— Au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi, je vous arrête, lieutenant Mattachich !…

Sous ce coup qu’il avait cependant appréhendé, sans oser se l’avouer, Mattachich chancela mais se reprit très vite et, regardant ses poignets que les deux policiers maintenaient fermement, il demanda :

— Voulez-vous me dire, mon commandant, si je suis toujours officier ?…

— Jusqu’à nouvel avis, vous l’êtes toujours, Monsieur.

— Alors comment permettez-vous à ces individus de me toucher ?…

— C’est trop juste ! Écartez-vous, messieurs. Quant à vous… lieutenant, accompagnez-moi mais sachez qu’à la moindre tentative de fuite, j’ai ordre de vous abattre…

— Soyez sans crainte, je vous suivrai. Vous avez ma parole…

Alors, avec un dernier regard à cette façade d’hôtel derrière laquelle il laissait la femme qu’il aimait, le comte Mattachich suivit l’officier autrichien. Une demi-heure plus tard, il était écroué dans la prison d’Agram en attendant son transfert à Vienne.

À peine le groupe des quatre hommes s’était-il éloigné de l’hôtel que trois autres personnages s’y présentaient et se faisaient indiquer l’appartement de la princesse. C’étaient le préfet de police de Vienne, l’avocat du prince de Cobourg, qui était venu bien réellement à Agram mais pas pour y discuter divorce, et le docteur Hinterstosser, médecin-psychiatre du Parquet autrichien.

Parvenus devant la porte de l’appartement, ils frappèrent. La comtesse Fugger ouvrit et comme, inquiète, elle tentait de leur expliquer que la princesse était encore au lit et ne saurait les recevoir, ils la repoussèrent et passèrent outre.

— Nous avons l’ordre de voir la princesse sur l’heure et de nous assurer de sa personne…

— Vous assurer de sa personne ? Vous voulez dire que vous comptez arrêter Son Altesse ?

Le docteur Hinterstosser eut un sourire :

— Arrêter ? Quel mot, Madame la comtesse ! Surtout en présence d’un médecin. Vous ne voyez là aucun gendarme, il me semble ? Nous venons seulement chercher la princesse de Cobourg pour la soigner, ainsi que l’exige son état…

— Son état ? Mais elle n’est pas malade.

— Cela vous plaît à dire, Madame. Nous savons, nous, qu’il en va tout autrement. Laissez-nous à notre travail !

Désespérément Marie Fugger tenta encore de les retenir :

— Alors, patientez un instant. Je vais la prévenir, l’aider à sa toilette. Ensuite elle vous recevra…

— Ou bien elle s’enfuira par la fenêtre. Nous savons trop de quoi sont capables ces malheureux malades…

Et, laissant la comtesse effondrée, les trois hommes pénétrèrent dans la chambre où la princesse leur réserva l’accueil que l’on devine. Mais elle se heurtait au pire mur d’insensibilité qu’il se pût trouver : des hommes persuadés du bien-fondé de leur mission et décidés à la mener à bien et jusqu’au bout.

— Pour votre bien, Altesse, dit le docteur, nous avons ordre de ne plus vous perdre de vue. Veuillez vous préparer à nous suivre.

Bon gré mal gré, il fallut que Marie Fugger, malade de chagrin, aidât sa maîtresse à s’habiller en présence des trois hommes dont deux seulement consentirent à tourner la tête. Une fois prête, on la fit descendre, monter dans une voiture qui attendait à la porte et qui la conduisit à la gare où un train spécial était sous pression.

Flanquée de ses gardiens et de Marie Fugger, en pleine détresse cette fois, la princesse y monta et prit en cet équipage le chemin de Vienne où l’on arriva le lendemain. Le train s’arrêta sur une voie de garage de la gare du Sud… une voie de garage près de laquelle attendait une ambulance.

— Vous tenez vraiment à ce que je sois folle ? dit-elle dédaigneusement à l’avocat de son mari. À qui ferez-vous croire cela ?…

— Mais… à l’Europe entière, Madame ! Pour refuser aussi obstinément de reprendre la vie conjugale, en dépit de l’infinie patience d’un époux indulgent, cela ne peut relever que d’un cas pathologique. Mais nous espérons fermement vous guérir.

— Me guérir ? Si c’est de mon amour pour un homme bon, honnête et courageux, ne l’espérez pas : cette maladie-là est incurable.

— C’est ce que nous verrons, répondit l’homme avec un salut trop profond pour n’être pas impertinent…

La princesse se contenta d’un haussement d’épaules. Pourtant son courage naturel allait être mis à rude épreuve car l’ambulance n’était pas le pire. Il y avait, dedans, deux infirmiers qui s’emparèrent d’elle avec autant de ménagements que s’il s’agissait d’une folle furieuse et l’obligèrent à s’étendre en dépit des protestations indignées de la comtesse Fugger.

On attendit d’ailleurs que la nuit fût bien noire pour quitter les voies de garage. Alors seulement, l’ambulance prit le chemin de Döbling, l’une des banlieues de Vienne où se trouvait la maison d’aliénés. La princesse y fut enfermée dans le pavillon des agités et dans une cellule capitonnée.

Louise passa là une nuit atroce, véritable nuit de cauchemar au cours de laquelle la malheureuse crut bien réellement devenir folle car elle pouvait entendre les hurlements des malheureux déments qui étaient ses voisins. Au matin, quand elle eut enfin la permission de la rejoindre, Marie Fugger la trouva en larmes et dans un tel état qu’elle eut peur et, moitié priant, moitié menaçant (extrêmement riches, les Fugger dont les ancêtres avaient été les banquiers de Charles Quint, étaient une famille puissante), elle obtint de demeurer auprès de sa princesse afin de la soutenir dans l’odieux calvaire qu’elle pressentait…

V La machine à broyer

Le séjour de la princesse et de sa dame d’honneur dans l’horrible maison de fous de Döbling ne fut pas de longue durée. Quelques jours plus tard, Louise et la fidèle Marie étaient transférées à Purkersdorf, autre banlieue de Vienne, dans une « maison de repos » où la pseudo-malade fut soumise aux examens incessants de tout un aréopage de « savants » autrichiens et hongrois dont le principal talent résidait en une aveugle obéissance aux ordres et « diagnostics » qui pouvaient leur venir de la Hofburg. Tels qu’ils étaient, leur tâche consistait à la scruter à la loupe afin d’en venir à statuer sur son cas.

Cela dura des mois tant ces gens eurent du mal à se faire une opinion précise. Des mois durant lesquels la malheureuse reçut quotidiennement la visite d’un ou deux psychiatres qui s’installaient à son chevet pour la harceler de questions, parfois saugrenues mais le plus souvent indiscrètes. Elle le supporta avec une extraordinaire patience, bien persuadée qu’un mouvement de révolte apporterait de l’eau au moulin de ses ennemis, indifférente à son propre sort tant qu’elle serait séparée de l’homme qu’elle aimait par-dessus tout.

Ce fut dans cette maison qu’on vint lui apprendre le mariage de sa fille Dora avec le duc de Sleswig-Holstein. Sachant pertinemment qu’on ne lui permettrait jamais d’y assister elle s’abstint de le demander. Ce qui devait lui être reproché par la suite comme preuve de dérèglement mental.

Au début de 1899, le conseil des psychiatres se prononça enfin et l’on croit rêver devant leurs conclusions : la princesse Louise était reconnue « atteinte de débilité mentale » pourvue, de ce fait, d’un conseil judiciaire et l’on décréta qu’elle devait être enfermée, en conséquence, dans une maison pour aliénés jusqu’à ce que son état se décidât à s’améliorer. Entendez par là : jusqu’à ce qu’elle acceptât de reprendre la vie commune avec Philippe de Cobourg et de renoncer solennellement à Mattachich, sa « folie » amoureuse.

Le coup fut rude pour la malheureuse qui ne s’attendait pas à un verdict aussi infâme. Elle crut être parvenue au fond du gouffre parce qu’il ne restait vraiment plus rien à lui prendre. Pourtant ses bourreaux trouvèrent le moyen de la dépouiller encore un peu plus : la chère, la fidèle Marie Fugger lui fut enlevée. On la remplaça par une certaine Mlle Von Gebauer, une gardienne déguisée en dame d’honneur et c’est en sa compagnie que la princesse fut dirigée sur Dresde et sur la « maison de repos » du célèbre docteur Pierson.

On ne tenait pas, en effet, à garder en Autriche ce témoignage vivant d’une intolérable oppression. En outre, Louise ne devait pas être détenue dans le même pays que son amant.

Qu’était-il advenu, pendant tout ce temps, de Geza Mattachich ?… Eh bien, il gravissait lentement un calvaire d’une autre sorte.

Transféré à Vienne et gardé au secret, il avait été jugé sur de simples présomptions, avec une totale absence de preuves. « Convaincu » de faux et usage de faux, ainsi que du crime de lèse-majesté (?) il avait été condamné à la dégradation, à la perte de ses titres de noblesse et de ses biens et, comme cela n’était pas encore suffisant, à huit années de réclusion criminelle.

On demeure confondu devant un tel monument d’iniquité mais ce jugement incroyable, digne de la plus affreuse justice totalitaire, n’en expédia pas moins Mattachich à la prison de Möllersdorf pour y purger sa peine.

C’était un pénitencier qui n’avait que de très lointains rapports avec une prison modèle : non seulement les conditions de vie étaient des plus pénibles mais encore la promiscuité renforçait singulièrement les rigueurs de son châtiment. Tous les autres pensionnaires, en effet, étaient des « droits communs », autrement dit des assassins, des voleurs, des faussaires, toutes gens avec lesquels le malheureux ne pouvait que se sentir encore plus avili.

Le directeur de la prison s’en rendit si bien compte qu’il prit sous son bonnet de séparer quelque peu Mattachich des autres prisonniers en l’employant à des travaux d’écritures. Il était d’ailleurs plus que rare, dans cette prison, de posséder un homme du monde cultivé, bien élevé et certes beaucoup plus apte à servir de secrétaire que ses codétenus dont le niveau intellectuel n’allait pas très haut.

Les premiers mois du séjour à Möllersdorf s’adoucirent donc un peu, d’autant que Mattachich se fit une amie de la femme qui s’occupait de la cantine. Marie Stoeger, une blonde aux yeux bleus, encore fraîche, se prit d’amitié pour cet homme silencieux et fier qui, en dépit de la triste condition où il était réduit, n’en refusait pas moins de demander la clémence impériale, comme le directeur l’y poussait, se bornant à réclamer inlassablement la révision d’un procès qu’il proclamait inique, non sans raisons…

Grâce à Marie Stoeger qui lui passait quelques cigarettes et même, de temps en temps, un journal, Geza finit par trouver sa prison à peu près supportable. Mais il remarqua bientôt que le fameux journal, toujours le même, était l’Arbeiter Zeitung, l’organe du parti social-démocrate autrichien. Et comme c’était Marie qui le lui donnait, il finit par lui poser la question inévitable :

— Appartenez-vous donc à ce parti ? demanda-t-il en appréhendant la réponse.

En effet, il avait toujours considéré, jusque-là, les sociaux-démocrates comme un ramassis de révolutionnaires assoiffés de sang et bien incapables de tout sentiment humain.

— Bien sûr, admit Marie souriante. Est-ce que cela vous fait peur ?

— Pas du tout… Vous êtes si bonne pour moi que…

— … que vous avez peine à croire que nous sommes les démons rouges dont l’organe de la Cour parle à tout bout de champ ? Vous voyez bien que non : j’ajoute même que si vous arriviez à recouvrer votre liberté plus tôt que prévu, c’est à nous que vous le devrez. Car autant vous dire à présent : on s’occupe de vous à Vienne… Chez nous j’entends !

C’était vrai. Mis au courant par Marie Stoeger du traitement infligé à un homme coupable d’être l’amant d’une princesse de sang royal, l’Arbeiter Zeitung prit l’affaire Mattachich en main et en fit peu à peu son fer de lance. Geza n’était-il pas l’éclatante victime de la tyrannie impériale ?… Par les soins de la cantinière, le journal social-démocrate n’ignora bientôt plus rien de ce qui concernait le comte Mattachich et publia sur lui une série d’articles qui firent le bruit que l’on devine.

Le résultat ne se fit guère attendre. Marie Stoeger fut chassée de Môllersdorf. Elle eut tout de même le temps de faire ses adieux au prisonnier qui réussit à lui glisser une lettre « pour une personne chère », et partit en pleurant et en promettant de se dévouer pour un si grand amour.

Malheureusement, son départ marqua pour Mattachich le début de cruelles représailles destinées à lui faire payer le bruit fait autour de lui. On le mit d’abord dans un cachot complètement obscur, on lui fit faire les plus rebutantes corvées tout en lui imposant trois jours de jeûne total par semaine. Il devait y laisser sa santé qui, jamais, ne s’en remettrait. Pourtant, soutenu par son amour, il subit le tout sans fléchir, sa pensée occupée tout entière par ce que devait souffrir, de son côté, sa chère princesse.