- Différent ? Je ne m'étais pas senti différent, et puis de quoi, de qui ?
- Tu es serein !
- C'est un défaut ?
- Non, pas du tout, mais c'est très déroutant.
Rien n'a l'air de te poser de problème.
- Parce que j'aime chercher des solutions, alors je n'ai pas peur des problèmes.
- Non, il y a autre chose.
- Revoilà mon PPP.
- C'est quoi ton PPP ?
- Mon Psychiatre Personnel Portable.
- Tu as le droit de ne pas répondre. Mais j'ai le droit de ressentir les choses, et je n'en fais pas une inquisition.
- Ça fait très vieux couple, notre conversation.
Je n'ai rien à cacher, Lauren, pas de zone d'ombre, pas de jardin secret, pas de traumatisme. Je suis comme je suis, avec plein de défauts.
Il ne s'aimait pas particulièrement, mais ne se détestait pas non plus, appréciait sa façon d'être libre et indépendant des modes établies. C'est peut-
être cela qu'elle ressentait. «Je n'appartiens pas à un système, j'ai toujours lutté contre ça. Je vois les gens que j'aime, je vais là où je veux aller, je lis un livre parce qu'il m'attire et non parce qu'il faut
"absolument l'avoir lu" et toute ma vie est comme cela. » Il faisait ce qu'il avait envie de faire sans se poser mille questions sur le pourquoi et le comment des choses, « et je ne m'embarrasse pas du reste ».
- Je ne voulais pas t'embarrasser.
La conversation reprit un peu plus tard. Ils étaient rentrés à la chaleur du salon d'un hôtel. Arthur buvait un cappuccino et grignotait des sablés.
- J'adore cet endroit, dit-il. C'est familial, j'aime regarder les familles.
Assis sur un canapé, un petit garçon de huit ans à peine était lové dans les bras de sa mère. Elle tenait un grand livre ouvert et lui racontait les images qu'il découvrait avec elle. De sa main gauche son index caressait la joue de l'enfant d'un mouvement lent, alourdi de tendresse. À son sourire, deux fossettes rayonnaient comme deux minuscules soleils. Arthur les fixa longuement.
- Qu'est-ce que tu regardes ? demanda Lauren.
- Un vrai moment de bonheur.
- Où ça ?
- Cet enfant, là-bas. Regarde son visage, il est au cœur du monde, de son monde à lui.
- Cela te renvoie à des souvenirs ?
Pour toute réponse, il se contenta d'un sourire.
Elle voulut savoir s'il s'entendait bien avec sa mère.
« Maman est morte hier, hier il y a des années de cela. Tu vois, ce qui m'a étonné le plus au lendemain de son départ, c'est que les immeubles étaient toujours là, bordant les rues pleines de voitures qui continuaient à rouler, avec des piétons qui marchaient, semblant ignorer totalement que mon monde à moi venait de disparaître. Moi je savais, à cause de ce vide qui se fixait sur ma vie comme sur une pellicule en désordre. Parce que tout à coup la ville avait cessé de faire du bruit, comme si en une minute toutes les étoiles s'étaient cassé la gueule ou bien s'étaient éteintes. Le jour de sa mort, et je te jure que c'est vrai, les abeilles du jardin ne sont pas sorties de la ruche, pas une seule ne butinait dans la roseraie, comme si elles aussi savaient. Ce que j'aimerais être, seulement cinq minutes, ce petit gar-
çon caché des autres dans le creux de ses bras, bercé au son de sa voix. Revivre ces frissons qui descendaient le long de mon dos quand elle me faisait passer des éveils aux sommeils de mon enfance, en passant son doigt sous mon menton. Plus rien ne pouvait m'arriver, ni les persécutions du grand Steve Hacchenbach à l'école, ni les cris du professeur Morton parce que je ne savais pas ma leçon, ni les odeurs acres de la cantine. Je vais te dire pourquoi je suis "serein", comme tu dis. Parce que l'on ne peut pas tout vivre, alors l'important est de vivre l'essentiel et chacun de nous a "son essentiel". »
- Je voudrais que le ciel t'entende à mon sujet ; mon « essentiel » est encore devant moi.
- C'est pour ça que c'est « essentiel » que nous n'abandonnions pas. On va rentrer se remettre au travail.
Arthur paya la note et ils se dirigèrent vers le parking. Avant qu'il ne rentre dans la voiture, Lauren l'embrassa sur la joue. « Merci pour tout », dit-elle. Arthur sourit, rougit, et ouvrit la portière sans rien dire.
Arthur passa près de trois semaines à la bibliothèque municipale, imposant bâtiment de style néo-classique, construit au début du siècle où, dans des dizaines de salles aux voûtes majestueuses, règne une atmosphère si différente à bien d'autres lieux semblables. On y croise souvent, dans celles réservées aux archives de la ville, des membres de la haute société franciscaine côtoyant de vieux hippies sur le retour, échangeant anecdotes, convergences et divergences de points de vue sur des histoires de la cité. Inscrit dans la n° 27, celle qui rassemblait les ouvrages de médecine, assis dans la rangée 48, celle attenante aux ouvrages de neurologie, il y dévora en quelques jours des milliers de pages sur le coma, l'inconscience et la traumatologie crâ-
nienne. Si ses lectures l'éclairaient sur la condition de Lauren, aucune ne le rapprochait d'une solution au problème qui lui était posé. En refermant chaque ouvrage il espérait trouver une idée dans le suivant.
Il se présentait chaque matin à l'ouverture, s'installait avec des piles de manuels et se plongeait dans ses « devoirs ». Il lui arrivait de s'interrompre pour se rendre de son pupitre à une console informatique, envoyant des messages truffés de questions à d'éminents professeurs en médecine. Certains lui répondaient, parfois intrigués par le but de ses recherches.
Puis il retournait à son siège, reprenant le cours de ses lectures.
Il marquait une pause déjeuner à la cafétéria, emmenant des magazines traitant des mêmes sujets, et finissait ses journées studieuses vers vingt-deux heures, à la fermeture de l'établissement.
À la fin du soir, il retrouvait Lauren, et lui rendait compte en dînant de ses recherches du jour. De vraies discussions s'engageaient alors, où elle finissait par oublier qu'Arthur n'était pas étudiant en médecine. Il la confondait par la rapidité avec laquelle il avait acquis un vocabulaire médical.
Arguments et contraires se succédaient ou s'oppo-saient entre eux, souvent jusqu'aux limites de la nuit et de l'épuisement. Au petit matin en prenant son petit déjeuner il lui décrivait la piste qu'il emprun-terait au cours de sa journée de recherche. Il refusait qu'elle l'accompagne, arguant que sa présence le déconcentrerait. Si Arthur ne se décourageait jamais devant elle, et si ses propos étaient toujours emplis d'optimisme, chaque silence leur faisait ressentir qu'ils n'aboutissaient pas.
Un vendredi qui clôturait sa troisième semaine d'études, il quitta la bibliothèque plus tôt. Dans la voiture il poussa à fond le volume de la radio sur une musique de Barry White. Un sourire prit forme sur ses lèvres, il bifurqua brusquement dans Cali-fornia Street et s'arrêta faire quelques courses. Il n'avait rien découvert en particulier, mais avait une soudaine envie d'un dîner de fête. Il était décidé à dresser une table en rentrant, à l'éclairer avec des bougies et à inonder l'appartement de musique, il inviterait Lauren à danser, et proscrirait toute conversation médicale. Alors que la baie s'éclairait d'une splendide lumière crépusculaire il se gara devant la porte de la petite maison victorienne de Green Street. Il monta l'escalier en rythme, fit quelques acrobaties pour introduire la clé dans la serrure et entra les bras chargés de paquets. Il repoussa la porte du pied et posa tous les sacs sur le comptoir de la cuisine.
Lauren était assise sur le rebord de la fenêtre.
Contemplant la vue, elle ne se retourna même pas.
Arthur la héla sur un ton ironique. Elle était de toute évidence d'humeur maussade, et elle disparut d'un coup. De la chambre, Arthur entendit grom-meler : « Et je ne peux même pas claquer une porte ! »
- Tu as un problème ? cria-t-il.
- Fiche-moi la paix !
Arthur enleva son manteau et se dirigea d'un pas pressé vers elle. Lorsqu'il ouvrit la porte, il la vit debout, collée à la vitre, la tête dans les mains.
- Tu pleures ?
- Je n'ai pas de larmes, comment veux-tu que je pleure ?
- Tu pleures ! Qu'est-ce qui se passe ?
- Rien, il ne se passe rien du tout.
Il appela son regard mais elle lui demanda de la laisser. S'avançant doucement il l'enveloppa de ses bras, la fit pivoter afin de voir son visage.
Elle baissa la tête, il la releva du bout d'un doigt posé sur son menton.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Ils vont en finir !
- Qui va en finir et de quoi ?
- Je suis allée à l'hôpital ce matin, Maman était là. Ils l'ont convaincue de pratiquer une euthanasie.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui a convaincu qui de faire ça ?
La mère de Lauren s'était rendue comme chaque matin au Mémorial Hospital. Trois médecins l'attendaient au chevet du lit. Lorsqu'elle entra dans la pièce, l'un des docteurs, une femme d'âge mûr, se dirigea vers elle, demandant à lui parler en particulier. La psychologue déléguée saisit Mme Kline par le bras et l'invita à s'asseoir.
Commença alors un long exposé où tous les arguments furent avancés pour la convaincre d'accepter l'impossible. Lauren n'était plus qu'un corps sans âme que sa famille entretenait, à un coût exorbitant pour la société. Il était plus facile de maintenir un être cher en vie artificielle que d'accepter la mort, mais à quel prix ? Il fallait admettre l'inadmissible et s'y résoudre, sans culpabilité aucune. Tout avait été tenté. Il n'y avait là aucune lâcheté. Il fallait avoir le courage d'admettre. Le Dr Clomb insistait sur la dépendance qu'elle entretenait avec le corps de sa fille.
Mme Kline, se détachant violemment de son emprise, secoua la tête en signe d'un refus total.
Elle ne pouvait et ne voulait pas faire cela. De minute en minute les arguments de la psychologue, maintes fois rodés, grignotaient l'émotion au béné-
fice d'une décision raisonnable et humaine ; prou-vant avec une rhétorique subtile que le refus serait injuste, cruel, pour elle et pour les siens, égoïste, malsain. Le doute finit par s'installer. Avec beaucoup de délicatesse, des argumentations plus fortes encore, des mots plus subtils, plus culpabilisants furent prononcés, avec beaucoup de douceur. La place qu'occupait sa fille dans le service de réanimation empêchait un autre patient de survivre, une autre famille d'avoir des espoirs fondés. On subs-tituait une culpabilité à une autre culpabilité... et le doute gagnait du terrain. Lauren assistait à ce spectacle, terrorisée, voyait la détermination de sa mère entamée petit à petit. Au terme de quatre heures de conversation, la résistance de Mme Kline se brisait, elle admit, en larmes, le bien-fondé des propos du corps médical. Elle acceptait d'envisager une euthanasie sur sa fille. La seule condition qu'elle imposait, sa seule requête était que l'on attende quatre jours, « pour être sûre ». Nous étions un jeudi, rien ne devrait être pratiqué avant le lundi. Il fallait qu'elle se prépare et qu'elle prépare ses proches.
Compatissants, les médecins hochèrent la tête, mimant leur totale compréhension, masquant leur profonde satisfaction d'avoir trouvé, chez une mère, la solution à un problème que toute leur science ne saurait résoudre : que faire d'un être humain ni mort ni vivant ?
Hippocrate n'avait pas envisagé que la médecine engendrerait un jour ce genre de drames. Les médecins quittèrent la pièce, la laissant seule avec sa fille.
Elle lui prit la main, plongea sa tête sur son ventre et lui demanda pardon, en larmes. « Je n'en peux plus ma chérie, ma toute petite fille. Je voudrais être à ta place. » À l'autre bout de la chambre, Lauren la contemplait, imprégnée d'un mélange de peur, de tristesse et d'horreur. Elle vint à son tour prendre les épaules de sa maman, qui ne sentit rien. Dans l'ascenseur, le Dr Clomb, s'adressant à ses collè-
gues, se félicita.
- Tu ne crains pas qu'elle change d'avis ?
demanda Fernstein.
- Non, je ne crois pas, et puis nous lui repar-lerons si nécessaire.
Lauren quitta sa mère et son propre corps, les laissant tous les deux. Dire qu'elle erra comme un fantôme n'est pas un pléonasme. Elle retourna directement sur le rebord de la fenêtre, décidée à s'impré-
gner de toutes les lumières, de toutes les vues, de toutes les odeurs et de tous les frissonnements de la ville. Arthur la prit dans ses bras, l'enveloppant de toute sa tendresse.
- Même lorsque tu pleures, tu es jolie. Essuie tes larmes, je vais les en empêcher.
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