- Saint-Quentin ', on va direct à Saint-Quentin !

Paul trépignait.

- Calmez-vous, mon vieux, dit Arthur à Paul, puis se retournant vers l'infirmière : excusez-le, il est nouveau, mais c'était le seul brancardier disponible.

- Néphrine, en injection deux milligrammes, et on pose une voie centrale, et là, ça va se corser, mon cœur ! dit Lauren.

- Néphrine en injection deux milligrammes, s'exclama Arthur.

- Il était temps ! Je l'avais préparée, docteur, dit l'infirmière, j'attendais que quelqu'un prenne les choses en main.

- Et ensuite on pose une voie centrale, annonça-t-il d'un ton mi-interrogatif, mi-affirmatif. Vous 1. Saint-Quentin : importante prison de l'État de Californie située dans la baie de San Francisco.

savez poser une voie centrale ? demanda-t-il à l'externe.

- Fais-la poser par l'infirmière, elle va être folle de joie, les toubibs ne les laissent jamais le faire, dit Lauren avant que l'externe ne réponde.

- Je n'en ai jamais posé, dit l'externe.

- Mademoiselle, vous poserez la voie centrale !

- Non, allez-y, docteur, j'adorerais mais on n'a pas le temps, je vous la prépare, merci de votre confiance en tout cas, j'y suis très sensible.


L'infirmière se rendit à l'autre bout de la pièce pour préparer l'aiguille et le tube.

- Je fais quoi maintenant ? demanda Arthur paniqué à voix feutrée.

- On s'en va d'ici, répondit Paul, tu ne vas pas poser de voie centrale ni latérale, ni rien du tout, on se taille en courant, mon pote !

Lauren reprit :

- Tu vas te placer devant lui, tu viseras à deux doigts sous son sternum, tu sais ce qu'est le sternum ! Je te guiderai si tu n'es pas au bon endroit, tu présentes ton aiguille inclinée à quinze degrés, et tu enfonces progressivement mais fermement. Si tu as réussi, un liquide blanchâtre va s'écouler, si tu rates c'est du sang. Et tu pries pour avoir la chance du débutant parce que sinon on est vraiment dans la merde, nous et le type qui est allongé.

- Je ne peux pas faire ça ! murmura-t-il.

- Tu n'as pas le choix et lui non plus, il va y passer si tu ne le fais pas.

- Tu m'as appelé mon cœur ou j'ai rêvé ?

Lauren sourit : « Vas-y et respire un bon coup avant d'enfoncer. » L'infirmière revint vers eux et présenta la voie centrale à Arthur. « Saisis-la par le bout en plastique, bonne chance ! » Arthur présenta l'aiguille là où Lauren le lui avait indiqué. L'infirmière le regardait attentivement. « Parfait, murmura Lauren, incline un peu moins, vas-y d'un seul geste maintenant. » L'aiguille s'enfonça dans le thorax du patient. « Arrête-toi, retourne le petit robinet sur le côté du tuyau. » Arthur s'exécuta. Un fluide opaque commença à s'écouler par le tube. « Bravo, tu t'y es pris de main de maître, dit-elle, tu viens de le sauver. »

Paul, qui avait failli perdre connaissance par deux fois, n'en finissait pas de répéter à voix basse : « Je ne peux pas le croire. » Libéré du liquide qui l'écra-sait, le cœur du diabétique reprit un rythme normal.

L'infirmière remercia Arthur. « Je vais m'en occuper maintenant », dit-elle. Arthur et Paul la saluèrent et ressortirent dans le couloir. En quittant la pièce, Paul ne put s'empêcher de repasser la tête par la porte, et de lancer à l'externe : « Vous êtes nul ! »

Tout en marchant il s'adressa à Arthur :

- Là, tu viens de me faire une frayeur !

- Elle m'a aidé, elle m'a tout soufflé, murmura-t-il.

Paul hocha la tête : « Je vais me réveiller et quand je te téléphonerai pour te raconter le cauchemar que je suis en train de faire, tu vas rire, tu ne peux même pas imaginer ce que tu vas rire et te moquer de moi ! »

- Viens, Paul, on n'a pas de temps à perdre, enchaîna Arthur.

Ils entrèrent tous les trois dans la salle 505. Arthur appuya sur l'interrupteur, et les néons se mirent à vibrer. Il s'approcha du lit.

- Aide-moi, dit-il à Paul.

- C'est elle ?

- Non, c'est le type à côté, bien sûr que c'est elle ! Approche le brancard le long du lit.

- Tu as fait ça toute ta vie ?

- Voilà, passe tes mains sous ses genoux, et fais attention à la perfusion. À trois on la soulève. Trois !

Le corps de Lauren fut placé sur le brancard roulant. Arthur replia les couvertures sur elle, décrocha le bocal de la perfusion et le raccrocha sur la patère au-dessus de sa tête.

- Phase 1 achevée, maintenant on redescend vite mais sans précipitation.

- Oui, docteur ! répondit Paul d'un ton agacé.

- Vous vous débrouillez très bien tous les deux, murmura Lauren.

Ils retournèrent vers l'ascenseur. L'infirmière l'appela du bout du couloir, Arthur se retourna lentement.

- Oui, mademoiselle ?

- Tout va bien maintenant, besoin d'un coup de main ?

- Non, tout va bien ici aussi.

- Merci encore.

- Il n'y a pas de quoi.

Les portes s'ouvrirent et ils s'engouffrèrent dans la cabine. Arthur et Paul soupirèrent de concert.

- Trois top-modèles, quinze jours à Hawaii, une Testa Rossa et un voilier !

- Qu'est-ce que tu dis ?

- Mes honoraires, je suis en train de te calculer mes honoraires pour ce soir.

Le hall était désert lorsqu'ils sortirent du monte-malades. Ils le traversèrent d'un pas rapide. Le corps de Lauren fut chargé à l'arrière de l'ambulance. Puis ils prirent leur place respective.

Sur celle d'Arthur il y avait les documents de transfert, et un post-it : « Téléphonez-moi demain, il manque deux informations sur le dossier de transfert, Karen (415) 725 00 00-poste 2154. PS : Bonne continuation. »

L'ambulance quitta le Mémorial Hospital.

- Finalement, c'est assez facile de piquer un malade, dit Paul.

- C'est parce que ça n'intéresse pas beaucoup de gens, répondit Arthur.

- Je les comprends. Où va-t-on ?

- D'abord à l'appartement puis dans un endroit qui est aussi dans le coma et que nous allons réveiller tous les trois.

L'ambulance remonta Market Street et bifurqua dans Van Ness. L'habitacle était silencieux.

Conformément au plan établi par Arthur, il leur fallait encore retourner chez lui transférer le corps dans sa voiture. Tandis que Paul rapporterait le véhicule emprunté au garage de son père, Arthur des-cendrait toutes les affaires préparées pour le voyage et le séjour à Carmel. Le matériel de pharmacie avait été soigneusement emballé et stocké dans le grand frigo General Electric.

En arrivant devant le garage, Paul actionna la télé-

commande de la porte coulissante, rien ne se produisit.

- C'est toujours comme ça dans les mauvais polars, dit-il.

- Que se passe-t-il ? questionna Arthur.

- Non, dans les mauvais polars, le voisin prend un air plus macho et moins maniéré et dit : « C'est quoi ce bordel ? » Là, en l'occurrence, c'est ta porte télécommandée qui ne s'ouvre pas, et c'est une ambulance du garage de mon père, avec un corps dedans, qui est garée devant ton immeuble à l'heure où tous tes voisins vont aller faire pisser leur chien.

- Merde alors !

- C'est à peu de chose près ce que je disais, Arthur.

- Passe-moi la télécommande !

Paul s'exécuta en haussant les épaules. Arthur appuya nerveusement sur le bouton, sans que rien se produise.

- Et en plus il me prend pour un débile.

- La pile est morte, enchaîna Arthur.

- C'est la pile bien sûr, argua Paul sarcastique, tous les génies se font piquer à cause d'un détail comme ça.

- Je cours en chercher une, fais le tour du pâté de maisons.

- Tu peux prier pour en avoir une dans tes tiroirs, génie !

- Ne réponds pas et monte, enchaîna Lauren.

Arthur descendit de l'ambulance et gravit l'escalier à toute hâte, il entra en trombe dans l'appartement, et commença à fouiller tous les tiroirs.

Aucune pile en vue. Il vida celui du secrétaire, ceux de la commode, ceux de la cuisine, pendant que Paul enchaînait son cinquième tour de pâté de maisons.

- Là, si je ne me fais pas repérer par une patrouille, je suis le mec le plus cocu de la ville, maugréa Paul en entamant son sixième tour, juste au moment où il croisait une voiture de police. « Ben non, je ne suis pas cocu et là pourtant ça m'aurait bien arrangé ! »

La voiture s'arrêta à sa hauteur, le policier lui fit signe de baisser sa vitre, il s'exécuta.

- Vous êtes perdu ?

- Non, j'attends un collègue qui est monté chercher des affaires et on ramène Daisy au garage.

- Qui est Daisy ? demanda le policier.

- L'ambulance, c'est son dernier jour, elle a fait son temps, dix ans qu'on tourne ensemble, elle et moi, c'est dur de se séparer, vous comprenez ? Des tas de souvenirs, tout un pan de vie.

Le policier hocha la tête. Il comprenait, il lui demanda de ne pas trop traîner. Ils allaient générer des appels au central. Les gens étaient d'une nature curieuse et inquiète dans ce quartier. « Je sais, j'y habite, monsieur l'agent, je prends mon collègue et on rentre. Bonne nuit ! » L'agent lui souhaita également bonne nuit et la voiture de patrouille s'éloigna. À l'intérieur le conducteur paria dix dollars avec son coéquipier qu'il n'attendait personne.

- Il ne doit pas se résoudre à ramener sa guim-barde. Dix ans dedans, ça doit faire de la peine quand même.

- Ouais ! Et d'un autre côté ce sont les mêmes qui manifestent parce que la mairie ne leur donne pas de fric pour changer de matériel.

- Mais quand même dix ans, ça crée des liens.

- Ça crée des liens, oui...

L'appartement était presque aussi sens dessus dessous qu'Arthur. Soudain il se figea au milieu du salon en quête d'une idée qui les sauverait.

- La télécommande de la télévision, murmura Lauren.

Stupéfait, il se retourna vers elle et se jeta sur le boîtier noir. Il arracha littéralement la trappe à l'arrière et en retira la pile carrée qu'il mit rapidement dans la commande du garage. Il courut à la fenêtre et appuya sur le bouton.

Paul fulminant entamait son neuvième passage quand il vit la porte s'ouvrir. Il s'engouffra en priant pour qu'elle se referme plus vite qu'elle ne s'était ouverte. « C'était vraiment la pile, mais qu'il est con ! »

Pendant ce temps, Arthur redescendait les escaliers jusqu'au garage.

- Ça a été ?

- Pour moi ou pour toi maintenant ? Je vais t'étriper !

- Aide-moi plutôt, on a encore du boulot.

- Mais je ne fais que ça de t'aider !

Ils transportèrent le corps de Lauren avec beaucoup de délicatesse. Ils l'assirent à l'arrière, le bocal de la perfusion coincé entre les deux accoudoirs et l'emmitouflèrent dans une couverture. Sa tête reposait contre la portière, de l'extérieur tout le monde aurait cru qu'elle dormait.

- J'ai l'impression d'être dans un film de Taran-tino, pesta Paul. Tu sais, le truand qui se débarrasse...

- Tais-toi ! Tu vas dire une connerie.

- Pourquoi, on en est à une connerie près ce soir ? C'est toi qui vas ramener l'ambulance ?

- Non, mais c'est parce qu'elle est à côté de toi et tu allais être blessant, voilà tout.

Lauren mit la main sur son épaule.

- Ne vous engueulez pas, vous avez eu une dure journée tous les deux, dit-elle d'une voix apaisante.

- Tu as raison, continuons.

- J'ai raison quand je ne dis rien ? maugréa Paul.

Arthur enchaîna :

- Va au garage de ton père, je passe te prendre dans dix minutes, je monte chercher les équipe-ments.

Paul monta dans l'ambulance, la porte du garage s'ouvrit cette fois sans caprice, et il sortit sans dire un mot. Au croisement d'Union Street il ne vit pas la voiture de patrouille qui l'avait interpellé tout à l'heure.

- Laisse passer une voiture et suis-le ! dit le policier.

L'ambulance tourna dans Van Ness, suivie de près par le véhicule 627 de la police municipale.

Lorsqu'elle entra dix minutes plus tard dans la cour du garage, les policiers ralentirent, et reprirent leur ronde normale. Paul ne sut jamais qu'il avait été filé.

Arthur arriva un quart d'heure plus tard. Paul sortait dans la rue et monta à l'avant de la Saab.

- Tu as visité San Francisco ?

- J'ai roulé doucement, à cause d'elle.

- Tu as prévu que l'on arrive à l'aube ?

- Exactement, et détends-toi maintenant, Paul.

Nous avons presque réussi. Tu viens de me rendre un service inestimable, je le sais, ce que je ne sais pas, c'est comment te le dire, et tu as pris des risques, je le sais aussi.