Laroque offrit de lui donner des leçons et, le 15 février 1669, un mois et demi après son admission, Marie débutait dans La Fête de Vénus, de l’abbé Boyer. Elle y rencontra un tel succès que, reconnaissante envers Laroque, elle en fit son amant… pour quelques semaines.

Charles Champmeslé était le mari le plus paisible et le plus accommodant du monde. Il avait quatre ans de moins que Marie et il éprouvait pour elle une admiration sans bornes, née peut-être du fait qu’elle était fille d’un receveur des domaines de Normandie, c’est-à-dire presque une demoiselle, alors qu’il était, lui, un enfant de la balle. Il était aimable, toujours souriant, de belle mine et d’abord facile, galant avec les dames… peut-être plus qu’il n’aurait fallu.

Incontestablement, il était très épris de sa femme, mais cette tendresse ne le rendait aucunement aveugle aux charmes des autres femmes en général, et de ses admiratrices en particulier. Et Dieu sait s’il y en avait. Quand il apparaissait sur la scène vêtu de longues dalmatiques, portant tiare ou couronne, le geste noble, l’air impérieux, un petit frisson courait parmi l’auditoire féminin et nombre de billets doux plus ou moins parfumés affluaient dans la loge de Charles, qui de temps en temps daignait accorder ses faveurs. Comment, dans ces conditions, se montrer un mari sévère, exclusif ? Il considérait son mariage comme une bonne et fructueuse association et n’ignorait pas qu’une part du succès de Marie était due à son charme personnel. Alors ?

Alors, le mieux était de fermer les yeux et d’aller vaquer à ses propres amours en laissant Marie s’occuper des siennes. Ce à quoi elle ne manquait pas.

Les quelques semaines de « reconnaissance » allouées au cher Laroque, Marie s’offrit un amant titré en la personne du comte de Revel, dont elle se lassa vite. Ensuite, elle accorda la préférence au marquis de La Fare, qui ne l’amusa pas beaucoup plus. Il mangeait trop.

D’un marquis, la belle Marie à la voix d’or passa à un autre, qui n’avait rien de particulier sinon une confortable fortune. Il se nommait le marquis de Tiercé, était jaloux mais généreux. Pas très jeune non plus, mais la vie de comédienne a de ces obligations, quand le satin et la dentelle coûtent si cher. Et puis, Marie et Charles avaient d’autres soucis qui reléguaient au loin les délicatesses de l’amour.

Alors qu’ils avaient tremblé de joie quand ils avaient été engagés au théâtre du Marais, ils ne rêvaient plus maintenant que d’en sortir pour entrer dans la seule « troupe royale », celle de l’hôtel de Bourgogne.

Dans la maison du 5, rue Mazarine, où logeait le ménage Champmeslé, les allées et venues étaient nombreuses depuis quelque temps. Des ouvertures avaient été faites par l’hôtel de Bourgogne afin de s’attacher ce couple dont le succès grandissait, et il avait été question de faire jouer à Marie le rôle d’Hermione dans l’Andromaque de Jean Racine qui, depuis plus de deux ans, rencontrait le plus grand succès. Marie, folle de joie, avait accepté mais une nouvelle irritante était venue. Racine refusait à Marie de Champmeslé le fameux rôle. Depuis, Marie ne décolérait pas.

— Voulez-vous me faire la grâce de me dire pourquoi cet âne bâté me refuse ce rôle ? Me croit-il indigne de donner la réplique à la Du Parc ?

Jean de La Fontaine, à qui s’adressait l’apostrophe, se contenta d’un geste évasif et d’un sourire.

— Il prétend que vous n’avez ni la voix ni le physique d’Hermione.

Marie haussa les épaules sans cérémonie. Quelle sottise. Ni la voix ni le physique d’une princesse grecque passionnée ? Ce Racine ne l’avait sûrement jamais ni vue ni entendue. Comme toutes les « vedettes », Marie n’aimait pas que l’on mît en doute son talent ou que l’on parût en faire fi. Elle arrêta devant le fabuliste sa promenade furieuse.

— Mais vous… vous qui êtes son ami et qui vous dites le mien, ne pouvez-vous lui faire changer d’avis ? L’occasion que nous fournit la maladie de Mademoiselle Desœillets, qui tient le rôle, est inespérée. Il faut en profiter.

Le poète, dont le premier recueil de Fables venait de remporter un grand succès, se mit à rire. Il aimait beaucoup celle que tout Paris appelait maintenant la Champmeslé. D’abord parce qu’elle était gracieuse et qu’il était infiniment sensible à la beauté féminine, ensuite parce qu’il la jugeait bonne et intelligente.

— Je fais ce que je peux, ma chère Marie, vous le pensez bien. Mais Racine est têtu, vous n’avez pas idée.

— Têtu ou pas, il faut qu’il cède. Je compte sur vous pour cela. Je veux jouer Hermione, vous entendez. Je n’aurai pas de repos tant que le rôle ne m’aura pas été donné.

La Fontaine poussa un petit soupir. Discuter avec une femme, et surtout une femme en colère, était une bien cruelle épreuve. Mais il y avait des larmes de rage dans les yeux vifs de Marie, et il ne pouvait supporter de voir pleurer une femme… pas même la sienne. Il promit tout ce que voulut la comédienne, plaida sa cause et finalement l’emporta. Racine capitula : la Champmeslé jouerait Andromaque.

Le soir de la reprise d’Andromaque à l’hôtel de Bourgogne, l’illustre théâtre fut celui d’un triomphe véritable. Dans le rôle d’Hermione, Marie avait su trouver des cris d’une telle ampleur, d’une telle vérité et d’une si grande émotion que de longues acclamations l’avaient saluée.

Un peu lasse mais heureuse, elle venait de rentrer dans sa loge et de déposer la couronne qui ceignait son front. En faction près de la porte, Charles parlementait avec le flot des admirateurs passionnés de la comédienne, alléguant son besoin de repos.

— Moi, du moins, vous me laisserez passer, fit une voix haletante. Je suis l’auteur.

La porte s’ouvrit largement devant Jean Racine, qui demeura un instant encadré sur le seuil. Marie et lui se regardèrent. Il avait alors une trentaine d’années, offrait un visage grave aux yeux pensifs. Il était élégant, dans un habit de soie grise à légères broderies d’or. Avançant de quelques pas dans la loge, il approcha silencieusement de Marie. Puis, pliant soudain le genou devant elle, il prit ses deux mains et les baisa avec passion.

— Merci, murmura-t-il ardemment. Vous avez été merveilleuse, éblouissante, et j’ai tant de pardons à demander que je n’ose commencer.

Sans rancune, la jeune femme lui sourit mais, doucement, lui ôta ses mains.

— Ne commencez pas, Monsieur. Je suis heureuse que vous soyez revenu de vos préventions à mon égard et j’espère qu’à l’avenir nous nous entendrons mieux.

— Vous serez mon interprète principale. J’écrirai pour vous.

Mais Marie ne l’écoutait plus. Elle regardait de nouveau vers la porte où venait d’apparaître un tout jeune homme dont l’habit somptueux, de magnifique velours bleu brodé d’argent, rehaussait le teint frais, les beaux cheveux blonds et la moustache fine. Il souriait d’un air un peu timide et aussi un peu niais, mais Marie ne s’en rendit pas compte. La seule chose qu’elle vit fut que le jeune homme était beau, de belle mine et qu’il la contemplait avec une admiration sans bornes. Elle en oublia la présence de Racine qui, vexé, se retira aussitôt.

C’est ainsi que le marquis Charles de Sévigné entra dans la vie de la Champmeslé.

La marquise de Sévigné, mère du jeune marquis et grande épistolière devant l’Éternel, habitait alors un bel appartement dans un hôtel de la rue de Thorigny. Elle y recevait tout le Marais et les beaux esprits, si nombreux alors, dont il était le royaume.

Mais ce soir-là, qui se situe quelques jours après cette triomphale représentation d’Andromaque, la charmante marquise ne recevait pas. Enfermée dans son cabinet, une plume d’oie au bout des doigts, elle s’y livrait à l’occupation qu’entre toutes elle préférait : écrire à sa fille bien-aimée, Madame de Grignan.

Il était déjà tard, et l’hôtel semblait dormir. La lettre se terminait. La marquise la signa, la sabla et, prenant un bâtonnet de cire dans un tiroir de sa table, elle le présenta à la flamme d’une bougie, cacheta sa lettre. Juste à cet instant, il y eut dans l’escalier un bruit de galopade. La marquise suspendit son geste. On frappa à la porte puis, sans même attendre la réponse, un jeune homme se précipita dans sa chambre.

— Eh bien, Charles, s’écria la marquise, offusquée. Quelles sont ces manières ? Est-ce que vous êtes souffrant ?

Charles de Sévigné, en effet, semblait assez mal en point. Avec un soupir découragé, il se laissa tomber dans un grand fauteuil en tapisserie qui gémit sous son poids. Son chapeau bordé de plumes rouges avait roulé à terre, découvrant sa chevelure en désordre ; sa cravate de dentelle était froissée, ses vêtements mis n’importe comment. Madame de Sévigné s’était levée et considérait son fils avec un étonnement non dissimulé. Quelle étrange tenue pour un élégant guidon des Gendarmes-Dauphin !

— Me direz-vous ce qui vous arrive ? demanda-t-elle doucement.

Charles leva sur sa mère un regard atone qui brusquement se chargea d’éclairs. Il jaillit de son fauteuil et se mit à arpenter furieusement le tapis.

— Il m’arrive que je me suis couvert de ridicule avec la femme que j’aime, Madame. Il m’arrive que je n’ai que trop hérité de votre « glace » alors que vous eussiez mieux fait de la communiquer à votre fille, dont le tempérament n’est que trop exubérant. Il y a enfin que je vous ressemble trop.

— Je pensais que vous en étiez satisfait, fit la marquise avec un mince sourire.

— Dans la vie courante, certes. Mais j’aime, Madame, j’aime à en perdre le souffle la plus belle, la plus brillante femme de Paris.

— Mademoiselle de Champmeslé, oui, je sais cela.

— … et, par une insigne faveur des dieux, elle m’aime, poursuivit Charles, ignorant l’interruption. Or, à la minute même où j’allais voir couronner ma flamme, où j’approchais de ce moment merveilleux auquel aspire tout homme épris…

— Pas tant de guirlandes, coupa la marquise. Appelez donc les choses par leur nom : au moment où vous alliez devenir son amant.

— Oui… si vous voulez, concéda Charles de si mauvaise grâce que sa mère retint le sourire qui lui venait.

Il préféra tourner le dos au regard bleu si clairvoyant de la marquise et continua :

— Bref, à cet instant précis, je… je me suis couvert de ridicule. Il ne s’est rien passé…

Un éclat de rire salua cette sortie dans laquelle le pauvre jeune homme avait mis tout ce qu’il pouvait trouver de dignité triste.

— Comme vous dites si bien : bref, s’écria la marquise qui se tordait de rire. Mon pauvre Charles, pardonnez-moi de rire mais là, vrai, il y a longtemps que je ne me suis autant amusée. Je vous plains beaucoup.

— C’est l’évidence même, fit Charles, pincé.

Toutefois, comme Madame de Sévigné, écroulée dans un fauteuil, continuait à rire de bon cœur, avec l’entrain communicatif du vrai fou rire, il ne résista pas. Au fond, la meilleure manière de tuer le ridicule était de rire de ses mésaventures. Il se mit à rire à son tour.

Au bout d’un moment, la marquise se calma et alla embrasser son fils.

— Ne soyez pas triste, Charles, lui dit-elle, sans la moindre logique car si le jeune homme s’essuyait les yeux c’était parce qu’il venait de pleurer de rire, c’est un accident bénin qui peut arriver à tout homme, même s’il est bien épris. La prochaine fois vous aurez plus de chance.

Mais, au grand désespoir du jeune marquis, il n’eut pas plus de chance « la prochaine fois » et, quelques jours plus tard, Madame de Sévigné avait repris la plume pour conter la chose à sa chère fille.

« La jeune merveille n’a pas rompu, confiait-elle à Madame de Grignan, mais je crois qu’elle rompra. Voici pourquoi ; mon fils vint me chercher du bout de Paris pour me dire l’accident qui lui était arrivé. Il avait trouvé une occasion favorable et cependant – oserais-je le dire ? – son dada demeura court à Lérida. Ce fut une chose étrange. La demoiselle ne s’était jamais trouvée à telle fête. Le cavalier en désordre sortit en déroute, croyant être ensorcelé ; et ce qui vous paraîtra plaisant c’est qu’il mourait d’envie de me conter sa déconvenue. Nous rîmes fort. Je lui dis que j’étais ravie qu’il fût puni par où il avait pêché. Il s’est pris à moi et me dit que je lui avais donné de ma glace, qu’il se passerait fort de cette ressemblance, que j’aurais mieux fait de la donner à ma fille. Il disait les choses les plus folles du monde et moi aussi. »

Madame de Grignan dut bien s’amuser en lisant cette lettre, fort peu connue des écoliers, de sa respectable mère. Mais, malgré le ton badin, Madame de Sévigné commençait à s’inquiéter. Charles pâlissait, maigrissait, s’agitait de manière fort désordonnée. Cet échec répété qu’il rencontrait auprès de la femme qu’il aimait le rendait malade et il réclamait le médecin à cor et à cri. Or, sa mère n’avait aucune envie de mettre le médecin de la famille, Pecquet, dans la confidence de cette histoire, à tout prendre assez peu flatteuse pour un jeune homme de vingt-deux ans. De plus, elle s’inquiétait de voir le jeune officier et la comédienne s’attacher sérieusement l’un à l’autre. On s’écrivait force lettres, on se voyait beaucoup, Charles soupirait, devenait sentimental outre mesure. Il fallait faire quelque chose qui pût à la fois rendre à Charles son orgueil masculin et le détourner quelque peu de cette fille trop attachante.