Tout ce qu'elle vivait et expérimentait était illo-gique, inexplicable, contraire à toutes les bases de sa culture scientifique, mais cela était. Et depuis deux jours, elle faisait l'amour avec un homme en ressentant des émotions et des sensations ignorées d'elle, même lorsqu'elle était vivante, quand corps et âme ne faisaient alors qu'un. Ce qui comptait le plus pour elle, alors qu'elle regardait cette sublime boule de feu se dresser au-dessus de l'horizon, c'était que cela dure.

Il se leva peu de temps après elle, la chercha dans le lit, enfila un peignoir et sortit sur le perron. Arthur avait les cheveux en bataille et passa sa main dedans pour calmer les troupes. Il la rejoignit sur les rochers et l'enlaça sans qu'elle l'ait vu venir.

- C'est impressionnant, dit-il.

- Tu sais, je pense qu'à défaut de pouvoir concevoir le futur, nous pourrions refermer la valise et vivre dans le présent. Tu veux prendre un café ?

- Je crois que c'est indispensable. Et puis, je t'emmènerai voir les otaries qui se baignent à la pointe du rocher.

- Des vraies otaries ?

- Et des phoques, et des pélicans, et... tu n'étais jamais venue jusqu'ici avant ?

- J'ai essayé une fois mais ça ne m'a pas réussi.

- C'est relatif, cela dépend sous quel angle tu considères la chose. Et puis, je croyais que nous devions refermer les valises et vivre au présent ?

Le même mercredi, le stagiaire déposa, non sans bruit, l'épais dossier qu'il avait constitué sur le bureau de Pilguez.

- Ça donne quoi ? demanda celui-ci avant même de le parcourir.

- Vous allez être déçu et en même temps ravi.

Pour signifier son impatience qui frisait les limites de l'exaspération, Pilguez tapota sur le nœud de sa cravate : « Un deux, un deux, c'est bon mon grand, mon micro fonctionne, je t'écoute ! » Le stagiaire lut ses notes : Son architecte n'avait rien de suspect. C'était un type tout ce qu'il y avait de normal, il ne se droguait pas, entretenait de bonnes rela-tions avec son voisinage, n'avait pas de casier bien sûr. Il avait fait ses études en Californie, avait habité quelque temps en Europe avant de revenir s'installer dans sa ville natale. Il n'appartenait à aucun parti politique, n'était membre d'aucune secte, ne militait pour aucune cause. Il payait ses impôts, ses amendes et n'avait même pas été arrêté en état d'ivresse ou pour excès de vitesse. « Un mec ennuyeux en deux mots. »

- Et pourquoi vais-je être ravi ?

- Il n'est même pas pédé !

- Mais je n'ai rien contre les pédés, bordel, arrête avec ça ! Qu'est-ce qu'il y a d'autre dans ton rapport ?

- Son ancienne adresse, sa photo, un peu ancienne, je l'ai eue au Service des immatricula-tions, elle date d'il y a quatre ans, il doit renouveler son permis à la fin de l'année ; un article qu'il a publié dans Architectural Digest, ses copies de diplômes, et la liste de ses avoirs bancaires et titres de propriétés.

- Comment as-tu fait pour avoir ça ?

- J'ai un copain qui travaille au fisc. Votre architecte est orphelin, et il a hérité d'une maison dans la baie de Monterey.

- Tu crois qu'il est là-bas en vacances ?

- Il est là-bas, et le seul truc qui va vous exciter, c'est justement cette baraque.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il n'a pas le téléphone là-bas, ce que j'ai trouvé bizarre pour une maison isolée, il est coupé depuis plus de dix ans et n'a jamais été remis en service. En revanche, il a fait rétablir le courant vendredi dernier, l'eau aussi. Il est retourné dans cette maison pour la première fois depuis très longtemps à la fin du week-end dernier. Mais ce n'est pas un crime.

- Eh bien, tu vois, c'est cette dernière information qui me fait plaisir !

- Comme quoi !

- Tu as fait un bon boulot, tu feras sûrement un bon flic si tu as l'esprit aussi tordu.


- Venant de vous, je suis sûr que je dois prendre ça comme un compliment.

- Tu peux ! enchaîna Nathalia.

- Va voir la mère Kline avec la photo, et demande-lui si c'est le type de la Marina qui n'aime pas l'euthanasie, si elle l'identifie, alors on tient une piste sérieuse.

Le stagiaire quitta le commissariat et George Pilguez se plongea dans le dossier d'Arthur. La matinée de jeudi fut fructueuse. Aux premières heures, le stagiaire lui rapporta que Mme Kline avait identifié formellement l'individu sur la photo. Mais la véritable nouvelle lui apparut juste avant d'emmener Nathalia déjeuner. Elle était sous ses yeux depuis longtemps mais il n'avait pas fait le rappro-chement. L'adresse de la jeune femme enlevée était la même que celle du jeune architecte. Cela faisait beaucoup trop d'indices pour qu'il soit étranger à cette affaire.

- Tu devrais être heureux, ton enquête a l'air de progresser ? Pourquoi fais-tu cette tête ?

demanda Nathalia, en sirotant son Coca light.

- Parce que je ne vois pas son intérêt. Ce type n'a pas le profil d'un détraqué. Tu ne vas pas piquer un corps dans le coma à l'hôpital juste comme ça pour faire marrer tes copains. Il te faut une vraie raison. Et puis au dire des gens de l'hosto il fallait une certaine expérience pour poser ce pont central.

- C'est une voie centrale, pas un pont. Est-ce que c'était son petit ami ?

Mme Kline l'avait assuré du contraire, et elle avait été très affirmative sur ce point. Elle était presque certaine qu'ils ne se connaissaient pas.

- Un rapport avec l'appartement ? ajouta Nathalia.

Non plus, enchaîna l'inspecteur, il était locataire et d'après l'agence immobilière c'était un pur hasard qu'il échoue là. Il était sur le point d'en signer un autre sur Filbert, et c'est un employé zélé de l'agence qui avait tenu absolument à lui montrer celui-ci « qui venait de rentrer dans leur stock »...

juste avant qu'il ne signe. « Tu sais le genre zazou un peu coquette qui veut mettre ses clients en confiance, en s'investissant vraiment. »

- Donc aucune préméditation avec l'adresse.

- Non, c'est une vraie coïncidence.

- Alors est-ce que c'est vraiment lui ?

« Non, on ne peut pas dire », dit-il laconique, aucun des éléments pris séparément ne justifiait qu'il soit impliqué. Mais l'imbrication des pièces du puzzle était troublante. Cela étant dit, sans mobile, Pilguez ne pourrait rien faire. « On ne peut pas inculper un type parce qu'il loue depuis quelques mois l'appartement d'une femme qui s'est fait enlever en début de semaine. Enfin je vais avoir du mal à trouver un procureur qui me suive. » Elle lui soumit l'idée de l'interroger et de le faire craquer

« sous une lampe ». Le vieux flic ricana.

- J'imagine bien le début de mon interrogatoire : Monsieur, vous louez l'appartement d'une jeune femme dans le coma qui a été enlevée dans la nuit de dimanche à lundi. Vous avez rétabli l'eau et l'électricité dans votre maison de campagne le vendredi qui précédait le crime. Pourquoi ? Et là, le type te braque droit dans les yeux et te dit qu'il n'est pas tout à fait sûr d'avoir compris le sens de ta question. Tu n'as plus qu'à lui dire franchement qu'il est ta seule piste, et que ça t'arrangerait drô-

lement qu'il ait fait le coup.

- Prends deux jours et file-le !

- Sans une requête du procureur, tout ce que je ramènerai sera nul et non avenu.

- Pas si tu ramènes le corps et qu'il est encore en vie !

- Tu crois que c'est lui ?

- Je crois à ton flair, je crois aux indices, et je crois que quand tu fais cette tête-là, c'est que tu sais que tu as ton coupable mais que tu ne sais pas encore comment l'attraper. George, le plus important c'est de retrouver la fille, même dans le coma c'est un otage, paie la note et va à la campagne !

Pilguez se leva, embrassa Nathalia sur le front, déposa deux billets sur la table et sortit dans la rue d'un pas pressé.

Durant les trois heures trente qui le conduisirent à Carmel, il ne cessa de chercher un mobile, puis de réfléchir à la façon dont il approcherait sa proie, sans l'effrayer, sans éveiller son attention.

Petit à petit la maison reprenait vie. Comme ces dessins que les enfants mettent en couleurs en s'efforçant de ne pas dépasser les traits, Arthur et Lauren entraient dans chaque pièce, en ouvraient les volets, ôtaient les housses qui recouvraient les meubles, dépoussiéraient, astiquaient, et ouvraient placard après placard. Et petit à petit les souvenirs de la maison se muaient en instants présents. La vie reprenait ses droits. Ce jeudi le ciel était couvert et l'océan semblait vouloir briser les rochers qui lui barraient la route en bas du jardin. À la fin de la journée Lauren s'installa sous la véranda et contempla le spectacle. L'eau était devenue grise, charriant des amas d'algues mariées à des entrelacs d'épines.

Le ciel avait viré au mauve, puis au noir. Elle était heureuse, elle aimait quand la nature se décidait à piquer une colère. Arthur avait fini de mettre de l'ordre dans le petit salon, dans la bibliothèque, et dans le bureau de sa mère. Demain, ils attaqueraient l'étage et ses trois chambres.

Il s'assit sur les coussins qui recouvraient le rebord de la baie vitrée et regarda Lauren.

- Tu sais que cela fait neuf fois que tu changes de tenue depuis l'heure du déjeuner.

- Je sais, c'est à cause de ce magazine que tu as acheté, je n'arrive pas à me décider, je trouve tout superbe.

- Ta façon de faire des courses ferait rêver toutes les femmes de la terre.

- Attends, tu n'as pas vu l'encart central !

- Que dit l'encart central ?

- Il ne dit rien, c'est un spécial lingerie féminine.

Arthur assista au défilé le plus sensuel qui soit offert à un homme. Plus tard, dans la tendresse d'un amour accompli, le corps et l'âme apaisés, ils restèrent blottis dans l'obscurité à regarder l'océan. Ils s'endormirent enfin, bercés par le ressac.

Pilguez était arrivé à la tombée de la nuit. Il descendit au Carmel Valley Inn. La réceptionniste lui remit les clés d'une grande chambre qui faisait face à la mer. Elle se situait dans un bungalow, tout en haut du parc qui domine la baie, et il dut reprendre sa voiture pour s'y rendre. Il était à peine en train de défaire son sac lorsque les premiers éclairs déchirèrent le ciel ; il réalisa qu'il habitait à trois heures et demie de route et ne s'était jamais donné le temps de venir voir cela. À cet instant précis, il eut envie d'appeler Nathalia, pour partager ce moment, ne pas le vivre seul, il décrocha le combiné, inspira et le reposa doucement, sans avoir composé le numéro.

Il commanda un plateau, s'installa devant un film et fut saisi par le sommeil, bien avant vingt-deux heures.

Aux premières heures du matin le soleil avait réussi à briller suffisamment en se réveillant pour terroriser tous les nuages, partis sans demander leur reste. Une aube humide naissait autour de la maison.

Arthur se réveilla allongé dans la véranda. Lauren dormait à poings fermés. Dormir était nouveau pour elle. Des mois durant elle n'avait pu le faire, ce qui rendait ses journées terriblement longues. En haut du jardin, caché derrière le talus qui borde le portail, George espionnait, armé d'une paire de jumelles longues focales, offertes pour ses vingt ans de service. Vers onze heures, il vit Arthur remonter le parc dans sa direction. Son suspect bifurqua au droit de la roseraie et ouvrit la porte du garage.

Lorsqu'il y entra, Arthur se trouva face à une housse couverte de poussière. Il la souleva, dévoi-lant les formes d'un vieux break Ford 1961. Sous sa bâche, il avait des allures de véhicule de collection. Arthur sourit en pensant aux manies d'Antoine.

Il contourna la voiture et ouvrit la portière arrière gauche. L'odeur de vieux cuir emplit ses narines. Il s'installa sur la banquette, ferma la porte, puis ses yeux, et se souvint d'un soir d'hiver, devant Macy's à Union Square. Il vit l'homme à l'imperméable, celui qu'il avait failli abattre d'un coup de fusil intergalactique et qui fut sauvé in extremis par la tendre naïveté de sa mère : elle s'était interposée dans son axe de tir. Le désintégrateur atomique maquillé en allume-cigare devait certainement être encore chargé. Il eut une pensée pour ce père Noël de 1965, coincé avec son train électrique dans les tuyaux du chauffage central.

Il lui semblait entendre le bruit du moteur ron-ronner, il ouvrit la fenêtre, y passa la tête et sentit ses cheveux partir en arrière soulevés par le vent qui soufflait dans ses souvenirs, il mit sa main au-dehors, bras à moitié tendu, et joua avec elle puisqu'elle était devenue un avion, il l'inclina pour modifier sa prise à l'air, la sentant tantôt s'élever vers le toit du garage, tantôt faire un piqué.