ans, et même moins.