Tu sais, rien n'est plus complexe que d'élever un enfant. On passe sa vie entière à donner tout ce que l'on croit être juste, tout en sachant que l'on ne cesse de se tromper. Mais pour la plupart des parents, tout n'est qu'amour, même si l'on ne peut pas s'empêcher parfois de quelque égoïsme. La vie n'est pas non plus un sacerdoce. Le jour où j'ai refermé cette petite valise, j'ai craint de te décevoir.
Moi, je ne t'ai pas laissé le temps des jugements de l'adolescence. Je ne sais pas quel âge tu auras lorsque tu liras cette lettre. Je t'imagine un beau jeune homme de trente ans, peut-être un peu plus. Dieu que j'aurais voulu vivre toutes ces années à tes côtés. Si tu savais à quel point l'idée de ne plus te voir le matin quand tu ouvres tes yeux, de ne plus entendre le son de ta voix lorsque tu m'appelles, me laisse vide. Cette idée me fait plus mal que le mal qui m'emporte si loin de toi.
J'ai toujours aimé Antoine d'amour, mais je n'ai pas vécu cet amour. Parce que j'ai eu peur, peur de ton père, peur de lui faire du mal, peur de détruire ce que j'avais construit, peur de m'avouer que je m'étais trompée. J'ai eu peur de l'ordre établi, peur de recommencer, peur que cela ne marche pas, peur que tout cela ne soit qu'un rêve. Ne pas le vivre fut un cauchemar. Nuit et jour je pensais à lui, et je me l'interdisais. Lorsque ton père est mort, la peur a continué, peur de trahir, peur pour toi.
Tout ça fut un immense mensonge. Antoine m'a aimée comme toute femme rêverait d'être aimée au moins une fois dans sa vie. Et je n'ai pas su le lui rendre, à cause d'une lâcheté inouïe. Je m'excusais de mes faiblesses, me complaisais dans ce mélo-drame à quatre sous, et j'ignorais que ma vie passait à toute vitesse et que moi je passais à côté. Ton père était un homme bien, mais Antoine était un homme unique à mes yeux, personne ne me regardait comme lui, personne ne me parlait comme lui ; à ses côtés rien ne pouvait m'arriver, je me sentais protégée de tout. Il comprenait chacune de mes envies, chacun de mes désirs et n'avait de cesse de les satisfaire. Toute sa vie était fondée sur l'harmonie, la douceur, le savoir-donner là où moi je cherchais des batailles comme raison d'exister, et ignorais le savoir-recevoir. J'avais la trouille, je me forçais à croire que ce bonheur était impossible, que la vie ne pouvait pas être aussi douce. Nous avons fait l'amour une nuit, tu avais cinq ans. J'ai porté un enfant, et je ne l'ai pas gardé, je ne le lui ai jamais dit, et pourtant je suis sûre qu'il l'a su.
Il devinait tout de moi.
Aujourd'hui c'est peut-être mieux, à cause de ce qui m'arrive, mais je pense aussi que cette maladie ne se serait peut-être pas développée si j'avais été en paix avec moi-même. Nous avons vécu toutes ces années à l'ombre de mes mensonges, j'ai été hypo-crite avec la vie et elle ne me l'a pas pardonné. Tu en sais déjà plus sur ta maman, j'ai hésité à te dire tout cela, eu peur encore une fois de ton jugement, mais ne t'ai-je pas enseigné que le pire mensonge est de se mentir à soi-même ? Il y a beaucoup de choses que j'aurais voulu partager avec toi, mais nous n'avons pas eu le temps. Antoine ne t'a pas élevé à cause de moi, de toutes mes ignorances.
Lorsque j'ai su que j'étais malade il était trop tard pour faire marche arrière. Tu trouveras plein de choses dans tout ce bazar que je te laisse, des photos de toi, de moi, d'Antoine, ses lettres, ne les lis pas, elles m'appartiennent, elles sont ici car je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer. Tu te deman-deras pourquoi il n'y a pas de photos de ton père, j'ai tout déchiré une nuit de colère et de frustration, j'étais en colère contre moi...
J'ai fait de mon mieux, mon amour, du mieux que pouvait cette femme, avec ses qualités et ses défauts, mais sache que tu as été toute ma vie, toute ma raison de vivre, ce qui m'est arrivé de plus beau et de plus fort. Je prie pour que tu connaisses un jour le ressentir unique qu'est celui d'avoir un enfant, tu comprendras bien des choses.
Ma plus grande fierté aura été d'être ta Maman, pour toujours.
Je t'aime.
Lili
Il replia la lettre et la remit sur la valise. Lauren le vit pleurer, elle s'approcha de lui et cueillit les larmes du revers de son index. Surpris, il releva les yeux, et toute sa peine fut lavée par la tendresse de son regard. Puis son doigt glissa vers le menton d'un mouvement de balancier. A son tour il posa sa main sur sa joue, puis autour de sa nuque, rapprocha son visage du sien. Lorsque leurs lèvres se frôlèrent, elle recula.
- Pourquoi fais-tu cela pour moi, Arthur ?
- Parce que je vous aime et ça ne vous regarde pas.
Il la prit par la main et la conduisit à l'extérieur de la maison.
- Où va-t-on ? demanda-t-elle.
- À l'océan.
- Non, ici, dit-elle, maintenant.
Elle se dressa face à lui et déboutonna sa chemise.
- Mais comment fais-tu, tu ne pouvais...
- Ne pose pas de questions, je ne sais pas.
Elle fit tomber la chemise le long de ses épaules, passant ses mains sur son dos. Lui se sentit désemparé, comment déshabillait-on un fantôme ? Elle sourit, ferma les yeux et fut instantanément nue.
- Il suffisait que je pense à un modèle de robe pour l'avoir sur moi immédiatement, si tu savais comme j'en ai profité...
Sous le porche de la maison, elle s'enroula autour de lui, et l'embrassa.
L'âme de Lauren fut pénétrée par son corps d'homme, et entra à son tour dans le corps d'Arthur, le temps d'une étreinte, comme dans la magie d'une éclipse... La valise était ouverte.
L'inspecteur Pilguez se présenta à l'hôpital à onze heures. La principale de garde avait appelé le commissariat dès la prise de son service à six heures du matin. Une patiente dans le coma avait disparu de l'hôpital, il s'agissait d'un enlèvement.
Pilguez avait trouvé la note sur son bureau en arrivant et avait haussé les épaules en se demandant pourquoi ce type d'affaires lui tombait toujours dessus. Il avait tempêté et maugréé auprès de Nathalia qui dispatchait les appels au Central.
- Je t'ai fait quelque chose, ma belle, pour que tu me donnes des affaires pareilles un lundi matin ?
- Tu aurais pu te raser mieux que cela en début de semaine, avait-elle répondu avec un large sourire coupable.
- C'est intéressant comme réponse, j'espère que tu aimes ta chaise pivotante, parce que je ne te sens pas la quitter avant longtemps, celle-là !
- Tu es une statue dédiée à l'amabilité, George !
- Oui, c'est tout à fait ça, et ça me donne justement le droit de choisir les pigeons qui vont me chier dessus !
Et il avait tourné les talons. Mauvaise semaine qui commençait, de toute façon elle enchaînait sur une mauvaise semaine qui s'était terminée deux jours plus tôt.
Pour Pilguez une bonne semaine serait faite de jours où les flics ne seraient appelés que pour régler des affaires de voisinage ou de respect du Code civil. L'existence de la Criminelle était un non-sens, puisque cela signifiait qu'il y avait assez de tordus dans cette ville pour tuer, violer, voler et maintenant enlever des gens dans le coma à l'hôpital. Parfois il se prenait à penser qu'au bout de trente ans de carrière il aurait dû tout avoir vu mais chaque semaine repoussait les limites de la démence humaine.
- Nathalia ! hurla-t-il depuis son bureau.
- Oui, George ? répondit la responsable du dispatching. On a passé un mauvais week-end ?
- Tu ne veux pas aller me chercher des beignets en bas ?
Les yeux rivés sur la main courante du commissariat, mâchant son stylo, elle fit non d'un mouvement de la tête. « Nathalia ! » hurla-t-il encore. Elle reportait les références des rapports de la nuit dans la marge réservée à cet effet. Parce que les cases étaient trop petites, parce que le chef du septième
«Precinct», son supérieur, comme elle l'appelait ironiquement, était maniaque, elle s'appliquait à écrire des lettres minuscules, sans déborder. Sans même relever la tête elle lui répondit : « Oui, George, dis-moi que tu prends ta retraite ce soir. »
Il se leva d'un bond et se posta face à elle.
- C'est méchant ça !
- Tu ne veux pas t'acheter un truc sur lequel tu passerais tes humeurs ?
- Non, c'est sur toi que je passe mes humeurs, ça représente cinquante pour cent de la justification de ton salaire.
- C'est sur ta figure que je vais te les coller tes beignets, tu sais ça, mon canard ?
- On est des poulets, pas des canards !
- Pas toi, toi tu es un affreux canard même pas foutu de voler, tu marches comme un canard. Allez, va bosser et laisse-moi.
- Tu es très belle, Nathalia.
- Mais oui, et toi tu es aussi beau que tu es bien luné.
- Allez, mets le gilet de ta grand-mère, je t'emmène boire un café en bas.
- Et le dispatching, qui le fait ?
- Attends, ne bouge pas, je vais te montrer.
Il se retourna et marcha d'un pas pressé vers le jeune stagiaire qui classait des dossiers à l'autre bout de la pièce. Il le saisit par le bras et lui fit traverser la grande salle jusqu'au bureau à l'entrée.
- Voilà, mon grand, tu te visses sur cette chaise à roulettes avec accoudoirs, parce que madame a eu une promotion : deux accoudoirs en tissu. T'as le droit de tourner dessus mais pas plus de deux tours complets dans le même sens, tu décroches le télé-
phone quand ça fait un bruit, tu dis : « Bonjour, commissariat principal, la Criminelle, j'écoute », tu écoutes, tu notes tout sur ces papiers, et tu ne vas pas pisser avant qu'on revienne. Et si quelqu'un te demande où est Nathalia, tu dis qu'elle a subitement eu ses trucs de bonne femme et qu'elle est partie en courant à la pharmacie. Ça te paraît dans tes moyens ?
- Pour ne pas aller prendre ce café avec vous, je pourrais même nettoyer les toilettes, inspecteur !
George ne releva pas, saisit à son tour Nathalia par le bras et l'entraîna dans l'escalier.
- Ça devait bien lui aller à ta grand-mère, ce gilet ! lui dit-il en souriant.
- Qu'est-ce que je vais m'emmerder dans ce boulot quand ils vont te mettre à la retraite, George !
À l'angle de la rue, une enseigne en néon rouge, datant des années cinquante, grésillait. Les lettres lumineuses qui indiquaient « The Finzy Bar » déversaient un halo de lumière pâle sur la vitrine du vieux bistrot. Finzy avait connu ses heures de gloire. Il ne restait de cet endroit désuet qu'un décor aux murs et aux plafonds jaunis, aux allèges de bois patinées par le temps, aux parquets vieillis usés des milliers de pas ivres et des piétinements de rencontres d'un soir. Du trottoir d'en face, le lieu ressemblait à une toile de Hooper. Ils traversèrent la rue, s'attablèrent au vieux comptoir en bois et commandèrent deux cafés allongés.
- Tu as passé un si mauvais dimanche que ça, mon gros ours ?
- Je m'ennuie le week-end, ma belle, si tu savais ! Je tourne en rond.
- C'est parce que je n'ai pas pu bruncher avec toi dimanche ?
Il acquiesça d'un signe de tête.
- Mais va au musée, sors un peu !
- Si je vais au musée, je repère en deux secondes les pickpockets et je me retrouve au bureau tout de suite.
- Va au cinéma.
- Je m'endors dans le noir.
- Va te promener alors !
- Bien, c'est une idée, j'irai me promener, comme ça je n'aurai pas l'air d'un con à déambuler sur les trottoirs. Qu'est-ce que tu fais ? Rien, je me promène ! Tu parles d'un week-end. Ça marche avec ton nouveau Jules ?
- Rien de formidable, mais ça occupe.
- Tu sais quel est le défaut des hommes ?
demanda George.
- Non, lesquels ?
- Ils ne devraient pas s'ennuyer pourtant les hommes, avec une fille comme toi ; si j'avais eu quinze années de moins, je me serais inscrit sur ton carnet de bal !
- Mais tu as quinze ans de moins que ce que tu crois, George.
- Je prends ça comme une avance ?
- Comme un compliment, c'est déjà pas mal.
Allez, moi je vais travailler et toi tu vas à l'hôpital, ils avaient l'air paniqué.
George rencontra l'infirmière en chef Jarkowizski. Elle dévisagea l'homme mal rasé, aux formes rondes, mais qui avait de l'élégance.
- C'est terrifiant, dit-elle, jamais pareille chose n'est arrivée.
Sur le même ton, elle ajouta que le président du conseil était dans tous ses états, et voulait le recevoir dans l'après-midi. Il devrait référer du problème à ses administrateurs en début de soirée. « Vous allez nous la retrouver, inspecteur ? »
- Si vous commenciez par me raconter tout depuis le début peut-être.
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