La voiture parcourait les dernières minutes de cette longue nuit, les phares éclairaient les bandes orange et blanc qui se succédaient entre chaque virage taillé au creux des falaises et chaque ligne droite encadrée d'un marécage et d'une plage déserte. Lauren s'était assoupie, Paul conduisait silencieux, concentré sur la route et plongé dans ses pensées. Arthur profita de ce moment paisible pour sortir discrètement de sa poche la lettre qu'il y avait glissée en prenant le trousseau de longues et grandes clés dans le secrétaire de son appartement.

Lorsqu'il décacheta le pli, une odeur chargée de souvenirs s'en échappa, mélange des deux essences que sa mère composait dans un grand carafon de cristal jaune, au cabochon en argent dépoli. L'arôme évadé de son enveloppe libéra le souvenir qu'il avait d'elle. Il retira la lettre de l'enveloppe et la déplia avec précaution.

Mon grand Arthur,

Si tu lis ces mots c'est que tu t'es enfin décidé à prendre le chemin de Carmel. Je suis bien curieuse de savoir l'âge que tu as maintenant.

Tu as dans les mains les clés de la maison où nous avons passé ensemble de si belles années. Je savais que tu ne t'y rendrais pas tout de suite, que tu attendrais de te sentir prêt à la réveiller.

Mon Arthur, tu vas bientôt franchir cette porte dont le bruit m'est si familier. Tu parcourras chaque pièce emplie d'une certaine nostalgie. Tu ouvriras peu à peu les volets, faisant entrer la lumière du soleil qui va tant me manquer. Il faudra que tu retournes à la roseraie, approche-toi doucement des roses. Pendant tout ce temps elles seront forcément redevenues sauvages.

Tu descendras aussi dans mon bureau, tu t'y installeras. Dans le placard tu trouveras une petite valise noire, ouvre-la si tu en as l'envie, la force.

Elle contient des cahiers remplis des pages que je t'ai écrites chaque jour de ton enfance.

Ta vie est devant toi ; tu en es le seul maître. Sois digne « de tout ce que j'ai aimé ».

Je t'aime d'en haut, et je veille sur toi.

Ta Maman Lili

Lorsqu'ils arrivèrent dans la baie de Monterey, l'aube pointait. Le ciel s'étoffait d'une soie rose pâle, tressée en longs rubans ondulants, qui parfois semblaient joindre la mer à l'horizon. Arthur indiqua le chemin. Des années s'étaient écoulées, il n'avait jamais fait cette route assis à l'avant, et pourtant chaque kilomètre lui semblait familier, chaque clôture, chaque portail dépassé s'ouvrait sur sa mémoire d'enfant. Il fit un signe de la main lorsqu'il fallut quitter la route principale. Après le prochain virage on devinerait les bordures de la propriété.

Paul suivit ses indications ; ils arrivèrent sur un chemin de terre battue par les pluies d'hiver et asséchée par les chaleurs d'été. Au détour d'une courbe, le portique en fer forgé vert se dressa face à eux.

- Nous y sommes, dit Arthur.

- Tu as les clés ?

- Je vais l'ouvrir, va jusqu'à la maison et attends-moi, je descends à pied.

- Elle vient avec toi ou elle reste dans la voiture ?

Arthur se pencha à la fenêtre et d'une voix posée répondit à son ami :

- Mais parle-lui directement !

- Non, je n'aime mieux pas.

- Je te laisse seul, je crois que c'est mieux pour l'instant, enchaîna Lauren à l'attention d'Arthur.

Ce dernier sourit et dit à Paul :

- Elle reste avec toi, veinard !

La voiture s'éloigna, soulevant derrière elle une traîne de poussière. Resté seul, il contempla le paysage qui l'entourait. De larges bandes de terres ocre, plantées de quelques pins parasols ou argentés, de séquoias, de grenadiers et de caroubiers, semblaient couler jusqu'à l'océan. Le sol était jonché d'épines roussies par le soleil. Il emprunta le petit escalier de pierre qui bordait le chemin. À mi-course, il devina les restes de la roseraie sur sa droite. Le parc était à l'abandon, une multitude de parfums mêlés provoquaient à chaque pas une farandole incontrô-

lable de souvenirs olfactifs.

À son passage, les cigales se turent un instant avant de reprendre leur chant de plus belle. Les grands arbres se courbaient aux vents légers du matin. L'océan brisait quelques vagues sur les rochers. Face à lui, il vit la maison endormie, telle qu'il l'avait laissée dans ses rêves. Elle lui semblait plus petite, la façade avait subi quelques dommages mais la toiture était intacte. Les volets étaient clos.

Paul garé devant le porche l'attendait à l'extérieur de la voiture.

- Tu en as mis du temps pour descendre !

- Plus de vingt ans !

- Qu'est-ce qu'on fait ?

Ils installeraient le corps de Lauren dans le bureau au rez-de-chaussée. Il mit la clef dans la serrure et sans aucune hésitation la fit tourner à l'envers, comme il le fallait. La mémoire contient des frac-tions de souvenirs qu'elle sait, sans que l'on sache pourquoi, faire rejaillir à tout instant. Même le son du pêne lui sembla immédiat. Il entra dans le couloir, ouvrit la porte du bureau à gauche de l'entrée, traversa la pièce et ouvrit les persiennes. Volontairement, il ne prêta aucune attention à tout ce qui l'entourait, le temps de redécouvrir ce lieu viendrait plus tard, et il avait décidé de vivre pleinement ces instants-là. Très rapidement les caisses furent déchargées, le corps installé sur le lit-canapé, la perfusion remise en place. Arthur referma les volets à l'espagnolette. Puis il saisit le petit carton marron, et invita Paul à le suivre dans la cuisine : « Je vais nous faire du café, ouvre le carton, je fais chauffer l'eau. »

Il ouvrit le placard au-dessus de l'évier, en sortit un objet en métal, aux formes singulières, composé de deux parties symétriques et opposées. Il commença à le dévisser en faisant tourner chaque moitié en sens inverse.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Paul.

- C'est une cafetière italienne, ça !

- Une cafetière italienne ?

Arthur lui en expliqua le fonctionnement, l'inté-

rêt premier étant qu'il ne fallait pas de filtre en papier et qu'ainsi l'arôme était bien mieux restitué.

On versait deux à trois bonnes cuillères de café dans un petit entonnoir qui se plaçait entre la partie basse, que l'on remplissait d'eau, et la partie haute. On vissait entre eux les deux compartiments et on faisait chauffer le tout sur le feu. L'eau en bouillant remontait, traversait le café contenu dans le petit entonnoir percé, et passait dans la partie supérieure, filtrée seulement par une fine grille en métal. La seule astuce consistait à retirer à temps la cafetière du feu, pour que l'eau n'entre pas en ébullition dans la partie haute, car ce n'était plus de l'eau mais du café et « café bouillu, café foutu ! ». Quand il eut fini son explication Paul siffla :

- Dis-moi, il faut être ingénieur bilingue pour faire du café dans cette maison ?

- Il faut beaucoup plus que ça, mon ami, il faut du talent, c'est tout un cérémonial !

Paul, faisant une moue dubitative en réponse à la dernière réplique de son ami, lui tendit le paquet de café. Arthur se baissa et ouvrit la bouteille de gaz sous l'évier. Puis il tourna le robinet à gauche de la cuisinière, et enfin le bouton du brûleur.

- Tu crois qu'il y a encore du gaz ? demanda Paul.

- Antoine n'aurait jamais laissé la maison avec une bonbonne vide dans la cuisine, et je te parie qu'il y en a au moins deux autres pleines dans le garage.

Machinalement, Paul se leva vers l'interrupteur près de la porte et le bascula. Une lumière jaune envahit la pièce.

- Comment as-tu fait pour qu'il y ait du courant dans cette maison ?

- J'ai téléphoné avant-hier à la compagnie pour qu'ils le rétablissent, idem pour l'eau si ça t'inquiète, mais éteins, il faut dépoussiérer les ampoules ou elles vont éclater dès qu'elles seront chaudes.

- Tu as appris ça où, à faire le café italien et à dépoussiérer les ampoules pour qu'elles n'éclatent pas ?

- Ici, mon pote, dans cette pièce, et bien d'autres choses encore.

- Et ce café, il vient ?

Arthur posa deux tasses sur la table en bois. Il y fit couler le breuvage brûlant.

- Attends pour le boire, dit-il.

- Pourquoi ?

- Parce que tu vas te brûler, et puis parce qu'il faut d'abord que tu le respires. Laisse l'arôme péné-

trer tes narines.

- Tu me fais chier avec ton café, mon vieux, rien ne pénètre mes narines ! Non mais je rêve.

Laisse l'arôme pénétrer tes narines, mais où tu vas les chercher ?

Il porta ses lèvres à sa tasse, recrachant immé-

diatement le peu de liquide brûlant qu'il avait ingur-gité. Lauren se mit derrière Arthur et le prit dans ses bras. Elle posa sa tête sur son épaule et lui murmura à l'oreille :

- J'aime ce lieu, je m'y sens bien, c'est apaisant.

- Où étais-tu ?

- J'ai fait le tour du propriétaire pendant que vous philosophiez sur le café.

- Et alors ?

- Tu lui parles à elle, là ? interrompit Paul d'un ton exaspéré.

Sans prêter la moindre attention à la question de Paul, Arthur s'adressa à Lauren :

- Tu aimes ?

- Il faudrait être difficile, répondit-elle, mais tu as des secrets à me confier, ce lieu en est plein, je peux les sentir dans chaque mur, dans chaque meuble.

- Si je te fais chier, tu n'as qu'à faire comme si je n'étais pas là ! reprit son acolyte.

Lauren ne voulait pas être ingrate mais lui souffla qu'elle adorerait être seule avec lui. Elle était impatiente qu'il lui fasse visiter les lieux. Elle ajouta qu'elle avait très envie qu'ils parlent. Il voulut savoir de quoi, elle répondit : « D'ici, d'hier. »

Paul attendait qu'Arthur daigne enfin s'adresser à lui, mais ce dernier semblait être à nouveau en conversation avec son invisible compagne, il se décida à les interrompre.

- Bon, est-ce que tu as encore besoin de moi, parce que sinon je vais rentrer à San Francisco, il y a du boulot au bureau, et puis tes conversations avec Fantômas me mettent mal à l'aise.

- N'aie pas l'esprit si fermé, veux-tu ?

- Pardon ? Je n'ai pas dû bien entendre. Tu viens de dire au type qui t'a aidé à piquer un corps dans un hosto un dimanche soir, avec une ambulance volée, et qui boit un café italien, à quatre heures de chez lui, sans avoir dormi de la nuit, de ne pas avoir l'esprit si fermé ? Tu es gonflé à l'hélium, toi !

- Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Paul ne savait pas ce qu'il avait voulu dire mais il préférait rentrer avant qu'ils ne s'engueulent

« parce que ça pourrait venir, vois-tu, et ce serait dommage, vu les efforts accomplis jusque-là».

Arthur s'inquiéta de savoir si son ami n'était pas trop fatigué pour reprendre la route. Il le rassura, avec le café italien (il insista ironiquement sur le terme) qu'il venait de boire il disposait d'au moins vingt heures d'autonomie avant que la fatigue n'ose se poser sur ses paupières. Arthur ne releva pas le sarcasme. Paul, quant à lui, s'inquiétait de laisser son ami sans voiture dans cette maison abandonnée.

- Il y a le break Ford dans le garage.

- Il a roulé quand la dernière fois, ton break Ford?

- Longtemps !

- Et il va démarrer, le break Ford ?

- Sûrement, je vais charger la batterie, et il va redémarrer.

- Sûrement ! Et puis après tout, si tu es en rade ici tu te démerderas, j'ai assez donné pour cette nuit.

Arthur accompagna Paul jusqu'à la voiture.

- Ne te fais plus de souci pour moi, tu en as déjà fait beaucoup.

- Mais bien sûr que je m'inquiète pour toi. En temps normal je te laisserais seul dans cette maison et je serais terrorisé à l'idée des fantômes, mais toi, en plus tu apportes le tien !

- File !

Paul mit le moteur en marche, il baissa la vitre avant de partir.

- Tu es sûr que ça va aller ?


- J'en suis sûr.

- Bon, alors j'y vais.

- Paul ?

- Quoi ?

- Merci pour tout ce que tu as fait.

- Ce n'est rien.

- Si, c'est beaucoup, tu as pris tellement de risques pour moi, sans tout comprendre, rien que par loyauté et amitié, et c'est beaucoup, et je le sais.

- Je sais que tu sais. Allez, je m'en vais, on va se jeter une larmichette sinon. Prends soin de toi et donne-moi des nouvelles au bureau.

Promesses furent faites, et la Saab disparut rapidement derrière la colline. Lauren sortit sur le perron.

- Alors, dit-elle, on le fait ce tour du proprié-

taire ?

- Intérieur ou extérieur d'abord ?

- Avant tout, où sommes-nous ?

- Tu es dans la maison de Lili.