Jarkowizski raconta que l'enlèvement s'était très certainement produit au changement de service.
L'infirmière de soirée n'avait pu encore être contactée, mais celle du service de nuit avait confirmé que la place était vide lors de sa ronde vers deux heures.
Elle avait cru que la patiente était morte et la couche non encore pourvue, selon le rituel qui consiste à toujours laisser un lit inoccupé pendant vingt-quatre heures quand un patient décède. C'est en faisant sa première ronde que Jarkowizski avait immédiatement réalisé le drame et donné l'alerte.
- Peut-être qu'elle s'est réveillée de son coma et qu'elle en a eu marre de cet hôtel, elle est allée se balader, c'est légitime si elle est allongée depuis longtemps.
- J'aime beaucoup votre humour, vous devriez en faire profiter sa mère, elle est dans le bureau de l'un de nos responsables de service, elle va arriver d'une minute à l'autre.
- Oui, bien sûr, enchaîna Pilguez tout en regardant ses chaussures. Quel est l'intérêt si c'est un enlèvement ?
- Qu'est-ce que cela peut faire ? répondit-elle d'un ton agacé, comme si on était en train de perdre du temps.
- Vous savez, dit-il en appuyant son regard, aussi étrange que cela puisse paraître, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des crimes ont un mobile. C'est que, en principe, on ne vient pas piquer un malade dans le coma un dimanche soir, si c'est juste pour rigoler. À ce propos, vous êtes sûre qu'elle n'a pas pu être transportée dans un autre service ?
- J'en suis sûre, il y a des bons de transfert à l'accueil, elle a été évacuée en ambulance.
- Quelle compagnie ? demanda-t-il en sortant son crayon.
- Aucune.
En arrivant ce matin, elle n'avait pas du tout pensé à un enlèvement. Prévenue qu'un lit à la 505
était libéré, elle s'était tout de suite rendue à l'accueil, «je trouvais inadmissible qu'un transfert se soit fait sans qu'on m'en eût avertie, mais vous savez de nos jours, le respect des supérieurs, enfin, ce n'est pas le problème ». La réceptionniste lui avait remis les documents, et elle avait « tout de suite vu » que quelque chose était louche. Il manquait un formulaire, et le bleu n'était pas bien rempli. « Je me demande comment cette crétine s'est laissé abuser... » Pilguez voulut connaître l'identité de la « crétine ».
Elle s'appelait Emmanuelle et était de permanence hier à l'entrée... « C'est elle qui a laissé faire. »
George était déjà saoulé des paroles de la principale, et comme elle était absente au moment des faits, il prit note des coordonnées de tout le personnel en service la veille et la salua.
De sa voiture il téléphona à Nathalia et lui demanda d'inviter toutes ces personnes à passer par le commissariat avant de se rendre à leur travail.
À la fin de la journée il avait entendu tout le monde et savait, que dans la nuit de dimanche à lundi, un faux docteur muni d'une blouse dérobée à un vrai médecin, fort désagréable d'ailleurs, s'était présenté à l'hôpital en compagnie d'un ambulancier, muni de faux bons de transfert. Les deux comparses avaient sans aucune difficulté enlevé le corps de Mlle Lauren Kline, patiente en coma dépassé. Le témoignage tardif d'un externe lui fit amender son rapport : le faux docteur pouvait être un vrai médecin, il avait été appelé à la rescousse par l'externe en question, et lui avait prêté main-forte. Au dire de l'infirmière qui participait à cet acte imprévu, la précision avec laquelle il avait réalisé la pose d'une voie centrale lui laissait à penser qu'il devait être chirurgien ou tout du moins travailler dans un service d'urgences. Pilguez avait demandé si un simple infirmier avait pu poser cette voie centrale, il s'était entendu répondre qu'être infirmier ou infirmière formait à ce genre de manipulations, mais qu'en tout état de cause, les choix pris, les indications données à l'étudiant et la dex-térité du geste témoignaient plutôt en faveur de son appartenance au corps médical.
- Alors tu as quoi sur cette affaire ? demanda Nathalia prête à s'en aller.
- Un truc qui ne tourne pas rond. Un toubib, qui serait venu enlever une femme dans le coma à l'hôpital. Un travail de pro, ambulance bidon, papiers administratifs falsifiés.
- Tu penses à quoi ?
- Peut-être à un trafic d'organes. Ils volent le corps, le transportent dans un laboratoire secret, opèrent, prélèvent les parties qui les intéressent, foie, reins, cœur, poumon, et le tout est revendu pour une fortune à des cliniques peu scrupuleuses, mais ayant besoin d'argent.
Il lui demanda d'essayer de lui obtenir la liste de tous les établissements privés qui disposaient d'un bloc de chirurgie digne de ce nom et qui auraient des difficultés financières.
- Il est vingt et une heures, mon gros, et j'aimerais bien rentrer, ça peut attendre demain, elles ne vont pas déposer le bilan pendant la nuit, tes cliniques ?
- Tu vois comme tu es versatile, ce matin tu m'inscrivais sur ton carnet de bal et ce soir tu te refuses déjà à passer une soirée géniale avec moi.
J'ai besoin de toi, Nathalia, donne-moi un coup de main, tu veux bien ?
- Tu es un manipulateur, mon George, parce que le matin tu n'as pas la même voix.
- Oui mais là, c'est le soir, tu m'aides ? Enlève le gilet de ta grand-mère et viens m'aider.
- Tu vois, demandé avec autant de charme, c'est irrésistible. Passe une bonne soirée.
- Nathalia ?
- Oui, George !
- Tu es merveilleuse !
- George, mon cœur n'est pas à prendre.
- Je ne visais pas si haut, ma chère !
- C'est de toi, ça ?
- Non!
- Je me disais aussi.
- Bon allez, rentre chez toi, je me débrouillerai.
Nathalia s'avança vers la porte, se retourna :
- Tu es sûr que ça va aller ?
- Mais oui, va t'occuper de ton chat !
- Je suis allergique aux chats.
- Alors, reste m'aider.
- Bonne nuit, George.
Elle dévala l'escalier en faisant glisser sa main sur le garde-corps.
Resté seul à l'étage, l'équipe de nuit prenait ses quartiers au rez-de-chaussée du commissariat, il alluma l'écran de son ordinateur et se connecta au fichier central. Sur le clavier il pianota le mot clinique et alluma une cigarette en attendant que le serveur effectue sa recherche. Quelques minutes plus tard l'imprimante commençait à cracher quelque soixante feuilles de papier imprimé. L'homme, bourru, alla ramasser la pile qu'il rapporta à son bureau. « Eh bien, il n'y a plus qu'à ! Et pour déterminer celles qui pourraient être dans la mouise, il n'y a plus qu'à contacter une centaine de banques régionales pour leur demander la liste des établissements privés qui ont sollicité des prêts bancaires au cours des dix derniers mois. » Il avait parlé à voix haute, et dans la pénombre de l'entrée, il entendit la voix de Nathalia lui demander :
- Pourquoi les dix derniers mois ?
- Parce que c'est ça l'instinct policier. Pourquoi es-tu revenue ?
- Parce que c'est ça l'instinct féminin.
- C'est gentil de ta part.
- Tout dépendra de l'endroit où tu m'emmèneras dîner ensuite. Tu penses que tu tiens une piste ?
Elle lui semblait trop facile, la piste en question.
Il souhaita que Nathalia appelle la salle de régulation des patrouilles municipales et leur demande si une main courante ne conserverait pas trace d'un rapport dans la nuit de dimanche soir sur une ambulance. « On n'est jamais à l'abri d'un coup de bol », dit-il. Nathalia décrocha le téléphone. À l'autre bout de la ligne le policier de garde fit une recherche sur son terminal, mais aucun rapport n'avait été établi.
Nathalia lui demanda d'élargir sa recherche à la région, mais là encore les écrans restèrent muets.
Le policier de faction était désolé, mais aucun véhicule de secours n'avait fait l'objet d'une infraction ou d'un contrôle dans la nuit de dimanche à lundi.
Elle raccrocha en lui demandant de lui signaler toute information nouvelle sur ce type de sujet.
- Désolée, ils n'ont rien.
- Eh bien alors, je t'emmène dîner parce que les banques ne nous apprendront rien ce soir.
Ils se rendirent chez Perry's et prirent place dans la salle qui donnait sur la rue.
George écoutait Nathalia d'une oreille distraite, laissant flotter son regard au travers de la vitrine.
- Depuis combien de temps nous connaissons-nous, George ?
- C'est le genre de question à ne jamais poser, ma belle.
- Pourquoi ça ?
- Quand on aime, on ne compte pas !
- Combien ?
- Suffisamment pour que tu me tolères, pas suffisamment pour que tu ne me supportes plus !
- Non, ça fait beaucoup plus longtemps que cela !
- Ça ne colle pas, les cliniques. Je bute sur le mobile, quel est l'intérêt ?
- Tu as vu la mère ?
- Non, demain matin.
- C'est peut-être elle, elle en a assez d'aller à l'hôpital.
- Ne dis pas de bêtises, pas une mère, c'est trop risqué.
- Je veux dire qu'elle voulait peut-être en finir.
Aller voir son enfant tous les jours dans cet état.
Parfois tu dois préférer que cela cesse, accepter l'idée de la mort.
- Et tu vois une mère monter un coup pareil pour tuer sa propre fille ?
- Non, tu as raison, c'est trop tordu.
- Sans le mobile on ne trouvera pas.
- Il y a toujours ta piste des cliniques.
- Je pense que c'est une impasse, je ne la sens pas.
- Pourquoi dis-tu ça ? Tu voulais que je reste travailler avec toi ce soir !
- Je voulais que tu dînes avec moi ce soir !
Parce que c'est trop visible. Ils ne pourront pas recommencer, les hôpitaux du comté vont tous être très vigilants, et je ne pense pas que le prix d'un seul corps vaille le risque, ça vaut combien un rein ?
- Deux reins, un foie, une rate, un cœur, ça peut faire dans les cent cinquante mille dollars.
- C'est plus cher que chez le boucher, dis donc !
- Tu es immonde.
- Tu vois ça ne tient pas la route non plus, pour une clinique qui serait dans la mouise, cent cinquante mille dollars ne changeraient rien. Ce n'est pas une histoire d'argent.
- C'est peut-être une histoire de disponibilité.
Elle disserta son idée : quelqu'un pouvait vivre ou mourir en fonction de la disponibilité et de la compatibilité d'un organe. Des gens mouraient faute d'avoir pu obtenir dans le temps le rein ou le foie dont ils avaient besoin. Quelqu'un disposant de moyens financiers suffisants pouvait avoir comman-dité l'enlèvement d'une personne en coma irréversible pour sauver un de ses enfants ou lui-même.
Pilguez trouvait cette piste complexe mais crédible.
Nathalia ne voyait pas en quoi sa théorie était compliquée. Elle l'était pour Pilguez. Une telle piste élargissait considérablement l'éventail des suspects, on ne rechercherait plus nécessairement un criminel. Pour survivre ou pour sauver un de ses enfants, bien des individus pouvaient être tentés de suppri-mer quelqu'un déjà reconnu cliniquement mort.
L'auteur pouvait se sentir dédouané de la notion de meurtre, compte tenu de la finalité de son acte.
- Tu penses qu'il faut faire toutes les cliniques pour identifier un patient financièrement aisé en attente d'un don d'organe ? demanda-t-elle.
- Je n'espère pas parce que c'est un travail de fourmi en terrain sensible.
Le portable de Nathalia sonna, elle décrocha en s'excusant, écouta attentivement, prit des notes sur la nappe, et remercia plusieurs fois son interlocuteur.
- Qui était-ce ?
- Le type de permanence à la régulation, celui que j'ai appelé tout à l'heure.
- Et alors ?
Le régulateur avait eu l'idée de passer un message aux patrouilles de nuit, juste pour vérifier qu'une équipe n'avait rien vu de suspect au sujet d'une ambulance, sans pour autant remplir une main courante.
- Alors ?
- Eh bien il a eu une très bonne idée, parce qu'une patrouille a intercepté et filé une ambulance datant de l'après-guerre qui tournait en rond dans le bloc Green Street, Filbert, Union Street hier soir.
- Ça sent bon, qu'est-ce qu'ils ont dit ?
- Qu'ils ont suivi le type au volant de cette ambulance, il a raconté qu'elle partait à la retraite au bout de dix ans de bons et loyaux services. Ils ont pensé que l'ambulancier était attaché à sa voiture et qu'il traînait avant de la ramener une dernière fois au garage.
- C'était quoi le modèle ?
- Une Ford 71.
Pilguez fit un rapide calcul mental. Si la Ford mise au rebut la veille au soir après dix années de fonctionnement était de soixante et onze, cela voulait donc dire qu'elle aurait été gardée sous Cello-phane pendant seize ans avant d'être mise en service. Le chauffeur avait baratiné les policiers. Il tenait une piste.
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