Mais la Voisin, elle, ne semblait pas fatiguée. C’était une petite femme replète, assez jolie dans le genre vulgaire, mais dont la mine effrontée ne prédisposait guère en sa faveur. Le regard qu’elle posait sur l’assistance semblait alourdi de toutes les choses affreuses qu’il avait vues, et son nez un peu rouge disait qu’elle ne détestait pas la bouteille.

Soudain, après un instant de silence meublé seulement par le grincement de la plume du greffier sur le parchemin, la Voisin murmura :

— Au fait, Monsieur le conseiller, pourquoi donc ne m’interrogez-vous pas sur la mort de Marquise Du Parc, la comédienne de l’hôtel de Bourgogne, survenue voilà onze ans ? Est-ce parce que, comme le sieur Racine, vous appartenez à l’Académie ? Entre confrères, bien sûr, on se ménage !

Bazin de Bezons sursauta et jeta sur l’accusée un regard effaré.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? En quoi suis-je censé ménager Jean Racine ?

— En ce qu’il a empoisonné Marquise… et que vous ne l’avez point fait arrêter. Dieu sait pourtant qu’en son temps, la mort de la pauvre femme a fait assez de bruit !

En effet, Bazin s’en souvenait bien : la mort de la célèbre comédienne, rapide, inexplicable, avait fait quelque bruit. On avait d’autant plus chuchoté qu’elle était alors la maîtresse déclarée de Racine et que le caractère de l’amant n’était pas des plus aisés. En son for intérieur, le conseiller admettait volontiers que Racine avait un caractère étrange, imprévisible et assez mystérieux. Mais de là à ce qu’il fût un assassin, il y avait une grande marge ! Sévèrement, Bazin de Bezons demanda :

— En admettant que votre accusation fût fondée, sur quoi pourriez-vous l’appuyer ? Est-ce vous qui avez fourni le poison ? Racine était-il de vos clients habituels ?

Un pâle sourire étira sur le visage de la devineresse en même temps qu’une étrange lueur s’allumait dans ses yeux jaunes.

— Non, ce n’est pas moi qui ai fourni le poison, j’en fais le serment. Mais je connaissais Marquise Du Parc. Et je l’aimais bien. Elle avait confiance en moi… et elle est morte. Alors, puisque vous lavez tout ce beau linge sale, Monsieur le conseiller, lavez donc aussi celui de la pauvre Marquise. Il y a assez longtemps qu’elle attend d’être vengée. Ce serait trop injuste qu’elle soit la seule morte, parmi tous ceux dont vous vous occupez, qui n’eût pas réparation. J’ai dit que Racine l’avait empoisonnée, et je le maintiens ! Faites votre travail !

Elle n’avait plus rien à dire apparemment. Très ébranlé par le ton affirmatif de la femme, Bazin de Bezons leva la séance. L’affaire le dépassait. Il lui fallait voir La Reynie avant de poursuivre. La Voisin fut ramenée dans sa prison.

À cinquante-quatre ans, le lieutenant de police La Reynie avait vu et entendu trop de choses pour s’étonner encore de quoi que ce soit. L’homme qui avait donné à Paris une police digne de ce nom, qui avait nettoyé la capitale en purgeant les cours des Miracles et qui avait voué sa vie au service du Roi, ne laissait rien au hasard, et surtout entendait faire toute la lumière sur la terrible affaire des Poisons. Les confidences de Bazin de Bezons ne l’émurent pas outre mesure, pas plus que la situation éminente de Racine, alors directement protégé par Louis XIV, dont il était l’historiographe, étant par ailleurs le plus célèbre auteur dramatique de son temps. Son collègue hésitant sur la conduite à tenir, La Reynie décida d’entendre la Voisin avec lui. L’interrogatoire de la devineresse fut serré.

— Pour quelle raison, selon vous, Jean Racine aurait-il empoisonné Marquise Du Parc ? demanda le lieutenant de police.

— Par jalousie ! En effet, il y a une chose que vous ignorez, Monsieur le lieutenant de police, c’est que Racine avait épousé sa maîtresse.

— Épousé la Du Parc ? Racine ? Allons donc ! Cela se serait su !

— Cela s’est su, de quelques-uns tout au moins. Armande Béjart, en tout cas, Molière et la Gorla, la mère de Marquise, le savaient. Quant à la jalousie, Racine n’en a jamais manqué. C’est par jalousie que deux ans avant sa mort, il avait obligé Marquise à quitter la troupe de Molière pour l’hôtel de Bourgogne. Et pour un rien, il entrait dans de furieuses colères. Moi qui vous parle, j’ai assisté à plus d’une scène de ménage entre eux mais, pour ne pas faire de peine à Marquise, je n’en ai parlé à personne.

Comme elle semblait sûre de ce qu’elle disait, cette misérable femme dont, par ailleurs, les crimes ne se comptaient plus ! Sourcils froncés, La Reynie évita le regard épouvanté que lui lançait Bazin de Bezons et poursuivit :

— Pour justifier pareille jalousie, il fallait donc que Marquise fût légère. Une actrice, cela n’est pas autrement étonnant.

— Légère ? Pas tellement. Mais elle avait un admirateur passionné, obstiné : le chevalier de Rohan, celui qui…

— … a été décapité en 1674 pour avoir conspiré contre le Roi ?

— Tout juste ! Il était fou de Marquise et lui avait même offert de l’épouser.

Bazin de Bezons explosa.

— Épouser une actrice, un Rohan ? Cette fois, vous déraisonnez !

— Pas tant que cela ! J’ai des lettres de lui que Marquise m’avait confiées pour que son époux ne les trouve pas. Vous n’avez qu’à les lire.

— Pourquoi gardait-elle ces lettres ? Regret du passé ?

— Non, mais, à dire le vrai, je crois qu’elle a gardé des relations avec lui même après son mariage. D’où la fureur de votre académicien.

Le lieutenant de police eut un mince sourire.

— Allons, vous avez seulement un peu trop d’imagination. Vous détestez Racine qui vous a fait interdire sa porte peu après le moment où vous situez son mariage. Et vous vous vengez, c’est naturel !

Sans chercher à s’encombrer de respect superflu, la Voisin haussa les épaules.

— Vous faites erreur : ce n’est pas moi que je venge, c’est cette pauvre Marquise. Mais si j’invente, Messieurs les juges, répondez donc aux questions que voici : Pourquoi donc, pendant la dernière maladie de Marquise, le sieur Racine n’a-t-il laissé personne approcher la malade, pas même sa mère, pas même sa vieille servante, Nanette, qui lui était toute dévouée ? Même quand elle fut à la mort, la mère n’a pas eu le droit d’embrasser sa fille. Elle n’a appris le décès qu’après l’enterrement.

— Comment avez-vous pu savoir cela puisque vous ne pouviez approcher Marquise ?

— Par sa mère.

— Vous me dites que la Gorla, dont d’ailleurs la réputation n’est pas des meilleures, n’a pas pu franchir le seuil de la maison.

— Peut-être, mais Fléchois, le médecin de Marquise, l’a renseignée.

— Alors, je vais faire chercher ce Fléchois.

— Inutile. Il est mort il y a huit ans.

— Comme c’est commode ! Le seul témoin est mort ! Femme, nous faisons preuve d’une grande patience en vous écoutant.

— Pourquoi mentirais-je ? Qu’est-ce que j’ai à perdre maintenant ? Je sais bien que je vais mourir bientôt, et la mort de Racine n’empêcherait pas la mienne. Mais je veux mourir tranquille. Et je serai tranquille si ce grand misérable cesse enfin de jouir de l’impunité. En tout cas, que vous me croyiez ou non, je ne dirai plus rien, sinon ceci : Marquise était enceinte au moment de sa mort… et elle n’a même pas pu obtenir que l’on laissât venir à son chevet sa femme de chambre Manon, qui était sage-femme.

— Ainsi, Racine aurait empoisonné à la fois sa femme et son enfant ?

— Non, pas son enfant : celui du chevalier de Rohan. Et du même coup il se débarrassait d’une femme infidèle.

La confession de la Voisin avait, malgré la prévention qu’ils nourrissaient contre elle, assez sérieusement ébranlé les deux magistrats. La haute situation de Racine, en cette misérable époque où les plus grands étaient compromis dans les pires aventures, ne signifiait rien. On pouvait être un grand écrivain et un affreux personnage. D’ailleurs, le caractère difficile de Racine ne plaidait guère en sa faveur.

Soucieux et ne sachant trop à quel parti se résoudre, les deux hommes en référèrent à Louvois après mûre réflexion. Le ministre dut à son tour réfléchir assez longuement car ce fut seulement le 11 janvier 1680 que le conseiller Bazin de Bezons et La Reynie reçurent de sa part le billet suivant : « Vous trouverez ci-joint les ordres du Roi pour faire arrêter la dame Larcher (une complice de la Voisin). Ceux pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. »

Il n’y avait plus qu’à poursuivre, à fond cette fois, l’instruction de cette sombre affaire. La Reynie décida, avant d’envoyer les exempts au domicile de l’écrivain, de l’entendre en privé dans son cabinet de l’hôtel de police.

À quarante ans, Jean Racine avait l’allure imposante et la noblesse de traits qui convenaient à son personnage. Encore beau, très brun, il plaisait aux femmes, malgré la dureté de son regard et le pli serré de ses lèvres. S’il ne montra pas trop d’étonnement de se voir convoqué chez le lieutenant de police, il s’emporta dès les premiers mots que prononça La Reynie.

— Une dénonciation de la Voisin ? En vérité, Monsieur le lieutenant de police, il serait navrant, s’il n’était bouffon, de voir un homme de votre valeur attacher du prix aux ragots d’une telle misérable !

— La Voisin était ce qu’elle était, monsieur. Elle a payé sur le bûcher pour ses crimes. Mais ses confessions, tout au moins le peu que nous en avons pu tirer, furent empreintes d’une sincérité qui donne du prix à ses propos.

— C’est inimaginable ! Si je vous comprends bien, cette femme a osé m’accuser d’empoisonnement et vous, vous m’avez convoqué ici pour que je m’explique ?

— C’est cela même, Monsieur !

— Alors, souffrez que je vous quitte ! Si vous avez des explications à demander à son sujet, allez donc les demander au Roi. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il me veut du bien et que…

— Je sais surtout, Monsieur, que le Roi veut la justice ! De plus grands que vous sont venus s’asseoir dans ce fauteuil où je vous vois… avec l’accord du Roi !

— Ce qui veut dire ? fit Racine en pâlissant légèrement.

— Que je puis vous faire arrêter ce soir, si je le juge bon ! Et le Roi m’approuvera. À moins… que vous ne consentiez à répondre de bonne grâce à quelques questions !

La foudre tombant sur l’écrivain ne l’eût pas anéanti davantage. Ses jambes fléchirent sous lui et il se rassit, froissant entre ses doigts nerveux les plumes de son chapeau.

— Que voulez-vous savoir ? fit-il d’une voix éteinte. Je peux vous jurer que je ne l’ai pas empoisonnée. Ce fut un accident… un affreux accident ! Vous comprenez : je l’aimais… je l’aimais comme un fou !

» Marquise avait trente et un ans lorsque je l’ai connue en 1664. Elle venait de perdre son mari, ce bon René Du Parc qu’elle avait épousé à seize ans et qui, tout en lui donnant plusieurs enfants, en avait fait la plus adorable comédienne de notre temps. Bien sûr, elle avait beaucoup de peine car elle avait aimé René, mais sa beauté était au plus merveilleux de son épanouissement. Elle avait, vous le savez, une grâce, un charme qui n’appartenaient qu’à elle. C’était pour cela qu’on l’avait surnommée Marquise, son vrai nom étant Thérèse Gorla.

» Comment, dans ces conditions, ne l’aurais-je pas aimée ? Tant d’autres l’aimaient ou l’avaient aimée : Molière, La Fontaine, les deux Corneille. Vous souvenez-vous encore, Monsieur de La Reynie, de ce poème charmant et indigné que Corneille lui avait envoyé, furieux qu’il était d’avoir été repoussé avec un éclat de rire à cause de son âge ?

 “Marquise si mon visage

 A quelques traits un peu vieux

 Souvenez-vous qu’à mon âge

 Vous ne vaudrez guère mieux…”

» Je vous fais grâce de tout le poème. Je sais seulement que Marquise n’en avait pas été autrement émue, et même qu’elle avait ri en le lisant. Elle était si belle ! Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était, comme les autres, appelée à vieillir… Elle aimait la vie, elle aimait l’amour, et jamais comédien n’eut une épouse plus attentive et plus tendre que ce pauvre Du Parc.

— Il venait de mourir lorsque vous avez connu Marquise ?

— Oui… Cela valait mieux. J’étais déjà bien assez jaloux de lui rétrospectivement. Savez-vous que Marquise m’a fait attendre trois ans, trois mortelles années, avant de me laisser l’aimer ? Encore ai-je dû…

— L’épouser ? Oui, je sais, fit tranquillement La Reynie. Poursuivez donc, Monsieur Racine.

— Oui. Je l’ai épousée. Et je ne l’ai pas regretté. Car j’ai eu en elle tout à la fois la meilleure des épouses, la plus folle des maîtresses et la plus admirable interprète.

— On dit que vous l’avez obligée à quitter la troupe de Molière.