ET SI C'ÉTAIT VRAI...

MARC LEVY

ET SI C'ETAIT VRAI.

ROBERT LAFFONT

À Louis

© Édition Robert Laffont, S.A., Paris 2000

ISBN 2-266-10453-5

Eté 1996

Le petit réveil posé sur la table de nuit en bois clair venait de sonner. Il était cinq heures trente, et la chambre était baignée d'une lumière dorée, que seules les aubes de San Francisco déversent.

Toute la maisonnée dormait, la chienne Kali couchée sur le grand tapis, Lauren enfouie sous la couette au milieu de son grand lit.

L'appartement de Lauren surprenait par la tendresse qui s'en dégageait. Au dernier étage d'une maison victorienne sur Green Street, il se composait d'un salon-cuisine à l'américaine, d'un dressing, d'une grande chambre et d'une vaste salle de bains avec fenêtre. Le sol était en parquet blond à lattes élargies, celles de la salle de bains étant blanchies à la peinture et quadrillées de carreaux noirs peints au pochoir. Les murs blancs s'ornaient de dessins anciens chinés dans les galeries d'Union Street, le plafond était bordé d'une moulure boisée finement ciselée par les mains d'un menuisier talentueux du début du siècle, que Lauren avait rechampie d'une teinte caramel.

Quelques tapis de coco gansés de jute beige délimitaient les coins du salon, de la salle à manger, et de la cheminée. Face à l'âtre, un gros canapé en cotonnade écrue invitait à une assise profonde.

Les quelques meubles épars étaient dominés par de très jolies lampes rehaussées d'abat-jour plissés, acquises une à une au fil des trois dernières années.

La nuit avait été très courte. Interne en médecine au San Francisco Mémorial Hospital, Lauren avait dû prolonger sa garde bien au-delà des vingt-quatre heures habituelles, en raison de l'arrivage tardif des victimes d'un grand incendie. Les premières ambulances avaient jailli dans le sas des urgences dix minutes avant la relève et elle avait engagé sans attendre le dispatching des premiers blessés vers les différentes salles de préparation, sous les regards désespérés de ses équipiers. Avec une méthodologie de virtuose, elle auscultait en quelques minutes chaque patient, lui attribuait une étiquette de couleur matérialisant la gravité de la situation, rédigeait un diagnostic préliminaire, ordonnait les premiers examens et dirigeait les brancardiers vers la salle appropriée. Le tri des seize personnes débarquées entre minuit et minuit quinze fut terminé à minuit trente précise, et les chirurgiens, rappelés pour la circonstance, purent commencer leurs premières opérations de cette longue nuit dès une heure moins le quart.

Lauren avait assisté le Dr Fernstein au cours de deux interventions successives, elle ne rentra chez elle que sous les ordres formels du médecin, qui lui fit valoir que, la fatigue trompant sa vigilance, elle mettait en péril la santé de ses patients.

Au milieu de la nuit, elle quitta le parking de l'hôpital au volant de sa Triumph, rentrant chez elle à vive allure par les rues désertes. « Je suis trop fatiguée et je roule trop vite », se répétait-elle de minute en minute, pour lutter contre l'endormisse-ment, mais l'idée de retourner aux urgences, côté salle et non côté coulisses, suffisait en elle-même à la tenir éveillée.

Elle actionna la porte télécommandée de son garage, y gara sa vieille automobile. Passant par le corridor intérieur, elle escalada quatre à quatre les marches de l'escalier principal, et entra chez elle avec soulagement.

L'aiguille de la pendulette posée sur la cheminée marquait la demie de deux heures. Lauren fît tomber ses vêtements à terre au milieu de son grand living.

D'une nudité parfaite, elle se rendit derrière le bar pour se préparer une tisane. Les bocaux qui ornaient l'étagère en contenaient de toutes essences, comme si chaque moment de la journée avait son parfum d'infusion. Elle posa la tasse sur sa table de chevet, se blottit sous la couette et s'endormit instantané-

ment. La journée précédente avait été beaucoup trop longue, et celle qui s'annonçait nécessitait un lever matinal. Profitant de deux jours de congé, qui pour une fois coïncidaient avec un week-end, elle avait accepté une invitation chez des amis, à Carmel. Si la fatigue accumulée justifiait pleinement une grasse matinée, rien n'aurait pu lui faire retarder ce réveil précoce. Lauren adorait le lever du jour sur cette route qui borde le Pacifique, et relie San Francisco à la baie de Monterey. À moitié endormie elle chercha à tâtons le poussoir qui interromprait le carillon du réveil. Elle se frotta les yeux de ses deux poings fermés et posa son premier regard sur Kali, couchée sur le tapis.

- Ne me regarde pas comme ça, je ne fais plus partie de cette planète.

Au son de sa voix, sa chienne s'empressa de faire le tour du lit et posa sa tête sur le ventre de sa maîtresse. « Je t'abandonne pour deux jours ma fille. Maman passera te chercher vers onze heures. Pousse-toi, je me lève et je te donne à manger. »

Lauren déplia ses jambes, bâilla longuement en étirant ses bras vers le ciel, et sauta sur ses deux pieds joints.

Tout en se frottant les cheveux elle passa derrière le comptoir, ouvrit le réfrigérateur, bâilla à nouveau, sortit beurre, confiture, toasts, boîte pour le chien, un paquet entamé de jambon de Parme, un morceau de Gouda, une tasse de café, deux pots de lait, une coupe de compote de pommes, deux yogourts nature, des céréales, un demi-pamplemousse ; l'autre moitié resta sur l'étagère du bas. Kali la regardant en hochant la tête à plusieurs reprises, Lauren lui fit les gros yeux et cria :

- J'ai faim !

Comme d'habitude, elle commença par préparer le petit déjeuner de sa protégée dans une lourde gamelle en terre cuite.

Elle composa ensuite son propre plateau et se mit à son bureau. De là, elle pouvait en tournant légè-

rement la tête contempler Saussalito et ses maisons accrochées aux collines, le Golden Gâte tendu comme un trait d'union entre les deux côtes de la baie, le port de pêche de Tiburon, et sous elle, les toits qui s'étendaient en escaliers jusqu'à la Marina.

Elle ouvrit la fenêtre en grand, la ville était totalement silencieuse. Seules les cornes de brume des grands cargos en partance pour la Chine, mêlées aux cris des mouettes, venaient rythmer la langueur de ce matin. Elle s'étira à nouveau et s'attaqua d'un vif appétit à ce petit déjeuner gargantuesque. Hier soir elle n'avait pas dîné, faute de temps. Par trois reprises elle avait bien essayé d'avaler un sandwich, mais à chaque tentative son « beeper » avait gre-lotté, la rappelant à une nouvelle urgence. Lorsqu'on la rencontrait et qu'on l'interrogeait sur son métier, elle répondait invariablement : « Pressée. » Après avoir dévoré une bonne partie de son festin, elle déposa son plateau dans l'évier et se rendit dans sa salle de bains.

Elle fit glisser ses doigts sur les persiennes en bois pour les incliner, abandonna sa chemise de cotonnade blanche à ses pieds, et entra sous la douche. Le puissant jet d'eau tiède acheva de la réveiller.

En sortant de la douche, elle enroula une serviette autour de sa taille, laissant ses jambes et ses seins nus.

Face à la glace, elle fit la moue, se décida pour un maquillage léger, enfila un jean, un polo, enleva le jean, passa une jupe, enleva la jupe et remit le jean. Dans l'armoire elle prit un sac polochon en toile, y jeta quelques affaires, son nécessaire de toilette, et se sentit fin prête pour son week-end. En se retournant elle regarda l'étendue du désordre régnant, vêtements au sol, serviettes éparses, vaisselle dans l'évier, literie défaite, prit un air très décidé et clama à voix haute en s'adressant à tous les objets du lieu :

- On ne dit rien, on ne râle pas, je rentre tôt demain et je vous range pour la semaine !

Puis elle attrapa un crayon et un papier et rédigea la note suivante, avant de la coller sur la porte du réfrigérateur avec un gros aimant en forme de gre-nouille :

Maman,

Merci pour la chienne, surtout ne range rien, je m'occupe de tout en rentrant.

Je passe chercher Kali directement chez toi dimanche vers 5 heures. Je t'aime, ta Docteur pré-

férée.

Elle enfila son manteau, caressa tendrement la tête de sa chienne, posa un baiser sur son front, et claqua la porte de la maison.

Elle descendit les marches du grand escalier, passa par l'extérieur pour rejoindre le garage, et sauta presque à pieds joints dans son vieux cabriolet.

- Partie, je suis partie, se répétait-elle. Je ne peux pas y croire, c'est un vrai miracle, reste encore à ce que tu veuilles bien démarrer. Amuse-toi ne serait-ce qu'à tousser une fois, je noie ton moteur avec du sirop avant de te jeter à la casse et je te remplace par une jeune voiture tout électroni-que, sans starter et sans états d'âme quand il fait froid le matin, tu as bien compris, j'espère ?

Contact !

Il faut croire que la vieille anglaise fut très impressionnée par la conviction des propos de sa maîtresse, car son moteur se mit en route au premier tour de clé. Une belle journée s'annonçait.

Lauren démarra lentement pour ne pas réveiller le voisinage. Green Street est une jolie rue bordée d'arbres et de maisons. Ici, les gens se connaissent, comme dans un village. Six croisements avant Van Ness, l'une des deux grandes artères qui traversent la ville, elle passa la vitesse supérieure. Une lumière pâle, se chargeant de couleurs au fil des minutes, réveillait progressivement les perspectives éblouis-santes de la ville. Dans les rues désertes la voiture filait à vive allure. Lauren goûtait à l'ivresse de ce moment. Les pentes de San Francisco sont particulièrement propices à ces sensations de vertige.

Virage serré dans Sutter Street. Bruit et cliquetis dans la direction. Descente abrupte vers Union Square, il est six heures trente, la platine cassette déroule une musique lue à tue-tête, Lauren est heureuse, comme elle ne l'a pas été depuis fort longtemps. Chassés le stress, l'hôpital, les obligations.

Un week-end tout à elle s'annonce, et il n'y a pas une minute à perdre. Union Square est calme. Dans quelques heures les trottoirs déborderont de touristes et de citadins faisant leurs courses dans les grands magasins qui longent la place. Les cable-cars1 se succéderont, les vitrines seront éclairées, une longue file de voitures se formera à l'entrée du parking central enterré sous les jardins où des groupes de musique échangeront quelques notes et refrains contre des cents et des dollars.

En attendant, en cet instant très matinal le calme règne. Les devantures sont éteintes, quelques clo-chards dorment encore sur les bancs. Le gardien du parking somnole dans sa guérite. La Triumph avale l'asphalte au rythme des impulsions du levier de vitesses. Les feux sont au vert, Lauren rétrograde en seconde, pour mieux engager son tournant dans Polk Street, l'une des quatre rues qui bordent le square. Grisée, un foulard en guise de serre-tête, elle amorce son virage devant l'immense façade de l'immeuble de Macy's. Courbe parfaite, les pneus crissent légèrement, bruit étrange, succession de cliquetis, tout va très vite, les cliquetis se confondent, se mélangent, se disputent.

Claquement brusque ! Le temps se fige. Il n'y a plus aucun dialogue entre la direction et les roues, la communication est définitivement interrompue.

La voiture part de travers et dérape sur la chaussée encore humide. Le visage de Lauren se crispe. Ses mains s'accrochent au volant devenu docile, accep-tant de tourner sans fin dans un vide compromettant pour la suite de la journée. La Triumph continue de glisser, le temps semble prendre son aise et s'étirer tout à coup comme dans un long bâillement. Lauren a la tête qui tourne, en fait c'est le décor qui tourne autour d'elle, à une vitesse surprenante. La voiture s'est prise pour une toupie. Les roues viennent bru-1. Tramway utilisé à San Francisco.

talement buter contre le trottoir, l'avant se soulève et embrasse une bouche d'incendie. Le capot continue de se hisser vers le ciel. Dans un dernier effort l'automobile tourne sur elle-même, expulse sa conductrice, devenue beaucoup trop lourde pour cette pirouette qui défie les lois de la gravitation.

Le corps de Lauren est projeté en l'air, avant de retomber contre la façade du grand magasin. L'immense vitrine explose alors et se répand en un tapis d'éclats. Le drap de verre accueille la jeune femme qui roule sur le sol, puis s'immobilise, la chevelure défaite au milieu des débris, pendant que la vieille Triumph finit sa course et sa carrière, couchée sur le dos, à moitié sur le trottoir. Une simple vapeur qui s'échappe de ses entrailles et elle exhale son dernier soupir, son dernier caprice de vieille anglaise.