Évidemment, à cette belle façade, il y avait une doublure peu agréable. Le ménage marchait vaille que vaille, Flaviano faisait des scènes ridicules, quand elles n’étaient pas odieuses, et vint le moment où Marie-Anne se déclara incapable de supporter plus longtemps l’humeur massacrante de son époux. Elle parla de séparation. Le cher Portocarrero s’en émut.
— Rien ne vaut une séparation momentanée pour limer les angles un peu trop abrupts d’un ménage, lui dit-il. Allez donc faire un tour à Paris. Il y a des années que l’on ne vous y a vue et vous y rencontrerez, je gage, un grand succès qui vous fera oublier vos déboires conjugaux. Pendant ce temps, votre époux lui aussi se calmera.
Le conseil était bon. Marie-Anne se mit en route, après des adieux assez froids à son mari, qui boudait, et, avec un grand train de maison, se dirigea vers son pays qu’elle n’avait pas revu depuis si longtemps. Elle en éprouvait une joie profonde, un peu grisante. Si souvent, à Madrid comme à Rome, elle avait évoqué les beaux jours de Paris, quand tout y était jeune, brillant, un peu fou. Sous sa joie cependant, se glissait un peu d’inquiétude. Comment la recevrait le plus grand roi du monde ? En rebelle repentie ou en hôte de marque ?
Elle ne se tourmenta pas longtemps. À Versailles, la veuve du pauvre Chalais fut reçue non seulement avec honneur mais encore avec éclat. Le Roi fut charmant et lui marqua une attention toute particulière. Les mauvais souvenirs, décidément, étaient effacés.
Dans ce Versailles, dont l’éclat et la splendeur l’avaient éblouie, la princesse Orsini eut la surprise de retrouver, bien changée il est vrai, une amie d’autrefois. Au temps où elle fréquentait les salons du Marais, Madame de Chalais s’était rendue maintes et maintes fois chez le poète Scarron, un pauvre être au corps misérable pourvu d’un esprit étincelant. À cette époque, Scarron avait épousé une belle jeune femme brune, de bonne souche et d’infiniment de grâce et de sérieux que l’on avait surnommée la Belle Indienne (parce qu’elle était née aux Îles) mais nommée en réalité Françoise d’Aubigné. Or, à Versailles, Marie-Anne revit Madame Scarron, mais transformée en marquise de Maintenon et, à ce que l’on prétendait, secrètement épousée par le Roi.
Les deux dames se retrouvèrent avec un plaisir évident, causèrent beaucoup et, finalement, quand vint pour Marie-Anne l’heure de regagner Rome, Madame de Maintenon la pria de lui écrire, beaucoup et souvent.
— Nous pourrions, lui dit-elle, échanger de fort utiles réflexions sur ce que nous voyons l’une et l’autre autour de nous. Moi à Versailles et vous à Rome, nous serions, je crois d’une grande utilité au royaume.
Ce fut le début d’une longue et passionnante correspondance qui devait aboutir à de grands évènements. La princesse Orsini se voyait ainsi confier un rôle de diplomate officieuse.
En 1687, l’acariâtre Flaviano eut le bon esprit de mourir en laissant à sa veuve, pas trop désespérée, une superbe fortune que vint bientôt augmenter la cession du titre de duchesse de Bracciano qu’un neveu du défunt racheta pour la coquette somme de deux millions de livres. Du coup, l’ex-Madame de Chalais, pour ne point créer de confusion, francisa son nom et, de princesse Orsini, devint princesse des Ursins puis, libérée de tout souci matériel, se jeta à corps perdu dans la politique.
Quelques années plus tard, une grande affaire occupa les pensées de Madame des Ursins comme celles de Madame de Maintenon et leurs lettres en offrent le reflet.
« La grande affaire qui nous occupe, écrivait Marie-Anne, c’est de savoir qui succédera au roi d’Espagne, malade et sans postérité… » À quoi Madame de Maintenon répondit qu’elle donnait carte blanche à sa chère amie pour agir au mieux auprès du pape. Elle ajouta : « Continuez à m’instruire de tout. Mais je vous prie de détruire mes lettres comme je vous promets de détruire les vôtres… »
Avec un bel ensemble, ces deux dames devaient manquer totalement à leur promesse, pour la plus grande satisfaction des historiens. Mais, ainsi encouragée par Versailles, Madame des Ursins entreprit le siège du cher Portocarrero, insinuant que rien ne pourrait être plus salutaire à l’Espagne amoindrie par le règne désastreux de Charles II qu’un souverain descendant de l’incomparable Roi-Soleil. Rien, non plus, de plus rentable pour Portocarrero lui-même, à qui la charge de Premier ministre fut dûment promise. Et tout marcha comme l’avaient prévu la marquise et la princesse. À la mort de Charles II, le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, fut proclamé roi d’Espagne sous le nom de Philippe V, le 24 novembre 1700. Le règne glorieux de Madame des Ursins allait commencer.
Philippe V était un joli garçon blond de dix-sept ans, qui avait hérité de son grand-père un goût certain pour les femmes. Mais, d’une piété qui confinait à la bigoterie et qui devait faire la joie de son entourage espagnol, il n’admettait l’amour que dans le mariage. C’est dire que l’urgence d’une reine se fit rapidement sentir.
Madame des Ursins fut chargée de la trouver. Elle choisit une ravissante enfant de treize ans, Marie-Louise de Savoie, que, sur l’intervention de Louis XIV, elle fut chargée de conduire elle-même à Madrid. Et, pour que cette importante ambassade eût tout l’éclat nécessaire, la princesse reçut le titre envié de Camerera Mayor, qui lui donnait la haute main sur la maison de la Reine et dont elle allait tirer un pouvoir comparable à celui d’une reine mère.
En arrivant à Madrid avec la jeune princesse, Madame des Ursins savoura avec joie l’encens grisant des acclamations mais elle dut faire appel à tout son savoir-faire pour calmer les larmes de la nouvelle Reine. Celle-ci regrettait son cher Turin, détestait la cuisine espagnole et trouvait que ses dames d’honneur étaient laides à faire peur. Elle pleurait tant qu’elle pouvait et le jeune Roi, la voyant pleurer, en faisait autant.
La princesse sentit le vent de la défaite. Elle mit tout son génie à chapitrer la petite Marie-Louise, lui fit valoir combien son jeune époux était aimable et charmant. Elle chapitra aussi Philippe, lui prêcha la patience et finalement gagna la partie : tous deux s’éprirent l’un de l’autre avec ardeur. Bientôt, la Camerera Mayor n’eut plus rien à leur apprendre. Reconnaissants et tout à leur amour, ils laissèrent croître son influence. Au bout de quelque temps, il fut évident que Madame des Ursins gouvernait la Reine, le Roi et tout le royaume. Elle faisait et défaisait les ministres, et il n’était aucune des affaires importantes qui ne passât par ses mains. Son rêve était pleinement réalisé, à l’abri de l’interminable duo d’amour d’un jeune couple insatiable.
Cela dura quatorze ans, jusqu’au jour où la jeune Reine mourut.
Le désespoir du roi Philippe V était affreux à voir et Madame des Ursins ne savait trop comment le calmer. Elle le connaissait assez d’ailleurs pour savoir que ce désespoir était doublé d’un grand sentiment de frustration. Philippe n’avait plus de femme… donc plus d’amour, de cet amour dont il ne pouvait se passer.
Craignant, de ce fait, de le voir tomber entre les mains de quelque princesse un peu habile, Madame des Ursins décida de prendre les devants. Après en avoir référé à Versailles, elle alla chercher au fond d’un palais de Parme une belle fille de dix-huit ans, Élisabeth Farnèse, bien faite mais de visage un peu marqué de petite vérole. Élisabeth, Madame des Ursins le savait, vivait chichement dans le palais de son père, une mère abusive lui ayant attribué un rôle de Cendrillon royale. La Camerera Mayor pensa que c’était là celle qu’il lui fallait. Devenue reine d’Espagne, la jeune fille ne pourrait que déborder de reconnaissance pour celle qui l’aurait hissée à ce pinacle et les belles années pourraient continuer.
Le mariage fut conclu. La veille de Noël 1714, Élisabeth Farnèse arrivait à Guadalajara et était reçue dans le palais du duc de l’Infantado, où l’attendait Madame des Ursins. Mais pour bien marquer ce qu’elle entendait recevoir en fait d’égards, la Camerera Mayor accueillit la jeune fille non à la porte du palais, mais sur le palier du premier étage.
Les deux femmes se saluèrent, puis s’enfermèrent dans une pièce pour bavarder. Madame des Ursins fit entendre à la nouvelle Reine qu’elle pourrait toujours « compter sur elle pour maintenir les choses, entre elle et le Roi, dans l’état où elles doivent être… ». Alors, Élisabeth Farnèse dévoila ses batteries : elle était reine d’Espagne et entendait régner, et régner seule, sur son époux comme sur le royaume.
Elle appela le capitaine des gardes :
— Monsieur, lui dit-elle, faites atteler un carrosse. Qu’on y mette Madame des Ursins et qu’on la mène par les chemins les plus courts jusqu’à la frontière de France. Lorsqu’elle y sera, Madame des Ursins fera ce qu’elle veut…
Ce coup de force réussit. Une heure plus tard, accompagnée d’un de ses neveux, Madame des Ursins, en grande toilette de cour, sans même avoir eu le temps de prendre un bagage ou même un manteau, roulait vers la frontière française par une nuit glaciale, chassée par une gamine ingrate et ambitieuse qui n’avait pas eu la moindre considération pour son âge. Elle avait soixante-douze ans et eut tout le temps, durant ce voyage affreux, de méditer sur l’ingratitude des Rois et les noirs replis de l’âme humaine. Le roi Philippe, déjà esclave du corps de sa nouvelle femme, ne fit rien pour adoucir ce congé brutal.
À Versailles, néanmoins, ce fut autre chose. Madame des Ursins y fut accueillie en grande pompe. Madame de Maintenon vint la chercher à l’entrée de la Grande Galerie et l’embrassa devant toute la Cour avant de la mener elle-même au Roi, qui la garda plus d’une heure dans son cabinet. Peut-être Louis XIV lui proposa-t-il de s’occuper d’autres affaires importantes ? Elle avait tant d’habileté. Mais aussi, elle se sentait vieille, lasse. Sa dernière épreuve l’avait brisée. Elle ne souhaitait plus que le repos et, dignement, majestueusement, la vieille princesse reprit le chemin de son palais romain, où elle mourut paisiblement le 5 décembre 1722, après avoir couvert de sa protection le roi et la reine d’Angleterre en exil. L’amour des affaires avait été plus fort que la lassitude.
Le calvaire de la comtesse de Saint-Géran
NOTE DE L’AUTEUR. Bien que déjà fort reculée dans le temps, l’histoire que je vais raconter met en cause les agissements plus que répréhensibles d’une personne dont les descendants sont à l’heure actuelle d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon et jouissent d’une considération hautement méritée. Par respect pour ces personnes, la dame en question demeurera cachée sous l’appellation de « Madame de X ». Je ne fais d’ailleurs, en agissant ainsi, que suivre l’exemple de ceux qui, avant moi, ont raconté cette sombre histoire de famille.
Le jour où la comtesse de Saint-Géran s’aperçut qu’elle allait être mère, elle eut d’abord beaucoup de mal à y croire. Puis, quand son médecin lui eut confirmé l’heureuse nouvelle, ce fut une véritable explosion de joie : des rires, des larmes et des prières d’action de grâce à n’en plus finir. Après quoi l’on envoya en hâte un courrier spécial au maréchal de Saint-Géran qui combattait alors en Alsace avec les troupes françaises. La terrible guerre de Trente Ans battait son plein et le cardinal-duc de Richelieu ne laissait guère ses soldats s’endormir.
— Surtout, recommanda la comtesse à son envoyé, ne reviens pas avant d’avoir trouvé Monsieur le maréchal en personne et de lui avoir remis ma lettre en main propre ! Je peux te prédire que tu ne le regretteras pas. Une pareille nouvelle…
C’était, en effet, une fameuse nouvelle car, en ce début de l’année 1641, les deux époux étaient unis depuis quatorze ans et avaient à peu près perdu tout espoir d’avoir un héritier. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir imploré le ciel, multiplié les neuvaines, les vœux et les dons charitables aux pauvres de la région ! Mais, jusque-là, le Ciel était demeuré sourd, à la grande joie de la sœur du maréchal, Madame de X, peu fortunée, à qui cette stérilité avait fait concevoir pour son fils les plus grandes espérances.
Il faut avouer que l’héritage du couple était alléchant. Les domaines des Saint-Géran s’étendaient sur une grande partie du pays d’Allier, fait de bonnes et riches terres et de plusieurs villages, dont Saint-Géran-de-Vaux, où s’élevait le fastueux château familial, jadis construit par Jacques Cœur, et Saint-Gérand-le-Puy, où un joli manoir du XVe siècle commandait les passages de l’Allier et la route de Moulins à Clermont.
Madame de Saint-Géran, à vrai dire, n’aimait pas beaucoup sa belle-sœur, dont l’avidité se lisait un peu trop clairement mais, à mesure qu’elle perdait l’espoir d’être mère, elle s’était un peu attachée à son neveu, le jeune Agénor, un bel enfant vif et gai comme elle aurait tellement aimé en avoir un. D’ailleurs, Madame de X affirmait hautement qu’Agénor aimait sa tante « autant qu’elle-même » et ne manquait pas une occasion de l’amener au château. Cela lui permettait à elle-même d’agréables séjours dont ses finances difficiles se trouvaient au mieux. Il est bien évident que, dans ces conditions, la naissance à venir allait lui porter un rude coup.
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