La journée qui suivit passa au rythme des minutes qui s'égrènent dans la paresse des dimanches. Le soleil jouait à cache-cache avec les giboulées. Ils parlèrent peu. De temps à autre elle le regardait fixement, lui demandant s'il était sûr de vouloir continuer, question à laquelle il ne répondait plus. En milieu de journée ils allèrent marcher au bord de l'océan.

- Viens, allons près de l'eau, je voudrais te dire quelque chose. Il avait posé son bras autour de ses épaules avant de parler.

Ils s'approchèrent autant qu'il était possible de la lisière où les vagues viennent se briser sur le sable.

- Regarde bien tout ce qu'il y a autour de nous : de l'eau en colère, de la terre qui s'en moque, des montagnes dominantes, des arbres, de la lumière qui joue à chaque minute de la journée à changer d'intensité et de couleur, des oiseaux qui voltigent au-dessus de nos têtes, des poissons qui essaient de ne pas être la proie des mouettes tout en chassant d'autres poissons. Il y a toute cette harmonie de bruits, celui des vagues, celui du vent, celui du sable ; et puis au milieu de ce concert incroyable de vies et de matières il y a toi, moi et tous les êtres humains qui nous entourent. Combien d'entre eux verront tout ce que je viens de te décrire ? Combien réalisent chaque matin le privilège de se réveiller et de voir, de sentir, de toucher, d'entendre, de ressentir ? Combien d'entre nous sont-ils capables d'oublier un instant leurs tracas pour s'émerveiller de ce spectacle inouï ? Il faut croire que la plus grande inconscience de l'homme, c'est celle de sa propre vie. Toi tu prends conscience de tout cela, parce que tu es en danger, et cela fait de toi un être unique, par ce dont tu as besoin pour vivre : les autres, parce que tu n'as plus le choix. Alors pour répondre à la question que tu ne cesses de me poser depuis tant de jours, si je ne prends pas de risques, toute cette beauté, toute cette énergie, toute cette matière en vie te deviendrait définitivement inac-cessible. C'est pour cela que je fais cela, réussir à te ramener au monde donne un sens à ma vie.

Combien de fois ma vie m'offrira-t-elle de faire une chose essentielle ?

Lauren ne prononça pas un mot, et finit par baisser ses yeux fixant son regard vers le sable. Ils marchèrent côte à côte jusqu'à la voiture.

À dix heures Paul rangea l'ambulance dans le parking d'Arthur et sonna à la porte. « Je suis prêt », dit-il. Arthur lui tendit un sac.

- Passe cette blouse, et mets ces lunettes, ce sont des verres neutres.


- Tu n'as pas de fausses barbes ?

- Je t'expliquerai tout en route, viens, il faut y aller, nous devons être en place au moment du changement de service, à 11 heures précises. Lauren, tu viens avec nous, nous aurons besoin de toi.

- Tu parles à ton fantôme ? demanda Paul.

- À quelqu'un qui est avec nous mais que tu ne vois pas.

- Tout ça c'est une blague, Arthur, ou tu es vraiment devenu dingue ?

- Ni l'un ni l'autre, c'est impossible à comprendre, donc inutile à expliquer.

- Le mieux serait que je me transforme en tablette de chocolat, là maintenant, le temps passerait plus vite et je m'inquiéterais moins dans mon papier aluminium.

- C'est une option, allez, dépêche-toi.

Ils se rendirent tous deux, déguisés en médecin et ambulancier, vers le garage.

- Elle a fait la guerre, ton ambulance !

- Pardon, j'ai pris ce que je trouvais, je vais me faire engueuler bientôt ! Tu n'as qu'à me parler avec des sous-titres en allemand. Je rêve !

- Je plaisantais, elle ira très bien.

Paul prit le volant, Arthur s'assit à ses côtés et Lauren entre les deux.

- Tu veux les gyrophares et la sirène, docteur ?

- Tu veux essayer d'être sérieux ?

- Ah non, mon vieux, surtout pas, si j'essaie sérieusement de réaliser que je suis dans une ambulance empruntée pour aller piquer un cadavre dans un hôpital avec mon associé, je risque de me réveiller et ton plan serait foutu à l'eau. Alors je vais tout faire pour être le moins sérieux possible, comme ça je continue de croire que je suis dans un rêve à la limite du cauchemar. Remarque, le bon côté c'est que j'ai toujours trouvé les dimanches soir très glau-ques, là ça pimente un peu quand même.

Lauren rit.

- Ça te fait rire toi ? dit Arthur.

- Tu ne veux pas arrêter ton truc de parler tout seul !

- Je ne parle pas tout seul.

- D'accord, il y a un fantôme à l'arrière ! Mais arrête tes apartés avec lui, ça me rend nerveux !

- C'est elle !

- Quoi elle ?

- C'est une femme, et elle entend tout ce que tu dis !

- Je veux les mêmes cigarettes que toi !

- Roule !

- Vous êtes tout le temps comme ça tous les deux ? dit Lauren.


- Souvent.

- Souvent quoi ? demanda Paul.

- Je ne te parlais pas.

Paul freina brutalement.

- Qu'est-ce qui te prend ?

- Arrête ça ! Je te jure ça me gonfle !

- Mais quoi ?

- Mais quoi, reprit-il en grimaçant. Ton truc absurde de parler tout seul.

- Je ne parle pas tout seul, Paul, je parle à Lauren. Je te demande de me faire confiance.

- Arthur, tu es complètement givré. Il faut arrê-

ter tout de suite cette histoire, tu as besoin d'aide.

Arthur haussa le ton.

- Il faut tout te dire en deux fois. Bon sang, je te demande seulement de me faire confiance !

- Tu m'expliques tout alors, si tu veux que je te fasse confiance ! hurla Paul. Parce que là tu ressembles à un dément, tu fais des trucs déments, tu parles tout seul, tu crois à des histoires de fantômes à la noix, et tu m'embarques dans une histoire à la con !

- Roule, je t'en supplie, je vais essayer de t'expliquer, et toi tu vas surtout essayer de comprendre.

Et tandis que l'ambulance traversait la ville, Arthur expliquait à son complice de toujours l'inexplicable. Il lui raconta tout depuis le début, du placard de la salle de bains jusqu'à ce soir.

Oubliant la présence de Lauren un instant, il lui parla d'elle, de ses regards, de sa vie, de ses doutes, de ses forces, de ses conversations avec elle, de la douceur des moments partagés, de leurs coups de griffes. Paul l'interrompit.

- Si elle est vraiment là, tu t'es foutu dans la merde, mon grand.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est une vraie déclaration que tu viens de faire.

Paul tourna la tête et fixa son ami. Puis il enchaîna avec un sourire satisfait :

- En tout cas, tu y crois à ton histoire.

- Bien sûr que j'y crois, pourquoi ?

- Parce que là tu viens vraiment de rougir. Je ne t'avais jamais vu rougir, et puis il enchaîna, hâbleur: «Mademoiselle dont on va enlever le corps, si vous êtes vraiment là, je peux vous dire que mon pote est très accroché, moi je ne l'ai jamais vu comme ça avant ! »

- Tais-toi et roule.

- Je vais y croire à ton histoire, parce que tu es mon ami et que tu ne me laisses pas le choix. Si l'amitié ce n'est pas de partager tous les délires, alors c'est quoi, on se demande ? Tiens le voilà, ton hôpital.

- Abott et Costello ' ! dit Lauren, la mine radieuse, sortant de son silence.

- Où vais-je, maintenant ?

- Dirige-toi vers le sas des urgences et gare-toi.

Allume les gyrophares.

Ils descendirent tous les trois et se rendirent vers l'accueil, où une infirmière les salua.

- Vous nous amenez quoi ? dit-elle.

- Rien, on vient vous enlever quelqu'un, répondit Arthur d'un ton autoritaire.

- Qui donc ?

1. Abott et Costello : célèbre duo de comiques américains.

Il se présenta sous le nom du docteur Bronswick, il venait prendre en charge sa patiente, la dénommée Lauren Kline, qui devait être transférée ce soir.

L'aide-soignante lui réclama aussitôt les actes de transfert. Arthur lui tendit la liasse de documents.

Elle fit mauvaise figure, il fallait qu'ils arrivent au moment du changement de service ! Ils en auraient au moins pour une demi-heure et elle finissait sa garde dans cinq minutes. Arthur s'en excusa, ils avaient eu du monde avant. « Moi aussi, je suis désolée », reprit l'infirmière. Elle leur indiqua la chambre 505 au cinquième étage. Elle signerait leurs documents, les laisserait sur la banquette de leur ambulance en partant et préviendrait sa remplaçante. Ce n'était pas une heure pour faire un transfert ! Arthur ne put s'empêcher de lui répondre que ce n'était jamais la bonne heure, « toujours trop tôt ou trop tard ». Elle se contenta de leur indiquer le chemin.

- Je vais chercher le brancard, dit Paul pour mettre un terme à leur altercation. Je vous rejoins là-haut, docteur !

Elle proposa de les aider du bout des lèvres, Arthur déclina son assistance, lui demandant de sortir le dossier de Lauren et de le déposer avec les autres papiers dans l'ambulance.

- Le dossier reste ici, il sera transféré par voie postale, vous devriez le savoir, dit-elle.

Elle eut soudain une hésitation.

- Je le sais, mademoiselle, répondit promptement Arthur, je ne parle que de son dernier bilan, constantes, numérations, gaz du sang, NFS, chimie, hématocrites.

- Tu te démerdes rudement bien, souffla Lauren, où as-tu appris tout ça ?

- j'ai regardé la télé, chuchota-t-il.

Il pourrait consulter ce rapport dans la chambre, elle proposa de l'accompagner. Arthur l'en remercia et l'invita à finir son service à l'heure prévue, il se débrouillerait sans elle. Nous étions un dimanche, elle avait bien mérité son repos. Paul, qui était à peine revenu avec le brancard, prit son acolyte par le bras et l'engagea promptement dans le couloir.

L'ascenseur les hissa tous les trois au cinquième étage. Les portes venaient de s'ouvrir sur le palier lorsqu'il s'adressa à Lauren :

- Cela se passe plutôt bien pour l'instant.

- Oui ! répondirent en chœur Lauren et Paul.

- Tu me parlais à moi ? questionna Paul.

- À vous deux.

D'une pièce, surgit en trombe un jeune externe.

Arrivé à leur hauteur, il arrêta net sa course, regarda la blouse d'Arthur et le saisit par les épaules. « Vous êtes médecin ? » Arthur fut surpris.

- Non, enfin oui, oui, pourquoi ?

- Suivez-moi, j'ai un problème à la 508, Sei-gneur que vous tombez bien !

L'étudiant en médecine repartit en courant vers la chambre dont il venait.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Arthur paniqué.

- C'est à moi que tu demandes ça, lui répondit Paul tout aussi terrorisé.

- Non, c'est à Lauren !

- On y va, on n'a pas le choix, je vais t'aider, lui dit-elle.

- On y va, on n'a pas le choix, reprit Arthur à voix haute.

- Comment ça, on y va ? Tu n'es pas toubib, tu vas peut-être arrêter ton délire avant qu'on ne tue quelqu'un !

- Elle va nous aider.

- Ah, si elle nous aide ! dit Paul en levant les bras au ciel. Mais pourquoi moi ? Pourquoi moi ?

Ils entrèrent tous les trois dans la 508. L'externe était au chevet du lit, une infirmière l'attendait, il s'adressa paniqué à Arthur :

- Il s'est mis en arythmie cardiaque, c'est un grand diabétique, je n'arrive pas à le rétablir, je ne suis qu'en troisième année.

- Ça doit lui faire une belle jambe ça, dit Paul.

Lauren souffla à l'oreille d'Arthur :

- Arrache la bande de papier qui sort du moniteur cardiaque, et consulte-la de façon à ce que je puisse la lire.

- Mettez-moi de la lumière dans cette pièce, dit Arthur d'un ton autoritaire.

Il se dirigea de l'autre côté du lit et arracha d'un geste le tracé de l'électrocardiogramme. Il le déroula largement et se retourna en murmurant : « Tu le vois, là ? »

- C'est une arythmie ventriculaire, il est nul !

Arthur répéta mot pour mot :

- C'est une arythmie ventriculaire, vous êtes nul!

Paul roula des yeux en passant sa main sur son front.

- Je vois bien que c'est une arythmie ventriculaire, docteur, mais qu'est-ce qu'on fait ?

- Non, vous ne voyez rien, vous êtes nul !

Qu'est-ce qu'on fait ? reprit Arthur.

- On lui demande ce qu'il a déjà injecté, dit Lauren.

- Qu'est-ce que vous avez déjà injecté ?

- Rien !

L'infirmière avait parlé d'un ton hautain qui traduisait à quel point elle était exaspérée par l'externe.

- On est en situation de panique, docteur !

- Vous êtes nul ! reprit Arthur, alors qu'est-ce qu'on fait ?

- Putain, on ne lui donne pas un cours, parce que le mec est en train de virer tout gris, mon pote, enfin docteur !