Le pistolet n’ayant rien donné, le prince réclama un nouvel affrontement : au sabre, cette fois. C’était une idée stupide car il ne tirait que fort médiocrement alors que Mattachich maniait le sabre en virtuose. Il en reçut d’ailleurs rapidement la démonstration : quelques passes et Mattachich le blessait proprement au poignet. Il aurait pu l’embrocher sans difficulté mais, encore une fois, ce n’était pas son propos.
L’apparition du premier sang ayant mis fin au combat, les deux adversaires se saluèrent froidement et se tournèrent le dos. Cobourg pour aller rendre compte à l’Empereur et se faire panser, Geza pour télégraphier à Louise qui, à Nice, se rongeait d’angoisse. Il se sentait merveilleusement heureux et même un peu ivre car il était persuadé que ce duel mettait un point final à leurs ennuis et que le divorce allait suivre à bref délai.
Louise partageait cette façon de voir les choses et, en réponse à son télégramme, Mattachich reçut celui-ci : « C’est le plus beau jour de ma vie. Je t’aime… »
Geza, triomphant, regagna Nice pour y goûter la douce récompense des vainqueurs. Mais son bonheur n’allait pas durer bien longtemps.
D’abord, contrairement à ce que les deux amants espéraient, Philippe de Cobourg ne voulait toujours pas entendre parler de divorce. Il s’était battu en duel parce que l’Empereur le voulait et pour se laver d’un certain ridicule mais il n’entendait pas se séparer, surtout aussi légalement, des gros millions lourds du Congo belge. Il se chercha des alliés dans cette attitude chrétienne, en trouva et Louise vit bientôt en face d’elle toute sa famille coalisée et fermement soudée. Autour d’un mari qui tenait absolument à la récupérer se groupaient son père, le roi des Belges, son souverain, l’empereur François-Joseph qui, bon gré mal gré, devait ménager un homme qui possédait le secret de Mayerling, et par-dessus le marché sa sœur, l’archiduchesse Stéphanie qui, finalement, abandonnait son camp pour deux raisons : d’abord elle n’avait aucune envie de se brouiller avec son beau-père et la cour de Vienne, ensuite Louise venait de se mêler à une affaire d’argent dont le moins qu’on puisse dire était qu’elle était fort désagréable.
L’argent ! Cette pierre d’achoppement de la folle Louise qui n’en avait jamais assez et qui entassait les dettes avec une belle insouciance !
Dans les derniers jours de 1897, six traites d’un montant total de 750 000 florins (environ 4 500 000 francs) se trouvaient alors en possession des créanciers de la princesse Louise. Elle les avait souscrites sans même se demander si elle pourrait les honorer car, son père lui ayant coupé les vivres, elle n’avait plus aucune source de rentrées financières. Mais cet état de choses n’avait guère inquiété lesdits financiers car les traites étaient avalisées par l’archiduchesse Stéphanie, fille elle aussi du richissime Léopold II et toujours en possession de ses crédits. Du moins les bailleurs de fonds de Louise croyaient-ils que Stéphanie les avait avalisées…
Or, quelque temps après le duel, des doutes vinrent, on ne sait trop pourquoi, à ces financiers trop confiants. Ils firent entendre ces doutes à la Hofburg et Stéphanie, convoquée par l’Empereur en personne, se vit interrogée par lui en privé.
Il faut bien l’avouer, la veuve de Rodolphe n’était ni très habile ni très intelligente. Fut-elle effrayée par la solennité de son audience ou bien ne comprit-elle pas qu’elle allait jeter sa sœur dans une suite ininterrompue de catastrophes, toujours est-il qu’elle nia formellement avoir jamais vu les traites.
— Il ne peut s’agir que de faux grossiers ! déclara-t-elle avec une assurance qui, née peut-être de son innocence, n’en allait pas moins donner des armes redoutables aux ennemis de Louise.
Et Dieu sait si la malheureuse en avait !
Philippe de Cobourg n’hésita pas à sauter sur l’aubaine et proclama à tous vents que l’auteur du faux, puisque faux il y avait, ne pouvait être qu’une seule personne : ce misérable Mattachich qui n’avait pas hésité à détruire une famille. D’ailleurs, cet homme ne possédait-il pas tous les pouvoirs de la princesse de Cobourg au nom de laquelle il agissait en toutes choses avec une totale adhésion ?
— Tant que nous n’aurons pas séparé Louise de cet homme, déclara l’époux trahi, le scandale demeurera et s’étendra. Il faut y couper court et le faire cesser.
C’était l’avis unanime de toutes les cours d’Europe. Aussi la Chancellerie impériale ne perdit-elle pas une minute pour se mettre en marche : une plainte contre inconnu pour faux et escroquerie préméditée fut déposée au Parquet de Vienne. Aussitôt saisi, le magistrat instructeur demanda, naturellement, à entendre la princesse de Cobourg et le comte Mattachich. L’invitation à se présenter devant lui leur fut signifiée à Nice. Ce fut, pour Louise, la panique.
— Il faut partir d’ici au plus vite, s’écria-t-elle. Si ces gens nous obligent à rentrer et nous prennent, ils ne nous lâcheront plus et nous sépareront à jamais…
— Pourquoi partir ? dit la fidèle comtesse Fugger qui restait toujours fermement à son poste. Vous êtes en France, Madame, un pays libre, une république où un enlèvement serait mal vu. Et je ne vois pas où vous pourriez aller : la Belgique vous est fermée ainsi que la Hollande, l’Allemagne ne serait pas sûre à cause du duc de Sleswig-Holstein, fiancé de votre fille, l’Italie craindrait de mécontenter l’Autriche…
— Il reste l’Angleterre ! La reine Victoria est ma cousine par alliance. Elle ne pourra refuser de m’entendre et peut-être me comprendra-t-elle. Elle m’aidera certainement.
Mal convaincue, Marie Frugger, qui avait des doutes sur les facultés compréhensives de l’inconsolable veuve du prince Albert (un Saxe-Cobourg lui aussi !), n’en alla pas moins retenir des places pour Londres. Pleins d’espoir, les deux amants prirent le chemin de l’Angleterre…
Ces belles espérances s’évanouirent bien vite. Victoria n’eut pas à refuser de recevoir cette cousine trop voyante car, comme par hasard, elle venait tout juste de quitter son château de Windsor pour un petit séjour… sur la Côte d’Azur. Les apparences étaient sauves mais l’intention n’en était pas moins claire : la reine était partie en toute hâte (aucun journal n’avait, comme cela se faisait d’habitude, annoncé son départ) pour ne pas être obligée de rencontrer une épouse adultère parcourant l’Europe avec son complice. Le Premier ministre fit d’ailleurs savoir, discrètement, qu’un long séjour de la princesse de Cobourg ne serait pas tellement agréable à la Couronne.
— Ces Anglais ne sont que des hypocrites ! s’écria Mattachich indigné. Quittons ce pays glacial et allons plutôt chez moi, en Croatie. Nous trouverons asile chez ma mère et mon beau-père, au château de Lobos, et là nous serons en sûreté bien qu’englobés dans l’Empire austro-hongrois, car jamais un Croate n’en a livré un autre…
La belle phrase et les beaux sentiments que voilà !
Le roman de chevalerie continuait. Emportés à la fois par leur amour et leur goût commun du romantisme, Louise et Geza s’identifiaient volontiers à la blonde Yseult et à son chevalier Tristan, considérant Philippe de Cobourg, ravalé au rôle sans gloire du roi Marc, comme une forme assez réussie du tyran sacrilège osant intervenir brutalement dans la trame délicate et pure d’un grand amour.
Pour continuer à le vivre en paix, on refit les valises et l’on décida de rejoindre l’Adriatique…
En prenant son temps ! La France n’était-elle pas une république dédaigneuse des turpitudes des monarchies d’alentour ?
Mais si l’on suivit le chemin des écoliers on finit tout de même par arriver.
IV Le piège
Le château de Lobos, en Croatie, accueillit les amants traqués… mais seulement le château car la mère et le beau-père de Geza, la comtesse et le comte Keglevicz, jugèrent bon d’employer la même tactique que la reine Victoria pour ne pas être mis en contact avec le couple adultère : ils se dépêchèrent de quitter leur domaine, dès l’annonce de leur arrivée, se contentant de laisser leurs gens à la disposition des fugitifs, leurs gens et la maison. La cause de cette fuite était fort simple : hongrois, Keglevicz n’avait nulle envie de s’attirer les foudres de Vienne, mais il ne pouvait empêcher qu’un château croate accueillît l’enfant du pays. Louise et Geza trouvèrent donc la porte grande ouverte et la maison vide de ses propriétaires.
— Décidément, commenta amèrement le jeune homme, on ne garde ni parents ni amis lorsque l’on se mêle de lutter contre un empire…
Il ne s’en installa pas moins et, dans la solitude de Lobos, les deux amants trouvèrent un moment de calme et de rémission. Les paysans, fidèles à leur maître et hostiles à l’Autriche, gardaient farouchement les abords du château où, dans leur chambre, Louise et Geza s’enfermaient chaque soir, en compagnie d’un pistolet chargé, pour s’aimer avec une ardeur passionnée et s’endormir finalement dans les bras l’un de l’autre. Ils goûtaient la joie amère mais assez grisante de vivre seuls, dans leur îlot protégé, au cœur d’un immense empire dont toutes les forces étaient braquées contre eux. Toujours aussi romantique Louise se fit peu à peu à l’idée de vivre ainsi, isolée avec l’homme qu’elle aimait jusqu’à ce que la mort vienne les prendre.
— Jamais, disait-elle, l’Empereur n’osera un coup de force en Croatie pour nous prendre. Les gens de ton pays supportent trop difficilement le joug autrichien…
— Et puis, renchérissait Geza, si l’on nous attaque, nous nous défendrons jusqu’à la fin. Et nous restera toujours la solution de Mayerling…
En réalité, aucun d’eux n’y tenait vraiment. D’ailleurs François-Joseph était bien trop avisé pour songer seulement à une attaque en force. Il avait, au contraire, donné à sa police des ordres stricts : on ne devait agir qu’avec la plus grande discrétion afin d’éviter tout scandale. En fait il avait fini par faire sienne la théorie généralement adoptée par la cour de Vienne : pour se conduire ainsi, renoncer à son mari, à ses enfants, à son rang et à sa fortune, à sa famille et à sa réputation pour courir le monde avec un inférieur, il fallait que Louise de Cobourg fût devenue folle. On ne donne pas l’assaut à une folle. On la prend par surprise. Et c’est ainsi que l’on décida d’agir.
Sur ordre, deux officiers du régiment de hussards auquel appartenait toujours le comte Mattachich, se rendirent à Lobos. Ils apportaient, non une injonction, mais une invitation du prince de Cobourg à se rendre à Agram (Zagreb) pour y rencontrer son avocat et discuter avec lui des modalités du divorce.
— Vous ne pouvez, dit l’un d’eux, continuer à fuir comme vous le faites devant les accusations qui vous accablent et qui souillent votre honneur. Vous ne pouvez accepter de faire ainsi figure de coupable…
— Mon honneur ? La justice autrichienne semble décidée à en faire bon marché. Me laissera-t-on seulement me défendre ?
— Il n’est pas question de comparaître devant un juge quelconque mais simplement de rencontrer un avocat. Il semblerait que le prince en soit venu à la conclusion qu’un divorce serait la solution la moins scandaleuse…
Il est bon d’ajouter que ces deux officiers croyaient agir en toute bonne foi et qu’ils ignoraient totalement qu’en invitant leur camarade à se rendre à Agram, ils l’entraînaient tout bonnement dans un piège. C’était en y croyant fermement qu’ils avaient prononcé le mot divorce, un mot magique pour Geza aussi bien que pour Louise dont le seul espoir résidait dans une séparation légale grâce à laquelle ils retrouveraient le droit de vivre comme tout le monde, à l’écart sans doute, mais ensemble et en liberté.
— Je ne pense pas qu’il y ait danger à voir un avocat, émit la princesse Louise, du moment que nous ne quitterons pas la Croatie. S’il accepte enfin de divorcer, c’est que le prince a choisi la sagesse. Il a dû comprendre qu’il ne m’amènerait jamais à composition. Nous irons donc à Agram…
Pris d’un vague pressentiment, Mattachich tenta de la persuader de demeurer à Lobos mais Louise, emportée par l’idée grisante du divorce libérateur, ne voulut rien entendre. D’ailleurs, en cas de danger, elle entendait l’affronter avec son amant.
Le lendemain, tous deux partaient pour la capitale de la Croatie, toujours flanqués de l’indispensable Marie Fugger, et s’installaient dans un hôtel de la ville.
Une nuit passa. Au matin, comme Geza sortait de l’hôtel pour faire une courte promenade avant de se rendre au rendez-vous fixé, il vit soudain s’approcher de lui le chef de la garnison autrichienne flanqué de deux hommes en civil, d’assez mauvaise mine. Il eut à peine le temps de réaliser que ces hommes étaient des policiers. En un clin d’œil il fut maîtrisé par eux tandis que l’officier supérieur déclarait rituellement :
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