— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? J’avais besoin d’elle pour créer Andromaque puis Britannicus… Elle n’avait plus rien à faire chez Molière… qui d’ailleurs lui était un peu trop attaché !
— Donc, vous étiez jaloux… jaloux au point d’écarter d’elle jusqu’à ses amies… sa mère ?
— Oui, j’étais jaloux ! affirma l’écrivain avec force. C’était normal. J’étais plus jeune qu’elle mais je ne pouvais lutter avec son éclat… et je craignais Molière. Quant à celles que vous appelez ses amies : des sorcières, des misérables, pour la Voisin ou la Delagrange ! La belle perte qu’elle faisait là ! Jamais Marquise n’aurait dû approcher de telles créatures.
— Et sa mère !
— La Gorla ne valait pas mieux ! Elle profitait de sa fille sans pudeur, elle jouait les entremetteuses, s’ingéniant toujours à mettre sur le passage de Marquise des hommes fortunés… quel que soit leur âge ! Je ne pouvais pas le supporter.
La Reynie fit signe qu’il comprenait et qu’il pouvait poursuivre. Racine, alors, continua :
— Nous avons été heureux, très heureux… jusqu’au début de l’année 1668, où le chevalier de Rohan, qui l’avait jadis poursuivie d’un amour insensé, a reparu dans sa vie.
Durant des heures, ce soir-là, Racine avait attendu Marquise dans leur petit appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain, des heures qui lentement, avaient usé sa patience, tout au moins le peu qui lui en restait, car depuis quelques mois, Marquise avait changé. Elle était distraite, souvent en retard, un peu distante et, bien souvent, les élans de passion de son époux s’étaient heurtés à une froideur gênée.
Inquiet, puis jaloux, il avait fait une enquête, avait découvert que la jeune femme allait plus souvent qu’autrefois chez sa mère. Il s’était fâché alors, des scènes avaient éclaté que Marquise avait supportées avec peine, ripostant, agacée, qu’elle avait le droit de voir sa mère, et que rien ni personne ne l’en empêcherait. Malheureusement, l’écrivain avait découvert depuis peu que le chevalier de Rohan était bien souvent à Paris et que parfois, on le voyait franchir le seuil de la Gorla.
Ce soir-là, Marquise n’était pas chez sa mère et cependant, elle n’était pas rentrée. Le temps était affreux. Une pluie glaciale noyait Paris, qui peut-être se couvrirait de neige avec les premiers jours de décembre. Il faisait nuit. Depuis longtemps, Marquise aurait dû être rentrée, d’autant plus qu’elle était lasse, de santé chancelante depuis quelques semaines. Racine avait fait le tour de tous les endroits où elle aurait pu se trouver, en vain.
Il était près de dix heures quand, enfin, son pas se fit entendre. Retenant mal sa colère, Racine bondit vers la porte, déjà prêt à crier, mais en voyant paraître la jeune femme, affreusement pâle et les yeux largement cernés, il n’osa pas, se contentant de demander sèchement :
— Où étais-tu ? Je t’ai cherchée partout… même chez ta mère. Personne ne t’a vue !
Elle lui jeta un regard lassé, ôta sa mante de soie épaisse et la tendit à Nanette, sa vieille servante, qui était accourue en l’entendant rentrer. Puis, lentement, elle alla vers la cheminée, tendit au feu ses mains glacées. Quand Nanette fut sortie, elle dit enfin :
— J’étais chez un médecin ! Il était sorti, j’ai dû attendre longtemps.
— Pourquoi ? Était-ce si important ? Tu te sens si mal ?
Elle fit signe que oui mais eut un faible sourire.
— A-t-il dit de quel mal tu souffrais ?
Le ton était sec encore mais Marquise, tout entière à son rêve intérieur, ne parut pas y prendre garde. D’une voix unie, elle déclara :
— Oui… Je vais avoir un enfant !
Le silence qui suivit le mot fut si profond qu’il devint vite intolérable, du moins pour Racine, car Marquise, elle, ne semblait pas en souffrir. Elle souriait aux anges, et ce sourire ranima la fureur du poète. Annonce-t-on de la sorte à un homme que l’on va lui donner un fils ? S’efforçant encore de se contenir, il murmura :
— Et… de qui est cet enfant ?
Marquise sursauta, parut prendre enfin conscience de la présence de son mari, de la colère que révélait son visage.
— De qui veux-tu qu’il soit ?
— Ah, non ! Tu ne vas pas me dire que j’en suis le père ! Cela, je refuse de l’accepter. Voilà des mois que tu n’es plus pour moi ce que tu étais, que tu as changé ! Combien de fois m’as-tu laissé t’approcher ? Tu avais tes migraines, ou des vertiges, ou Dieu sait quoi ! Non, Marquise, tu ne parviendras pas à me faire croire que je suis le père de cet enfant ! Par contre, tu vas me dire de qui il est.
— Est-ce que tu deviendrais fou ! Comment oses-tu me parler de la sorte ?
Débutant ainsi, la scène qui suivit ne pouvait aller qu’en croissant. Elle fut terrible, impitoyable. Durant une nuit entière, Jean Racine et Marquise se déchirèrent, lui attaquant sans relâche, elle se défendant avec une énergie qui peu à peu allait s’affaiblissant. Mais lui voulait savoir. Sans pitié pour la femme à bout de forces qu’il avait en face de lui, il posait sans cesse les mêmes questions sous des formes différentes, cherchant la faille dans ce qu’elle lui répondait. La jalousie le rendait fou, et il eût été capable de la tuer si, finalement, au lever du jour, Marquise, épuisée, ne s’était enfin décidée à avouer : non, l’enfant qu’elle portait n’était pas de Racine. C’était celui du chevalier de Rohan. Elle l’avait revu, deux ou trois fois, pas plus, mais les anciens souvenirs s’étaient réveillés, plus émouvants qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait cédé… et maintenant, ces courts instants avaient porté leur fruit.
— Mais, ajouta-t-elle au milieu d’un torrent de larmes, je jure que c’est fini. Il est reparti pour la Bretagne et je ne le verrai plus… plus jamais, je te le jure !
— Tu le jures mais tu étais prête à m’imposer l’enfant que tu lui dois !
— Que pouvais-je faire d’autre ? Quand j’ai compris ce qui m’arrivait, j’ai cru devenir folle, je ne voulais pas mais, quand le docteur m’a dit que mes craintes étaient fondées, chose étrange, j’ai cessé de me révolter. J’étais, oui, je crois bien que j’étais presque heureuse ! Un enfant ! C’est si merveilleux un enfant !
— Libre à toi de trouver cela merveilleux ! Moi je n’en veux à aucun prix !
Comme elle lui avait fait horreur, cette femme mielleuse aux discours pleins de sous-entendu qu’il était allé trouver sur le conseil d’un ami ! Son officine sentait les histoires louches, les secrets nauséabonds, les trafics sordides. Elle lui aurait vendu du poison s’il lui en avait demandé, il le devinait. Il aurait suffi d’y mettre le prix. Mais ce n’était pas cela qu’il voulait.
— Il faut interrompre une grossesse indésirable, avait-il dit.
— Ce n’est que cela ? C’est bien facile.
La femme lui avait mis dans la main, en échange d’une pièce d’or, une petite fiole de verre sombre.
— Que la personne en boive le contenu au moment d’aller au lit. Quelques heures plus tard, il n’y paraîtra plus.
Lorsqu’il lui avait donné la fiole, Marquise n’avait pas protesté. Elle avait compris qu’en supprimant l’enfant à naître, elle supprimait du même coup toutes les causes de dispute avec son époux. Et puisqu’elle avait définitivement rompu avec le chevalier…
— Les choses ne sont point encore si avancées, avait-elle dit. Tout ira très bien !
Tout avait été très mal. La nuit qui avait suivi, Racine en gardait, malgré les années écoulées, une impression de cauchemar. Marquise avait souffert effroyablement. Le médecin était venu mais il avait diagnostiqué une fausse couche sans chercher à savoir comment elle était venue.
— Du repos, une bonne nourriture, et tout rentrera dans l’ordre, avait-il dit avec optimisme, son ignorance venant au secours de sa bonne volonté.
Rien de tout cela n’avait fait d’effet. Peu à peu, Marquise s’était affaiblie. Elle avait été prise de fièvre. Dans la maison, seul Racine la soignait. D’un commun accord, ils avaient éloigné tout le monde, même Nanette, pour que personne ne sût ce qui se passait chez eux.
— Je vais aller mieux, répétait Marquise, je vais aller mieux bientôt, je le sens.
Au soir du 11 décembre, comme Racine lui apportait une tasse de bouillon, il l’avait trouvée morte dans son lit.
Le visage que le poète releva vers le lieutenant de police était si ravagé que La Reynie en eut pitié.
— Voilà, vous savez tout ! J’ai tué Marquise sans le vouloir… et ce souvenir est encore, malgré le temps écoulé, le remords de mes nuits. Depuis, j’ai repris femme et ma seconde épouse ignore tout de cette affreuse aventure, mais moi, tant que je vivrai, je n’oublierai pas !
Le lieutenant de police laissa un silence s’installer dans la grande pièce. Il avait pris une plume d’oie sur sa table à écrire et la mordillait en regardant son visiteur. Ses yeux semblaient vouloir fouiller jusqu’au fond de l’âme de Racine qui, enfin, demanda d’une voix étranglée :
— Qu’allez-vous faire de moi ? Si vous voulez m’arrêter, je vous demande de me laisser le temps d’éloigner ma femme…
La Reynie, enfin, se leva, jeta la plume.
— Vous arrêter ? Non… Vous l’avez dit, c’était un accident. Je sais, parce que j’ai cherché à le savoir, que vous avez terriblement souffert de la mort de votre femme… On n’est pas malheureux à ce point lorsque l’on a voulu la mort de quelqu’un. Rentrez chez vous, Monsieur Racine… et oubliez tout cela ! Je dirai au Roi et à Monsieur de Louvois qu’il n’y avait pas matière à poursuites. C’est votre amour trop exigeant qui a tué Marquise Du Parc… ce n’est pas vous !
La Champmeslé : un monstre sacré au Grand Siècle
Le camp des marquis
La nuit tombe tôt en janvier. Il n’était que quatre heures de l’après-midi mais il faisait déjà si sombre à l’intérieur de la taverne du Singe, sise rue Vieille-du-Temple, qu’une servante alluma des quinquets, apporta des chandelles. En déposant l’une d’elles sur une table, non loin de la porte, elle fit surgir de l’ombre un couple qui se faisait face mais ne se regardait pas. Chacun des deux personnages avait l’air d’écouter d’obscures voix intérieures.
Quand la lumière frappa ses yeux, l’homme, qui était jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans, sursauta, sourit à la fille.
— Un autre pichet, fit-il en désignant leurs gobelets vides.
La servante s’éloigna en faisant danser ses jupons sur ses fortes hanches. La jeune femme assise à la table parut sortir à son tour de sa torpeur. Elle s’agita, se tourna vers la cheminée où un garçon allumait un feu pour cuire le repas du soir et tendit vers elle les mains qu’elle sortait de son manchon.
— Tu crois que ce sera encore long ? demanda-t-elle avec un sourire à l’adresse de son compagnon.
Il lui rendit son sourire.
— J’espère que non. Il me semble qu’il y a des heures que nous sommes là.
— Moi aussi, soupira la jeune femme.
Quand on la regardait attentivement, on ne la trouvait pas jolie. Elle avait de petits yeux vifs, le teint un peu jaune mais chacun de ses gestes avait une grâce inimitable ; sa taille, sous l’épais mantelet qui la défendait du froid, était noble et belle. Elle avait de magnifiques cheveux châtains, des traits classiques et nets mais surtout, surtout, une voix extraordinairement émouvante, à la fois douce et grave. Enfin, son sourire était irrésistible. Elle se nommait Marie Desmares, épouse légitime de Charles Chevillet, dit Champmeslé, qui n’était autre que le jeune homme blond qui lui faisait face. Tous deux étaient comédiens, venaient de Rouen où ils avaient joué dans un théâtre ambulant. Et s’ils avaient l’air tellement inquiets c’était uniquement parce qu’ils venaient de passer une audition devant le comité directeur du célèbre théâtre du Marais, la seconde troupe de France, et qu’ils attendaient le verdict.
Comme la servante apportait le pichet de vin, la porte du cabaret fut poussée, livrant passage à un violent courant d’air et à un vieux bonhomme emmitouflé dans une longue houppelande grise qui se précipita vers la table du ménage Champmeslé. Il était essoufflé d’avoir couru.
— Venez, jeta-t-il, venez vite. Ces messieurs vous demandent.
— Qu’ont-ils décidé ? demanda Marie.
— Je ne sais pas. Mais je crois bien que vous êtes acceptés. Monsieur Laroque m’a dit qu’il était bien content.
La jeune femme ramassa son manchon en souriant et rabattit son mantelet sur sa tête. Si Laroque souriait, tout était bien, car c’était lui qui les avait proposés au Marais. D’ailleurs, il était amoureux d’elle.
En effet, quelques minutes plus tard, Marie et Charles Champmeslé étaient engagés dans la troupe des comédiens du Marais, lui pour jouer les rois de tragédie, elle dans un emploi qui n’était pas encore défini, parce qu’une partie de ces messieurs n’étaient pas sûrs de son talent.
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