— Qu’il faut que je réfléchisse. En tout cas, je prie Madame la duchesse de croire que je lui suis bien reconnaissante de l’intérêt qu’elle me montre et dont j’espère me rendre digne.

Marie de Champmeslé n’avait aucunement l’intention de changer de théâtre mais elle connaissait trop les femmes de la Cour, et singulièrement, par ouï-dire il est vrai, cette étrange et turbulente clique des Mancini pour attaquer de front la duchesse de Bouillon. Elle ne comprenait que trop ce que souhaitait sa belle hôtesse : retirer à Racine sa principale et prestigieuse interprète, donc l’affaiblir en quelque sorte au profit de la troupe rivale de Guénégaud.

En quittant l’hôtel de Turenne-Bouillon, elle se promit bien de continuer ses relations avec son poète… et aussi de se garder soigneusement de rendre visite à la devineresse nommée Voisin. Elle n’attachait aucune importance à ce qu’avait dit la duchesse de la mort de la Du Parc. Un simple et vil ragot formé par les jaloux, voilà tout ce que cela pouvait être.

Et, avec le bel esprit de contradiction que cultivent beaucoup de femmes, surtout en matière d’amour, Marie n’en aima que plus ardemment, plus visiblement Racine. Bientôt, ensemble, ils préparaient la nouvelle tragédie du poète, Bajazet.

La duchesse de Bouillon n’était pas femme à renoncer quand quelque chose lui tenait au cœur. Bientôt coururent dans Paris cent couplets plus ou moins grivois sur le ménage à trois que formait avec Racine le couple Champmeslé et dont le moins méchant était :

 « Champmeslé cet heureux mortel

 Ne quittera jamais l’Hôtel

 Sa femme a pris Racine là

 Alléluia… »

Les gratte-papier de la duchesse ne chômaient pas mais Marie ne faisait que rire de toutes ces rimes déversées sur sa tête. Après tout, c’était encore de la publicité. Mais la première de Bajazet déchaîna contre Racine une véritable cabale que menait la duchesse de Bouillon en faveur de l’ennemi du poète, qui pourtant n’avait guère besoin d’être défendu de la sorte, Pierre Corneille. Lors de la représentation, des sifflets se mêlèrent aux applaudissements, et toutes les suivantes furent aussi houleuses. C’est tout juste si dans ce tintamarre on pouvait entendre les comédiens.

On reprochait à Racine d’avoir écrit une pièce turque, de faire allusion à l’assassinat récent de Monaldeschi par sa maîtresse, Christine de Suède, à Fontainebleau. On disait mille folies, dont la moindre était que la pièce était mauvaise. Même la clairvoyante Madame de Sévigné écrivait cette énormité à Madame de Grignan : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé. Ce n’est pas pour les siècles à venir. »

Pourtant, elle était une fervente admiratrice de la comédienne, qu’elle portait aux nues. D’ailleurs, toujours à propos de ce malheureux Bajazet, elle écrivait plus tard, en envoyant à sa chère fille le texte de la pièce, qu’il faudrait pouvoir envoyer la Champmeslé en même temps…

Pendant ce temps, Marie patiemment, endurait de son mieux et faisait bravement front à la cabale.

— Faut-il que je t’aime, disait-elle à son auteur. On me fait à cause de toi la vie la plus effroyable du monde et toi, tu m’en fais une pire encore.

Car, bien entendu, Racine n’avait pas changé à son égard. Les scènes succédaient aux scènes, justes ou injustes mais toujours aussi violentes. Elles étaient suivies de moments de repentir fervents et aussi de périodes de piété sévère, intransigeante, au cours desquelles le poète disparaissait complètement. Mais elle l’aimait toujours.

Un soir, cependant, elle trouva un billet dans sa loge :

« On s’entend fort bien à décrire, dans Bajazet, les sombres folies de la passion. Apparemment, on les connaît bien. L’avertissement qui vous fut donné un soir demeure toujours vrai, Mademoiselle. Prenez garde. »

Marie était de mauvaise humeur. Elle haussa les épaules et, non contente de déchirer le billet en menus morceaux, fit brûler ceux-ci à la flamme d’une chandelle. Après quoi elle s’en alla souper avec Despréaux.

Racine continuait à écrire des pièces magnifiques pour la Champmeslé. La passion qu’elle lui inspirait ne faiblissait pas avec le temps. En 1673, Mithridate vit le jour et, la même année, Racine entra à l’Académie française. En 1674, Iphigénie en Aulide fut présentée à Versailles, puis à Paris, avec un immense succès.

— On y pleure… On y est dans une continuelle admiration, s’écriait la marquise de Coulanges.

Le renom de la Champmeslé grandissait avec la gloire du poète, tant elle s’identifiait magnifiquement à ses personnages. Le Roi anoblit Racine, le nomma conseiller. La cabale se calma un peu tant la faveur royale était éclatante.

Mais le nombre des ennemis de Racine croissait sans cesse. Les honneurs n’adoucissaient pas son humeur. Il était plus orgueilleux, plus intransigeant que jamais. Le bon La Fontaine lui-même passa dans le clan adverse et, à l’hôtel de Nevers où habitait alors la duchesse de Bouillon, les réunions autour du fabuliste étaient de plus en plus nombreuses. On guettait le faux pas du dramaturge, la sottise qui lui aliénerait la faveur royale.

Dans l’année 1676, Racine apporta à la Champmeslé une nouvelle pièce dont les répétitions furent décidées sur-le-champ. C’était Phèdre… et là, les ennemis de Racine allaient trouver de quoi exercer leur malveillance.

— Cette pièce est une folie. Quand donc voudras-tu bien admettre que tu vas avec elle au-devant des désirs de la cabale ?

— Je ne vois pas en quoi.

— Parce que n’importe qui y verra de trop claires allusions à certaines choses qui se passent à la Cour en ce moment. Tu risques de te mettre à dos rien moins que le Roi.

— Allons donc… Le Roi ?

— Ou plus exactement la Montespan, ce qui est la même chose.

Racine haussa les épaules et alla tendre ses mains glacées au feu qui flambait dans la cheminée. On était en décembre, et le froid mordait cruellement Paris. Des fenêtres du poète, qui donnaient sur le port Saint-Landry – c’est-à-dire à l’ouest de l’île de la Cité –, on pouvait voir des amoncellements de neige sur la grève et des guirlandes de givre brillant sur les grosses barges immobilisées. Des plaques de glace glauque descendaient très lentement le cours quasi gelé de la Seine. Au fond d’un fauteuil, Marie regardait son amant avec un mélange de tendresse et de mécontentement.

— La Montespan n’a rien à voir dans cette pièce, dit sèchement Racine. Il n’est nullement question d’une favorite.

— Certains vers, transparents pour tout le monde, font irrésistiblement penser à elle.

— Lesquels ?

— Ne sois donc pas hypocrite avec moi, fit Marie, agacée, garde cela pour les autres. Moi, je te connais trop bien. Je pense à :

 « Je sais mes perfidies,

 Oenone et ne suis point de ces femmes hardies

 Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix

 Ont su se faire un front qui ne rougit jamais… »

» Il n’y aura qu’une voix dans tout Paris pour proclamer que c’est là un portrait fort ressemblant de la belle marquise.

— Cela prouvera alors que tout Paris est sot à pleurer. En tout cas, je refuse de changer quoi que ce soit à mon texte. Il sera joué tel que je l’ai écrit ou pas du tout.

Marie se leva avec un profond soupir, s’étira comme une chatte et s’approcha de la fenêtre où elle contempla un instant le paysage hivernal.

— Oh, fit-elle, pour être jouée, elle le sera, tu le sais bien. Mais ce que nous ne savons ni l’un ni l’autre, c’est combien de temps.

Pour toute réponse, Racine haussa les épaules, sans bouger de sa place. Il lui tournait le dos. La jeune femme quitta son poste d’observation et vint vers la grande table à écrire surchargée de papiers. Une lettre à demi ouverte surnageait. Elle la prit d’un geste négligent, la rejeta presque aussitôt.

— Tiens ? Tu as eu des nouvelles de ta tante de Port-Royal.

Racine se tourna d’une seule pièce, le rouge de la colère au front.

— Ne touche pas à cette lettre. Ce qui a touché la main d’une sainte n’est pas fait pour celles… d’une comédienne.

Marie avait pâli un instant mais se reprit. Ses lèvres eurent un joli pli de dédain.

— Je m’attendais à pire, en fait d’épithète. Au surplus, que la mère Agnès de Sainte-Thècle s’intéresse au salut de ton âme, je n’y vois aucun inconvénient. Je pense même que tu ferais mieux d’y songer davantage. Tu es continuellement à mi-chemin entre tes souvenirs de jeunesse et ta passion pour le théâtre, entre le Diable et le Bon Dieu. Tu devrais retourner là-bas… à Port-Royal.

— Et toi, tu devrais ne t’occuper que de ce qui te concerne, Marie.

La comédienne n’insista pas. Peu à peu, le grand amour dont elle avait brûlé pour Racine s’effritait. Elle était lasse des scènes, des injustices, d’une sévérité de comportement qui l’irritait. Elle avait envie de profiter encore un peu de la jeunesse et de ses folies. Or, justement, la jeunesse lui faisait signe, et aussi la folie, en la personne du comte de Clermont-Tonnerre qui s’était épris d’elle et la couvrait de présents somptueux. Il lui plaisait beaucoup… Mais pour le moment, il s’agissait d’être Phèdre.

Pendant que Racine surveillait la mise en scène de Phèdre, la duchesse de Bouillon et son frère, le duc de Nevers, ne perdaient pas leur temps. Ayant eu vent de la prochaine sortie de la pièce, ils firent écrire par le malheureux Pradon, presque à journées forcées, une autre Phèdre que l’on mit aussitôt en répétition à l’hôtel de Guénégaud. Celle-là devait être jouée deux ou trois jours après celle de Racine.

En outre, pour porter à l’orgueil du poète un coup sensible, la duchesse et ses amis louèrent la totalité des places de l’hôtel de Bourgogne, ainsi d’ailleurs que celles de l’hôtel de Guénégaud, et cela pour les six premières représentations de chacune des deux Phèdre.

Mais ce n’était pas pour siffler Racine et la Champmeslé ou faire le moindre scandale que les places avaient été louées. Ce qu’avait trouvé Marie-Anne Mancini était bien plus perfide : le soir de la première, alors que le théâtre eût dû être comble, il ne vint personne. Les comédiens attendirent vainement leur public. Et il en fut ainsi les cinq soirs suivants, tandis que les amis de la duchesse s’entassaient à la Phèdre de Pradon et lui faisaient un succès.

Durant ces soirs sombres, la Champmeslé vit pleurer son ami pour la première fois.

— Les misérables, balbutiait-il, les mauvaises gens. Ils me le paieront… Oh oui.

— Le Roi te fera rendre justice, mon ami ; enfin, peut-être.

Entre les deux partis, la guerre éclata. On s’insulta à coups de libelles venimeux, on s’adressa des sonnets injurieux. On promit même à Racine des coups de bâton, et nul ne peut savoir jusqu’où se seraient portés les excès si le Grand Condé ne s’en était mêlé. Il s’entremit pour faire cesser la querelle, prit sous son égide toute-puissante le pauvre Racine et son ami Boileau-Despréaux, menacé lui aussi de la bastonnade, et tout rentra dans l’ordre.

Le soir où enfin un public impartial fut admis à l’hôtel de Bourgogne, la Champmeslé remporta le plus grand triomphe de sa vie. Elle avait été la plus merveilleuse, la plus bouleversante des Phèdres, et son souvenir devait à travers les siècles s’attacher à ce rôle, le plus difficile peut-être de tout le théâtre passé et présent.

Mais Racine était atteint en plein cœur, d’autant plus cruellement qu’il savait que Marie, si elle demeurait son amie, s’était détachée de lui amoureusement parlant. Il n’ignorait pas la passion naissante de la comédienne pour le comte de Clermont-Tonnerre. Comment l’aurait-il pu ? Durant la guerre des Sonnets, les amis de la duchesse de Bouillon avaient chanté partout :

 « À la plus tendre amour elle fut destinée

 Qui prit longtemps Racine dans son cœur

 Mais, par un insigne malheur

 Le Tonnerre est venu qui l’a déracinée… »

Il était las du monde, dégoûté du théâtre, et de plus, il avait fait sa paix avec Port-Royal. Le grand Arnauld, le fameux solitaire, et lui-même étaient tombés dans les bras l’un de l’autre en pleurant. Le poète n’aspirait plus qu’à retrouver la paix de la pieuse demeure. Un soir, il fit ses adieux à Marie.

— Nos chemins se séparent. Je ne crois pas que nous nous retrouverons.

Sincèrement émue, la comédienne avait les larmes aux yeux.

— Je te regretterai toujours, promit-elle.

Mais son cœur volage était pris ailleurs. Ses regrets ne devaient pas être bien longs. Elle n’eut même pas un pincement au cœur en apprenant le mariage de son ami, quelques mois plus tard, avec la timide, terne et pieuse Catherine de Romanet. Leurs routes, désormais, allaient suivre des voies séparées. Elle continuait à incarner ce théâtre dont Racine s’éloignait pour mieux soigner sa position à la Cour.