Libre et riche, elle s’installa rue du Regard et mena sa vie comme elle l’entendait. Son salon fut le rendez-vous des artistes et des intellectuels. Amie du duc et de la duchesse de Bourbon, elle devint leur confidente et leur meilleure conseillère.
L’amour, néanmoins, lui joua encore un tour. Elle s’éprit d’un certain Glucq, beau garçon des Gobelins enrichi dans la teinture, qui, grâce à une terre qu’il avait acquise, se faisait appeler Monsieur de Saint-Pol. Éperdument amoureuse, elle alla jusqu’à l’épouser… morganatiquement, comme l’aurait fait une reine.
C’est à Paris, le 18 novembre 1736, que mourut, à soixante-six ans, celle qui un jour, par amusement, avait composé elle-même son épitaphe :
« Ci-gît dans une paix profonde
Cette dame de volupté
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis de ce monde… »
Marie-Anne de la Trémoille, princesse des Ursins
Elle était le meilleur des agents secrets
Il n’y avait pas tellement longtemps que Louis XIV avait commencé son règne, en cette année 1663, mais nul n’ignorait déjà, dans la haute noblesse française, qu’il valait infiniment mieux ne pas contrarier les volontés de ce jeune homme, ou plutôt sa volonté, qui s’annonçait implacable. Le surintendant Fouquet en savait quelque chose !
Aussi la jeune et charmante comtesse de Chalais ne parvenait-elle pas à comprendre ce qui avait pu passer par la tête de son époux bien-aimé pour avoir osé braver de façon aussi éclatante les édits royaux en se battant en duel en pleine place Royale et en sortant d’un bal chez Monsieur, frère du Roi, où l’altercation devait avoir eu pour témoins la grande majorité des amateurs de cancans, si nombreux à Paris. Elle-même ne s’y était pas rendue, une indisposition l’avait retenue au lit, mais elle s’était étonnée de ne point voir rentrer son mari.
Au lieu de Blaise, c’était une lettre qui était arrivée, portée par un coureur. Une lettre brève, affolée : Blaise s’était battu en duel malgré les édits du Roi, il avait tué son adversaire et s’il ne voulait pas, comme jadis Montmorency, porter sa tête à l’échafaud, il lui fallait mettre une frontière entre la hache du bourreau et lui. Cette frontière, à cette heure, il se dirigeait vers elle à bride abattue et c’était celle d’Espagne. Aussi suppliait-il sa femme de faire ses bagages sans plus tarder, de réunir tout ce qu’elle pourrait trouver d’or et de bijoux et de le rejoindre à Madrid où, grâce à quelques amis, il était sûr de trouver refuge et bon accueil.
Depuis qu’elle avait épousé, cinq ans plus tôt, Blaise de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais, Marie-Anne de La Trémoille, fille du duc de Noirmoutiers, n’avait eu d’autre volonté, d’autre plaisir que ceux de cet homme, épousé par amour autant que par raison. Elle avait alors dix-sept ans et n’avait jamais regretté ce mariage car Blaise lui rendait son amour au centuple. Mauvaise tête, bretteur, joueur mais fidèle à sa femme et n’en regardant jamais une autre !
La seule idée qu’il courait les routes, déjà très loin d’elle sans doute, affola la jeune femme. Elle fourra la lettre dans son corsage, appela Émilie, sa camériste, et lui ordonna de préparer les coffres puis de lui procurer un vêtement d’homme.
— Si le Roi me cherche, il ne trouvera qu’un jeune seigneur voyageant pour son plaisir. Et il faut faire vite…
— Madame ne ferait-elle pas mieux de rester ici, au contraire ? plaida Émilie, qui n’avait aucune envie de courir les grands chemins. Elle pourrait voir le Roi qui lui veut du bien, plaider la cause de Monsieur le comte.
— Quand il s’agit de l’échafaud, dit la comtesse, on n’examine les causes qu’après, ou presque. Le Roi doit être furieux que mon époux ait bravé ses édits. Il l’enverra au bourreau. Et moi, il m’offrira un bon couvent pour y pleurer tout à loisir en m’assurant de la part très grande qu’il prend à ma peine et en faisant appel à ma fidélité à la cause royale. Non, Émilie. Nous partons, et ce soir même. Mon époux m’appelle, et moi je n’imagine pas de vivre même un moment sans lui.
Le soir même, Madame de Chalais prenait à son tour la route de l’Espagne sans se douter que ce pays, pour le moment lieu de refuge, deviendrait un jour pour elle tout autre chose et qu’elle y serait presque reine. On voyagea à cheval : Marie-Anne en garçon bien entendu et Émilie aussi, malgré la peine qu’elle avait eue à s’introduire dans un vêtement masculin. Un seul valet qui menait un mulet chargé des bagages servait d’escorte.
En parcourant ainsi les routes de France, Marie-Anne de Chalais sentait s’éveiller en elle d’étranges sentiments. Avec son sang poitevin, elle avait toujours senti couler dans ses veines un bizarre goût de l’aventure et, plus d’une fois, elle avait regretté de n’être pas un garçon pour pouvoir aller à la guerre ou bien encore s’occuper de ces grandes affaires par lesquelles on mène les royaumes.
— J’aurais voulu être homme d’État ! disait-elle à son mari qui ne faisait qu’en rire, trouvant, à juste titre, que sa ravissante épouse, si jolie avec ses épais cheveux brun foncé et ses yeux bleus, pouvait trouver d’autres manières d’occuper ses jours et ses nuits que de pâlir sur des grimoires et d’ardus documents officiels.
De plus, aux yeux de Marie-Anne, cette actuelle situation de fugitive poursuivie par toute la police du Royaume avait quelque chose d’extraordinairement excitant. Pour un peu, la belle Poitevine se serait prise pour une héroïne de roman.
Pourtant, elle faisait erreur. Le Roi n’avait nullement donné ordre qu’on lui courût après. Le fameux duel dont, au moment de son départ, elle ignorait à peu près tout, avait en réalité mis face à face huit combattants : Chalais, Noirmoutiers, Flamarens et le frère aîné de Monsieur de Montespan d’un côté et, d’autre part, Argenlieu, les deux La Frette et le chevalier de Saint-Aignan. S’il avait fait un vacarme énorme, Sa Majesté avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’une jolie femme amoureuse qui galopait, déguisée en garçon, à la recherche de son époux bien-aimé.
Marie-Anne arriva donc à Madrid sans encombre, sinon sans fatigue, et y retrouva avec joie son époux, qui avait reçu asile chez un diplomate de ses amis, l’abbé Portocarrero. Elle y fut accueillie avec toute la joie que l’on imagine… et une certaine émotion de la part de l’abbé, qui, homme de gouvernement beaucoup plus qu’homme d’Église, se montra sensible au charme de cette jolie femme cultivée, aimable, pleine d’esprit et qui apportait avec elle tout le parfum de ces salons du Marais parisien où régnait le bel esprit.
Grâce à Portocarrero, le couple fut très vite introduit à la Cour, où Marie-Anne remporta de très vifs succès. Le roi Philippe IV, père de la reine de France, fut plein d’attention pour elle et, tant qu’il vécut, la cour de Madrid eut, grâce à Madame de Chalais, un petit air français. Malheureusement, deux ans après l’arrivée des fugitifs, le 17 septembre 1665, le monarque mourait. Il n’avait pas été un très grand roi par lui-même. En fait, le véritable roi avait été le duc d’Olivarès mais Philippe IV, ami des arts, n’en avait pas moins été le roi de Velázquez, ce qui, en fait de titre, en valait bien un autre.
Celui qui lui succédait, Charles II, était son fils. C’était aussi le produit de huit mariages consanguins et, comme tel, il était totalement dégénéré et maladif. L’Histoire, toujours pudique, devait lui attribuer le titre d’Ensorcelé, comme s’il était besoin de l’intervention des forces occultes pour produire un échantillon humain de ce genre.
Quoi qu’il en soit, quelque temps après son accession au trône, les choses se dégradèrent quelque peu avec la France et Blaise-Adrier de Chalais, peu désireux de tirer l’épée pour le lamentable Charles II, décida de quitter l’Espagne.
— Vous irez à Rome, ma mie, où nous avons des parents, lui dit-il. Quant à moi, j’irai offrir mon épée au doge de Venise.
— Vous souhaitez que nous nous séparions ? Mon ami… Est-ce que vous ne m’aimez plus ?
— C’est justement parce que je vous aime plus que jamais que je refuse de continuer cette vie stupide, toute de Cour et si éloignée de celle que doit mener un gentilhomme de mon nom. Je suis et ai toujours été un soldat, Marie-Anne. Je dois vivre de cette façon. Et je n’en puis plus de cette existence oisive. Allez à Rome, je vous y rejoindrai plus tard, je vous le promets.
Les deux époux quittèrent donc l’Espagne pour l’Italie et, tandis que la jeune femme se dirigeait vers Rome, Blaise prenait le chemin de Venise. Malheureusement, il ne devait jamais y arriver. Terrassé par une fièvre putride, l’époux bien-aimé de Marie-Anne mourut avant de seulement apercevoir les clochers de Saint-Marc.
À Rome, cependant, la jeune veuve ne se trouva pas isolée le moins du monde. Son cousin, le cardinal d’Estrées, et le cardinal de Bouillon la prirent sous leur protection et l’installèrent d’abord dans un couvent proche du Vatican, non pour qu’elle y prît l’habit mais pour qu’elle y vive dans cette sorte de semi-retraite confortable et mondaine si pratique pour les femmes seules, de bonne naissance et point désireuses de mener justement une existence trop monacale. À Santa Maria in Portico, Madame de Chalais reçut la bonne société romaine, dont de nombreux princes de l’Église.
L’un des premiers à venir lui porter ses hommages fut justement le cher Portocarrero, tout récemment promu cardinal et dont les sentiments pour la belle veuve n’avaient pas diminué d’intensité. Il estimait qu’il était vraiment dommage qu’une femme aussi belle et aussi brillamment douée sur le plan de l’intelligence se contentât de couler des jours paisibles dans un joli couvent romain.
— Elle est faite pour occuper les sommets de la société, déclara-t-il un jour au cardinal d’Estrées, qui éprouvait d’ailleurs envers Marie-Anne des sentiments analogues à ceux de son collègue. C’est une pitié qu’une telle femme végète ainsi dans un couvent.
— Vous savez ce que sont les lois du monde. Madame de Chalais ne saurait vivre seule sans se déconsidérer. Son unique chance de quitter le couvent est de trouver un époux.
— Sa grâce et son charme sont capables de conquérir les plus grands ! s’écria fougueusement l’Espagnol.
Le cardinal français se permit un sourire.
— La grâce et le charme sont peu de chose sans argent, de nos jours ! Madame de Chalais est jeune et belle. Elle n’a pas d’enfants… mais elle n’est pas riche non plus ! Il faudrait lui trouver un mari riche.
On le trouva sans trop de peine. Hormis un caractère atrabilaire, une violente propension à la jalousie, un âge certain (il avait cinquante-cinq ans) et un aspect assez négligé, le prince Flaviano Orsini, duc de Bracciano, avait tout ce qu’il fallait pour faire un mari modèle. Il était en effet veuf, sans enfants, d’une Ludovisi, et, tant en terres qu’en or et en joyaux… fabuleusement riche.
Traîner Orsini au couvent de Santa Maria, le présenter à Marie-Anne et le persuader qu’il en était follement amoureux fut un jeu d’enfant pour les deux diplomates. Il fut moins facile de persuader la jeune veuve. Marie-Anne gardait au fond de son cœur l’image de son cher époux et, si elle n’estimait pas devoir lui garder une fidélité éternelle, du moins souhaitait-elle trouver un compagnon agréable. Mais là encore, la dialectique des cardinaux fit merveille. On lui démontra que, devenue princesse Orsini, elle pourrait aisément retourner en France, chose qui était toujours impossible à Madame de Chalais. Elle pourrait également amener au Roi, en la personne de son riche époux, un nouveau fidèle dans la cité de Rome, elle pourrait… mais que ne pourrait faire une femme de son intelligence et de son esprit avec le secours d’un vieux nom connu dans toute la Méditerranée et d’une grande fortune !
Quoi qu’il en soit, ces habiles hommes gagnèrent la partie et, en février 1675, Marie-Anne devenait princesse Orsini et duchesse de Bracciano. Aussitôt, elle se mit en devoir de tenir salon dans l’antique, fastueux et étrange palais Orsini, bâti non loin du Tibre dans les vestiges de l’ancien théâtre de Marcellus. Ce fut une réussite absolue : bientôt, tout ce qui, à Rome, avait un nom, un état quelconque, une fortune, ou tout ce qui pouvait passer d’illustre dans la ville Éternelle, se donna rendez-vous chez la nouvelle princesse. Son salon devint le lieu de rencontre des beaux esprits, un centre artistique mais aussi politique, où l’on débattait toutes les grandes questions européennes. Le vieux rêve de Marie-Anne prenait vaguement corps. Elle ne régnait pas sur un État, pas encore, mais elle régnait déjà sur une foule de gens importants dans plusieurs États. Tant et si bien que l’écho en parvint jusqu’en France et que le Roi fit parvenir à Flaviano Orsini les cordons de ses ordres royaux.
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