En foi de quoi, dès le lendemain, le chevalier se mit en devoir de faire à Mademoiselle de Kerbrizon une cour en bonne et due forme. Comme il avait de la fortune, les marques extérieures de sa passion ne lui coûtaient que fort peu, et bientôt la maison du vieux marquis vit un incessant défilé de bouquets, de billets doux, de sérénades, et même d’invitations à « des bals et des collations » dont sa trop jolie fille devait être la reine.

Cela n’eut pas l’heur de lui plaire. Il s’en alla incontinent, muni du dernier billet doux du chevalier, trouver le chanoine et lui fit entendre les échos de son mécontentement.

— Ce galopin perd l’esprit ! s’écria-t-il. Aller parler d’amour à une enfant de douze ans ! Ne peut-il attendre qu’elle soit en âge d’être mariée ? Deux ou trois ans, ce n’est tout de même pas si affreux.

Le chanoine partageait cet avis et du coup, le chevalier se vit aussitôt traduit devant les deux hommes d’âge pour s’entendre signifier sa sentence : plus de billets, plus de fleurs, plus de soupirs jusqu’à ce qu’on le lui permît ! D’ailleurs, Marie-Anne allait être placée dans l’un des couvents de la ville pour y parfaire son éducation et y attendre l’âge convenable.

Bon gré mal gré, il fallut bien s’incliner, au grand chagrin du chevalier, qui avait vu ses affaires prendre un tour on ne peut plus favorable, et au grand dépit de Marie-Anne, qui trouvait grand plaisir à toute cette adoration mais qui, à présent, se voyait envoyée au couvent sans avoir rien fait pour le mériter. Il est vrai que la plupart des filles de bonne maison effectuaient un petit séjour dans une sainte maison afin d’y polir les bonnes manières et la très légère instruction qu’elles recevaient à la maison.

Incapable de demeurer à contempler paisiblement le toit du couvent qui lui cachait sa bien-aimée, le chevalier pensa que la meilleure façon de passer le temps était encore de s’occuper de son futur mariage. En vue de quoi il géra sa fortune, visita ses terres, séjourna dans ses différentes maisons, chercha le meilleur moyen d’amplifier ses revenus, vit ses hommes d’affaires et fit même quelques rapides voyages à Paris pour certain procès plein d’intérêt. À la Noël seulement il s’autorisait de son fidèle amour pour adresser à Mademoiselle de Kerbrizon une lettre fort courte, fort respectueuse et fort tendre néanmoins, laissant entendre qu’il demeurait son chevalier fidèle et se considérait désormais comme son fiancé.

Deux ans passèrent ainsi au bout desquels, revenant justement de Paris où son fameux procès semblait prendre une tournure favorable, le chevalier éprouva une double surprise : Marie-Anne était sortie de son couvent… et un autre prétendant était sur les rangs.

Il s’agissait du comte Pierre-Gauthier de Kermoal, bon gentilhomme de belle fortune, fort connu et apprécié dans la région et qui, lui, revenait non de Paris mais de Versailles, où s’achevait le superbe palais voulu par le Roi. Très lié avec le vieux marquis, il eut bien sûr l’occasion de rencontrer l’adorable Marie-Anne, s’en éprit sur-le-champ et ne perdit pas une seconde pour demander sa main. On lui répondit avec sagesse qu’elle était encore un peu jeune et qu’il eût lui aussi à patienter.

Mais l’affaire étant venue aux oreilles de notre chevalier. Celui-ci, tout bouillant d’indignation et de passion frustrée, s’en alla trouver sans tarder son rival et lui exposa son histoire, lui expliquant sa longue attente et les espoirs qu’il était en droit de nourrir.

— Je considère depuis longtemps Mademoiselle de Kerbrizon comme ma fiancée et personne ne m’a jamais laissé entendre que mes prétentions étaient injustifiées.

En parfait gentilhomme, Monsieur de Kermoal s’inclina : si Mademoiselle de Kerbrizon était déjà promise, il se devait de se retirer, avec regret bien sûr, mais se retirer tout de même.

Satisfait, le chevalier s’en alla aussitôt faire visite à sa bien-aimée et tenter d’obtenir du vieux marquis une promesse en bonne et due forme afin que pareille aventure ne se renouvelât pas.

Il fut reçu sans trop d’enthousiasme. La demande de Kermoal plaisait beaucoup à Monsieur de Kerbrizon, et depuis qu’elle était intervenue, il n’en était pas à son premier regret de n’avoir pas ôté définitivement, deux ans plus tôt, tout espoir au chevalier. De son côté, Marie-Anne montra un sourire gêné. Elle non plus n’avait pas été insensible au charme de l’élégant Kermoal, fraîchement émoulu de la Cour, et sa recherche avait ouvert à la jeune fille des horizons nouveaux sur sa propre valeur. En vérité, sa beauté lui donnait le droit d’épouser mieux qu’un petit chevalier, même pourvu d’une jolie fortune. Et, petit à petit on entreprit de décourager le soupirant trop tenace.

On l’entreprit même avec si peu de discrétion que Kermoal l’apprit et, considérant qu’après tout Mademoiselle de Kerbrizon ne semblait pas si fiancée que cela, il reprit espoir et recommença ses visites.

C’est alors qu’eut lieu le bal qui allait mettre le feu aux poudres. Le 8 janvier 1672, un ami du chevalier, le comte de Kerhir, donna une grande fête en l’honneur de Mademoiselle de Kerbrizon dans le but d’avancer un peu les affaires du pauvre garçon. Il était si triste, depuis les dernières fêtes de Noël, qu’il faisait peine à voir.

Pour une belle fête, ce fut une belle fête, où la danse, la musique, la bonne chère et les bons vins jouèrent leur rôle. Le chevalier y apparut si élégant et si beau que Mademoiselle de Kerbrizon accepta de danser plusieurs fois avec lui et lui sourit beaucoup. Tout allait donc pour le mieux quand, le bal terminé, quelques-uns de ses amis eurent l’idée de reconduire le chevalier, qui faisait assez figure de triomphateur, jusque chez lui pour y boire un dernier verre. Aimablement prié par son rival, Kermoal suivit le mouvement.

On s’installa au salon et le chevalier fit servir son meilleur vin de Gascogne. Monsieur de Kerhir, premier servi, déclara que l’on allait boire aux « inclinations » de l’hôte. Puis on but aux « inclinations » de chacun, ce qui faisait déjà pas mal de vin ingurgité.

Quand on en fut à Kermoal, qui se trouvait assis auprès du chevalier, celui-ci lui demanda « de quelle manière il souhaitait que l’on bût à ses inclinations, si ce serait à plein verre, et s’il les nommerait ».

Kermoal avait beaucoup bu, et il était en outre de fort mauvaise humeur, n’ayant pas le vin gai. Il répondit ouvertement qu’il refusait de nommer ses amours afin que le chevalier n’eût pas à se repentir de l’en avoir prié.

Lhostis n’était pas d’humeur à se laisser dire des choses désagréables sous son propre toit. Il répondit fort sèchement. Un mot en amenant un autre, Kermoal jura qu’il adorait Mademoiselle de Kerbrizon et qu’il entendait bien l’épouser, que cela plût ou non au chevalier.

Naturellement, celui-ci bondit sur son adversaire et il fallut que les moins ivres de la bande les séparassent pour les empêcher de se battre comme des chiffonniers et d’instaurer ainsi une tradition qui n’avait rien d’aristocratique. On ramena Kermoal de force chez lui.

Normalement, la chose aurait dû finir sur le pré, mais les édits du Roi étaient alors fort sévères concernant les duels, et ceux de l’évêque de Tréguier plus durs encore. Il était impossible d’en découdre et il fallait en passer par la loi ; autrement dit, porter le différend devant Messieurs de Kernevenoy et de Mésobran, « commis et établis de Nos seigneurs les Maréchaux de France pour juger et pacifier les différends des gentilshommes de l’évêque de Tréguier ».

Cela donna lieu à une joyeuse séance de justice, fort poétique d’ailleurs car, dûment dégrisés, les deux champions trouvèrent des accents passionnés pour évoquer l’objet de leur amour.

L’arrêt, qui vaut la peine d’être reproduit in extenso, fut celui-ci :

« … Avons arrêté que le sieur de Kermoal dira au sieur de Lhostis qu’il est très regrettant d’avoir en cette rencontre rien dit ni fait qui l’ait pu fâcher et lui en demander excuses.

« Et, pour ce qui regarde la concurrence de leurs recherches pour Mademoiselle de Kerbrizon, comme ils demeurent tous deux aussi bien que ladite en une même ville, pour éviter que, dans la poursuite de leur commun dessein, il n’arrive aucune brouillerie entre eux, soit par rencontre ou autrement, nous les avons réglées de la manière qui suit :

« Que du vingtième de ce mois et jusqu’au neuvième de février prochain, ils ne pourront faire visite à ladite demoiselle que de trois jours en trois jours alternativement. À savoir le chevalier de Lhostis, comme premier déclaré, le 21, le 22 et le 23, et le sieur de Kermoal, le 24, 25 et 26 et qu’après les trois jours écoulés, l’un sera obligé de céder à l’autre et de se retirer à la campagne et ainsi successivement l’un après l’autre jusqu’au neuvième de février comme il est dit ; lequel jour échu, celui en faveur duquel la mère et la fille feront leur déclaration continuera sa recherche et celui qui n’aura pas leur approbation en demeurera tout à fait exclu.

« Et s’il arrive qu’ils se rencontrent tous deux en même compagnie, ils se salueront de chaque part et éviteront de tomber en aucunes paroles piquantes, vivant l’un et l’autre civilement dans la bienséance requise entre personnes de qualité.

« Déclarons que celui des deux qui, dérogeant au présent règlement, donnera cause à nouvelle querelle sera censé être l’agresseur, et comme tel sujet aux rigueurs portées par le règlement des maréchaux de France.

« Et attendu néanmoins que le sieur de Kermoal s’est depuis peu de temps déclaré à ladite demoiselle de Kerbrizon et qu’en ce faisant il a aucunement rompu les mesures prises par le chevalier de Lhostis, diminué les espérances que celui-ci avait jusqu’alors de réussir en sa recherche qu’il continue depuis deux ans, nous avons aussi arrêté qu’en cas où ledit sieur de Kermoal épouse Mademoiselle de Kerbrizon, il paiera audit chevalier, en forme de dédommagement, huit jours après la noce, la somme de deux mille cinq cents livres au paiement de laquelle somme il sera contraint par toutes les voies prescrites par les édits de Sa Majesté… »

Deux mille cinq cents livres représentaient une fort belle somme en or, si belle que les cheveux dorés de Marie-Anne perdirent quelque peu de leur éclat. Kermoal fit bien deux ou trois des visites prescrites mais, apparemment, le cœur n’y était plus. Et quelques semaines après des Pâques plus fleuries que jamais, le chevalier de Lhostis rayonnant de joie épousait dans la belle cathédrale sa bien-aimée, tout aussi rayonnante que lui.

Le mariage mouvementé de Charlotte de Calvières

Une amoureuse précoce et obstinée

La tutelle d’une fille jolie et riche peut rarement être considérée comme une sinécure. Depuis qu’il avait été chargé de celle de sa nièce Charlotte, après la mort des parents de celle-ci, le très noble et très haut seigneur Marc de Calvières, baron de Conffoulens et d’Hauterive, conseiller au Parlement de Toulouse, et dame Madeleine de Cayres d’Entragues, Monsieur l’abbé de Psalmody ne vivait plus, ne dormait plus et perdait lentement toute joie de vivre. Pourtant, au début de cette année 1658, la jeune Charlotte n’avait guère que onze ans. Seulement… il est des filles chez qui la précocité confond et, à cet âge tendre, Charlotte était, comme le dit un chroniqueur du pays, « faite pour aimer et ses yeux le confessaient volontiers ».

Il est vrai qu’à cette époque, il était normal de marier les filles dès la puberté et il n’était pas rare qu’à vingt ans on eût trois ou quatre enfants. Quoi qu’il en soit, Charlotte n’avait pas atteint ses onze ans qu’elle avait déjà reçu quelque treize demandes en mariage. Demandes adressées à sa grâce incontestable mais aussi aux nombreux sacs d’écus qu’elle tenait tant de son père que de sa mère. Et le pauvre oncle Psalmody (François de Calvières, de son nom dans le siècle), grand ami de la douceur de vivre, n’avait pas tardé à trouver que la trop charmante Charlotte, avec ses cheveux dorés et ses yeux noirs un peu trop langoureux pour son âge, étaient une croix difficile à porter.

Comme il ne tenait pas à la garder chez lui, dans sa coquette demeure de Montpellier, pour ne pas risquer de voir ses nuits perturbées par tant de donneurs de sérénades, et ses jours assiégés par les épouseurs éventuels, il s’en était remis à la sagesse et avait placé Charlotte aux Ursulines de Montpellier. C’était un couvent de bon ton et de grand renom, tout indiqué pour parfaire l’éducation d’une jeune personne douée de tant de séduction. Sous la garde des bonnes sœurs, Charlotte deviendrait une femme accomplie, une épouse et une mère modèle quand le digne abbé aurait enfin trouvé l’oiseau rare digne de se marier avec cette merveille.