- Qui est Lili ?
- Lili était ma mère, c'est ici que j'ai grandi la moitié de mon enfance.
- Il y a longtemps qu'elle est partie ?
- Très longtemps.
- Et tu n'es jamais revenu ici ?
- Jamais.
- Pourquoi ?
- Entre ! On en parlera plus tard, après la visite.
- Pourquoi ? insista-t-elle.
- J'ai oublié que tu étais la réincarnation d'une mule. Parce que !
- C'est moi qui t'ai fait rouvrir ce lieu ?
- Tu n'es pas le seul fantôme de ma vie, dit-il d'une voix douce.
- Ça te coûte d'être ici.
- Ce n'est pas le terme, disons que c'est important pour moi.
- Et tu as fais ça pour moi ?
- J'ai fait cela parce que le moment était venu d'essayer.
- D'essayer quoi ?
- D'ouvrir la petite valise noire.
- Tu veux bien m'expliquer la petite valise noire ?
- Des souvenirs.
- Tu en as beaucoup ici ?
- Presque tous. C'était ma maison.
- Et après ici ?
- Après j'ai fait en sorte que cela passe très vite, après j'ai beaucoup grandi tout seul.
- Ta mère est morte brutalement ?
- Non, elle est morte d'un cancer, elle le savait, c'est pour moi que cela a été très vite. Suis-moi, je vais te faire visiter le jardin.
Ils sortirent tous les deux sur le perron, et Arthur emmena Lauren jusqu'à l'océan qui bordait le jardin. Ils s'assirent à la lisière des rochers.
- Si tu savais le nombre d'heures que j'ai passées assis là avec elle, je comptais les crêtes des vagues en faisant des paris. On venait souvent regarder le soleil se coucher. Beaucoup de gens ici se retrouvent le soir sur les plages, pendant une demi-heure, pour assister au spectacle. C'en est un différent tous les jours. À cause de la température de l'océan, de l'air, de plein de choses, les couleurs du ciel ne sont jamais pareilles. Comme dans les villes les gens rentrent regarder à heure fixe le journal télévisé, ici les gens sortent pour regarder le coucher du soleil, c'est un rituel.
- Tu as vécu longtemps ici ?
- J'étais un petit garçon, j'avais dix ans lorsqu'elle est partie.
- Ce soir tu me montreras le coucher du soleil !
- C'est une obligation ici, dit-il en souriant.
Derrière eux la maison commençait à briller dans les lumières du matin. Les patines de la façade étaient dégradées côté mer, mais la maison avait dans l'ensemble bien résisté aux années. De l'exté-
rieur, personne n'aurait pu croire qu'elle dormait depuis si longtemps.
- Elle a bien tenu le coup, dit Lauren.
- Antoine était un maniaque de l'entretien. Jardinier, bricoleur, pêcheur, nounou, gardien de la maison, c'était un écrivain échoué là que Maman avait recueilli. Il habitait dans la petite annexe.
Avant l'accident d'avion de papa, c'était un ami de mes parents. Je crois qu'il a toujours été amoureux de maman, même quand papa était encore là. Je soupçonne qu'ils ont fini par être amants, mais bien plus tard. Elle l'a porté dans sa vie, il l'a portée dans son deuil. Ils parlaient peu tous les deux, en tout cas tant que j'étais réveillé, mais ils étaient terriblement complices. Ils se comprenaient du regard.
Ils ont soigné dans leurs silences communs toutes les violences de leur vie. Il régnait un calme entre ces deux êtres qui était déroutant. Comme si chacun s'était fait religion de ne plus jamais connaître la colère ou la révolte.
- Qu'est-ce qu'il est devenu ?
Replié dans le bureau, là où ils avaient installé le corps de Lauren, il avait survécu dix ans à Lili.
Antoine avait passé la fin de sa vie à entretenir la maison. Lilli lui avait laissé de l'argent, c'était son style de tout prévoir, même l'imprévisible. En cela Antoine lui ressemblait. Il décéda à l'hôpital au début d'un hiver. Un matin ensoleillé et frais, il s'était réveillé fatigué. En graissant les gonds du portail, une douleur sourde s'était insinuée dans sa poitrine. Il avait marché entre les arbres pour chercher l'air qui lui manquait tout à coup. Le vieux pin sous lequel il faisait ses siestes de printemps et d'été l'avait accueilli sous ses branches quand il était tombé sans pouvoir se retenir. Terrassé par la douleur, il avait rampé jusqu'à la maison et appelé des voisins au secours. Conduit aux urgences médicales de Monterey, il s'y était éteint le lundi suivant. On aurait pu croire qu'il avait préparé son départ. À
son décès, le notaire de famille avait contacté Arthur pour lui demander ce qu'il fallait faire de la maison.
- Il m'a dit qu'il avait été sidéré en s'y rendant.
Antoine avait tout rangé, comme s'il partait en voyage le jour de son malaise.
- C'est peut-être ce qu'il avait en tête ?
- Antoine, partir en voyage ? Non, déjà pour le faire se rendre à Carmel faire des courses c'était une négociation qu'il fallait entreprendre plusieurs jours à l'avance. Non, je pense qu'il a eu cet instinct du vieil éléphant, il a senti venir son heure ou bien peut-être en avait-il assez et s'est-il abandonné.
Pour expliquer son point de vue il rapporta la réponse de sa mère à une question qu'il lui avait un jour posée sur la mort. Il avait voulu savoir si les grandes personnes en avaient peur, elle lui avait formulée cette réponse dont il se souvenait par cœur, elle avait dit : « Lorsque tu as passé une bonne journée, que tu t'es levé tôt le matin pour m'accompagner à la pêche, que tu as couru, travaillé aux rosiers avec Antoine, tu es épuisé le soir, et finalement, toi qui détestes aller te coucher, tu es heureux de plonger dans tes draps pour trouver le sommeil. Ces soirs-là tu n'as pas peur de t'endormir.
La vie est un peu comme une de ces journées.
Lorsqu'elle a commencé tôt on éprouve une certaine tranquillité à se dire qu'un jour on se repo-sera. Peut-être parce que avec le temps nos corps nous imposent les choses avec moins de facilité.
Tout devient plus difficile et fatigant, alors l'idée de s'endormir pour toujours ne fait plus peur comme avant. »
- Maman était déjà malade, et je pense qu'elle savait de quoi elle parlait.
- Qu'est-ce que tu lui as répondu ?
- Je me suis accroché à son bras et je lui ai demandé si elle était fatiguée. Elle a souri. Bref, tout ça pour dire que je ne crois pas qu'Antoine était fatigué de vivre au sens dépressif, je crois qu'il avait atteint une forme de sagesse.
- Comme les éléphants, reprit Lauren à voix basse.
Ils marchèrent vers la maison, et Arthur bifurqua, se sentant prêt à entrer dans la roseraie.
- Là, nous allons vers le cœur du royaume, le jardin de roses !
- Pourquoi le cœur du royaume ?
C'était le Lieu ! Lili était dingue de ses roses.
C'était le seul sujet où il l'avait vue avoir des prises de bec avec Antoine. « Maman connaissait chaque fleur, tu ne pouvais pas imaginer d'en couper une seule sans qu'elle s'en rende compte. » Il y avait une quantité de variétés inimaginable. Elle comman-dait des boutures sur catalogue, et se faisait une gloire de cultiver des espèces du monde entier, surtout si la notice spécifiait des conditions climatiques nécessaires à l'épanouissement de la plante très différentes d'ici. Cela devenait un pari de faire mentir les horticulteurs et de réussir à développer des boutures.
- Il y en avait tant que ça ?
Il en avait compté jusqu'à cent trente-cinq. Lors d'une pluie torrentielle, sa mère et Antoine s'étaient levés en plein milieu de la nuit, ils avaient couru jusqu'au garage, et pris une bâche qui devait faire facilement dix mètres de large sur trente mètres de long. En toute hâte, Antoine avait planté la bâche par trois de ses côtés sur des grands piquets, et par le dernier, ils l'avaient tous les deux tenue à bout de bras, perchés l'un sur un escabeau, l'autre sur la chaise d'arbitre du tennis. Ils avaient ainsi passé une partie de la nuit à secouer ce parapluie géant, dès qu'il devenait trop lourd, rempli de trop de pluie.
La tempête avait duré plus de trois heures. « Il y aurait eu le feu dans la maison, je suis sûr qu'ils auraient été moins excités. Tu les aurais vus le lendemain, on aurait dit deux épaves. » Mais la roseraie avait été sauvée.
- Regarde, dit Lauren en entrant dans le jardin, il y en a encore plein !
- Oui, ce sont des roses sauvages, celles-là ne craignent ni le soleil ni les pluies, et tu as intérêt à porter des gants si tu veux les couper, elles ont beaucoup d'épines.
Ils passèrent une bonne partie de la journée à découvrir, et redécouvrir le grand parc qui bordait la maison. Arthur montra les arbres, les griffures qu'il avait laissées dans certaines écorces. Au détour d'un pin parasol, il lui indiqua l'endroit où il s'était cassé la clavicule.
- Comment as-tu fait ?
- J'étais mûr, je suis tombé de l'arbre !
Et la journée passa sans qu'ils s'en aperçoivent.
À l'heure dite, ils se rendirent de nouveau au bord de l'océan, s'assirent sur les rochers et contemplè-
rent ce spectacle que les gens viennent voir du monde entier. Lauren ouvrit grands ses bras et s'exclama : « Michel-Ange est en forme ce soir ! »
Arthur la regarda et sourit. La nuit tomba très vite.
Ils se réfugièrent dans la maison. Arthur fit « les soins du corps » de Lauren. Puis il alluma un feu dans la cheminée du petit salon où ils s'installèrent tous deux après qu'il eut dîné légèrement.
- Et cette valise noire, c'est quoi ?
- Rien ne t'échappe !
- Non, j'écoute, c'est tout.
- C'est une valise qui appartenait à Maman, elle y rangeait toutes ses lettres, tous ses souvenirs. En fait, je crois que cette valise contient l'essentiel de sa vie.
- Comment cela, « tu crois » ?
Cette valise était un grand mystère. Toute la maison était à lui, sauf le placard où elle était rangée.
Interdit formel d'accès. « Et je t'assure que je n'aurais pas pris le risque ! »
- Où est-elle ?
- Dans le bureau à côté.
- Et tu n'es jamais revenu pour l'ouvrir ? Je ne peux pas le croire !
Elle devait contenir toute la vie de sa mère, il n'avait jamais voulu précipiter ce moment, il s'était dit qu'il devait être adulte et réellement prêt à prendre le risque de l'ouvrir pour comprendre. Devant les plissements de front sceptiques de Lauren, il avoua : « Bon, la vérité c'est que j'ai toujours eu la trouille. »
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, peur que cela change l'image que j'ai gardée d'elle, peur d'être envahi par le chagrin.
- Va la chercher !
Arthur ne bougea pas. Elle insista pour qu'il aille la chercher, il n'avait pas à avoir peur. Si Lili avait mis toute sa vie dans une valise, c'est pour qu'un jour son fils sache qui elle était. Elle ne l'avait pas aimé pour qu'il vive avec le souvenir d'une image :
« Le risque d'aimer, c'est d'aimer autant les défauts que les qualités, ils sont indissociables. Tu as peur de quoi, de juger ta mère ? Tu n'as pas l'âme d'un juge. Tu ne peux pas ignorer ce qu'elle contient, tu enfreins sa loi... Elle te l'a laissée pour que tu saches tout d'elle, pour prolonger ce que le temps ne lui a pas laissé faire, pour que tu la connaisses vraiment, pas seulement en tant qu'enfant, mais avec tes yeux et ton cœur d'homme ! »
Arthur réfléchit quelques instants à ce qu'elle venait de lui dire. Tout en la regardant il se leva, se rendit dans le bureau et ouvrit le fameux placard.
Il contempla la petite valise noire posée face à lui sur l'étagère, en saisit la poignée usée et emmena tout ce passé vers le présent. Revenu dans le petit salon, il s'assit en tailleur à côté de Lauren, ils se regardèrent comme deux enfants qui viendraient de trouver la cassette de Barbe-Rouge. Après avoir pris sa respiration, il fit glisser les deux loquets, et le couvercle s'ouvrit. La valise débordait d'enveloppes de toutes tailles, elles contenaient des lettres, des photos, quelques petits objets, un petit avion en pâte à sel qu'Arthur avait fait pour une Fête des Mères, un cendrier en pâte à modeler, c'était pour un Noël celui-là, un collier en coquillages, sans origine, la cuillère en argent et ses chaussons de bébé.
Une véritable caverne d'Ali Baba. Sur le dessus de la valise, il y avait une lettre pliée scellée par une agrafe. Lili avait écrit ARTHUR en gros. Il la prit et la décacheta.
Mon Arthur,
Te voilà donc dans ta maison. Le temps ferme toutes les blessures, même s'il ne nous épargne pas quelques cicatrices. Dans cette valise tu trouveras tous mes souvenirs, ceux que j'ai de toi, ceux d'avant toi, tous ceux que je n'ai pas pu te raconter, parce que tu étais encore un enfant. Tu découvriras ta mère avec un autre regard, tu apprendras beaucoup de choses, j'ai été ta maman, et j'ai été une femme, avec mes craintes, mes doutes, mes échecs, mes regrets et mes victoires. Pour te donner tous les conseils que je te prodiguais, il a fallu aussi que je me trompe, et cela m'est arrivé souvent. Les parents sont des montagnes que l'on passe sa vie à essayer d'escalader, en ignorant qu'un jour c'est nous qui tiendrons leur rôle.
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