Lorsqu'il rouvrit les yeux il vit un petit mot accroché sur le volant.

«Arthur, si tu veux la faire démarrer, tu trouveras un chargeur de batterie sur l'étagère de droite.

Donne deux coups d'accélérateur avant de mettre le contact pour faire venir l'essence. Ne t'étonne pas si elle part au quart de tour, c'est une Ford 1961, et c'est normal. Pour regonfler les pneus, le compresseur est dans sa boîte, sous le chargeur. Je t'embrasse. Antoine. »

Il sortit de la voiture, referma la portière et se dirigea vers l'étagère, c'est là dans un coin du garage qu'il vit la barque. Il s'en approcha, la caressa du bout des doigts. Sous la banquette en bois il trouva une palangrotte, la sienne, le fil vert embobiné autour de la plaque de liège qui se terminait par un hameçon rouillé. L'émotion le saisit et il dut se plier sur ses genoux. Il se redressa, prit le chargeur, ouvrit le capot de la vieille Ford, brancha les cosses et mit la batterie en charge. En quittant le garage il ouvrit en grand les portes coulissantes.

George avait ouvert son carnet et prenait des notes. Il ne quittait pas son suspect des yeux. Il le vit préparer la table sous la tonnelle, s'installer, déjeuner, puis débarrasser son couvert. Il fit une pause sandwich lorsque Arthur s'assoupit sur les coussins, à l'ombre du patio. Il le suivit lorsqu'il se rendit de nouveau au garage, entendit le bruit du compresseur et plus nettement celui du V6 se mettre en marche après deux toussotements. Il salua du regard la voiture lorsqu'elle descendit près du porche, décida de rompre sa veille et se rendit au village glaner quelques informations sur cet étrange personnage. Vers vingt heures il rejoignit sa chambre et téléphona à Nathalia.

- Alors, dit-elle, où en es-tu ?

- Nulle part. Rien d'anormal. Enfin presque. Il est seul, il fait des tas de trucs toute la journée, il astique, il bricole, il fait des pauses déjeuner et dîner. J'ai interrogé les commerçants. La maison appartenait à sa mère, décédée depuis des années.

La baraque a été habitée par le jardinier jusqu'à sa mort. Tu vois, ça ne me fait pas vraiment avancer.

Il a le droit de rouvrir la maison de sa mère quand ça lui chante.

- Alors pourquoi presque ?

- Parce qu'il a des attitudes bizarres, il parle tout seul, il se comporte à table comme s'ils étaient deux, parfois il reste face à la mer avec le bras en l'air pendant dix minutes. Hier soir il s'est enlacé tout seul sous le patio.

- Comment ça ?

- Comme s'il roulait une pelle langoureuse à une nana, sauf qu'il était tout seul !

- Il revit peut-être ses souvenirs à sa façon ?

- Il y a beaucoup de peut-être chez mon can-didat !

- Tu y crois toujours à cette piste ?

- Je ne sais pas, ma belle, mais en tout cas il y a quelque chose d'étrange dans son comportement.

- Quoi donc ?

- Il est incroyablement calme pour un coupable.

- Donc, tu y crois toujours.

- Je me donne encore deux jours et je rentre.

Demain je vais faire une incursion à terrain découvert.

- Fais attention à toi !

Il raccrocha, songeur.

Arthur caressait le clavier du long piano du bout des doigts. Bien que l'instrument n'eût plus ses harmonies d'antan, il s'était mis à retravailler le clair de lune de Werther, évitant quelques notes devenues trop discordantes. C'était le morceau préféré de Lili. Tout en jouant il s'adressa à Lauren qui s'était assise sur le rebord de la fenêtre, comme elle aimait à le faire : une jambe allongée sur le rebord, l'autre repliée au-dedans, le dos collé contre le mur.

- Demain j'irai faire des courses en ville, je fer-merai la maison avant. Nous n'avons presque plus rien.

- Arthur, tu comptes renoncer à toute ta vie pendant combien de temps ?

- C'est obligatoire d'avoir cette discussion maintenant ?

- Je vais rester dans cet état pendant peut-être des années et je me demande si tu réalises dans quoi tu t'es engagé. Tu as ton travail, tes amis, des responsabilités, ton monde.

- C'est quoi mon monde ? Moi je suis de tous les villages. Je n'ai pas de monde, Lauren, nous sommes là depuis moins d'une semaine et je n'ai pas pris de vacances depuis deux ans, alors donne-moi un peu de temps.

Il la prit dans ses bras et fit mine de vouloir s'endormir.

- Si, tu as un monde. Nous avons tous notre univers. Pour que deux êtres vivent l'un de l'autre, il ne suffit pas qu'ils s'aiment, il faut qu'ils soient compatibles, il faut qu'ils se rencontrent au bon moment. Et pour nous ce n'est pas véritablement le cas.

- Je t'ai dit que je t'aimais ? reprit-il d'un ton timide.

- Tu m'as donné des preuves d'amour, dit-elle, c'est beaucoup mieux.

Elle ne croyait pas au hasard. Pourquoi était-il la seule personne sur cette planète avec qui elle puisse parler, communiquer ? Pourquoi s'étàient-ils entendus comme cela, pourquoi avait-elle cette sensation qu'il devinait tout d'elle ?

- Pourquoi me donnes-tu le meilleur de toi, en recevant si peu de moi ?

- Parce que si vite et si soudainement tu es là, tu existes, parce qu'un moment de toi c'est déjà immense. Hier est passé, demain n'existe pas encore, c'est aujourd'hui qui compte, c'est le pré-

sent.

Il ajouta qu'il n'avait plus d'autre choix que de tout faire pour ne pas la laisser mourir...

Mais justement, Lauren avait peur de « ce qui n'existait pas encore ». Arthur pour la rassurer lui dit que le jour suivant serait à l'image de ce qu'elle voudrait en faire. Elle vivrait au gré de ce qu'elle donnerait d'elle et de tout ce qu'elle accepterait de recevoir. « Demain est un mystère, pour tout le monde, et ce mystère doit provoquer le rire et l'envie, pas la peur ou le refus. » Il posa un baiser sur ses paupières, prit sa main dans la sienne, se colla contre son dos. La nuit profonde se leva sur eux.

Il était en train de ranger le coffre de la vieille Ford lorsqu'il aperçut les traînées de poussière en haut du parc. Pilguez descendait le chemin sans ménagement, il arrêta sa voiture devant le porche.

Arthur l'accueillit les bras chargés.

- Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ? demanda Arthur.

- Je viens de Monterey, l'agence immobilière m'a indiqué cette maison comme inoccupée, je cherche à acheter dans le coin, alors je suis venu voir, mais apparemment elle a déjà été revendue, je suis arrivé trop tard.

Arthur répliqua qu'elle n'avait été ni achetée ni à vendre, c'était la maison de sa mère, il venait de la rouvrir. Accablé par la chaleur il lui proposa une limonade que le vieux flic déclina, il ne voulait pas le retenir. Arthur insista et lui proposa de prendre place sous la véranda, il revenait dans cinq minutes.

Il referma le hayon du break, se rendit à l'intérieur de la maison et revint avec un plateau, deux verres et une grande bouteille de citronnade.

- C'est une belle maison, enchaîna Pilguez, il ne doit pas y en avoir beaucoup comme ça dans la région ?

- Je ne sais pas, je ne suis pas revenu depuis des années.

- Qu'est-ce qui vous a fait revenir tout à coup ?

- Le temps était venu, je crois, j'avais grandi ici, et depuis la mort de maman, je n'avais jamais trouvé la force de revenir, et puis tout à coup cela s'est imposé.

- Comme ça, sans raison particulière ?

Arthur était mal à l'aise, cet homme inconnu lui posait des questions bien trop personnelles, comme s'il savait quelque chose qu'il ne voulût pas dévoiler. Il s'en ressentit manipulé. Il ne fit pas la liaison avec Lauren, et pensa avoir plutôt affaire à un de ces promoteurs qui tentent de créer des liens avec leurs futures victimes.

- En tout cas, enchaîna-t-il, je ne m'en séparerai jamais !

- Vous avez bien raison, une maison de famille cela ne se vend pas, je considère même que c'est un sacrilège.

Arthur eut quelques soupçons, et Pilguez sentit qu'il était temps de faire marche arrière. Il allait le laisser aller faire ses courses, d'ailleurs lui aussi devait se rendre au village « pour chercher une autre maison ». Il le remercia chaleureusement pour son accueil et la collation. Ils se levèrent tous les deux, Pilguez monta dans sa voiture, mit le moteur en marche, salua de la main et disparut.

- Qu'est-ce qu'il voulait ? demanda Lauren qui venait d'apparaître sous le porche.


- Acheter cette maison, à l'entendre.

- Je n'aime pas ça.

- Moi non plus, mais je ne sais pas pourquoi.

- Tu crois que c'est un flic ?

- Non, je crois que nous sommes paranoïaques, je ne vois pas comment on aurait retrouvé notre trace. Je pense que c'est juste un promoteur ou un agent immobilier qui tâtait le terrain. Ne t'inquiète pas, tu restes ou tu viens ?

- Je viens ! dit-elle.

Vingt minutes après qu'ils furent partis, Pilguez redescendit le jardin à pied.

De retour devant la maison, il vérifia que la porte d'entrée était verrouillée, et entreprit de faire le tour du rez-de-chaussée. Aucune fenêtre n'était ouverte mais seul un volet était clos. Une seule pièce fermée, c'était suffisant pour que le vieux policier en tire des conclusions. Il ne s'attarda pas plus longtemps sur les lieux, et retourna promptement à sa voiture. Il décrocha son portable et composa le numéro de Nathalia. La conversation fut fournie, Pilguez lui expliqua qu'il n'avait toujours ni preuve ni indice, mais que d'instinct il savait Arthur coupable. Nathalia ne douta pas de sa perspicacité, seulement Pilguez ne jouissait pas d'une autorisation d'enquête lui permettant de harceler un homme sans un mobile crédible. Il était sûr que la clé de son énigme résidait dans le motif. Et ce dernier devait être important pour qu'un homme en apparence équilibré, sans besoin d'argent particulier, prenne un risque de cette envergure. Mais Pilguez ne trouvait pas le chemin d'accès à la solution. Tous les motifs classiques avaient été envisagés, aucun d'entre eux ne tenait la route. Lui vint alors l'idée d'un bluff : prêcher le faux pour découvrir le vrai, prendre son suspect de vitesse et tenter de surpren-dre une réaction, une attitude qui confirmerait ou infirmerait ses doutes. Il mit son moteur en marche, entra dans la propriété et vint se garer devant le porche.

Arthur et Lauren arrivèrent une heure plus tard.

Lorsqu'il sortit de la Ford, il fixa Pilguez droit dans les yeux, ce dernier se dirigea vers lui.

- Deux choses ! dit Arthur, la première, elle n'est pas et ne sera pas à vendre, la seconde, c'est une propriété privée !

- Je le sais, et je me fous complètement qu'elle soit à vendre ou pas, il est temps que je me présente.

Tout en parlant, il exhiba son insigne. Il s'approcha d'Arthur, et plaquant son visage tout près du sien il enchaîna :

- J'ai besoin de vous parler.

- Je crois que c'est ce que vous êtes en train de faire !

- Longuement.

- J'ai le temps !

- On peut entrer ?

- Non, pas sans mandat !

- Vous avez tort de la jouer comme ça !

- Vous avez eu tort de me mentir, je vous ai accueilli et servi à boire !

- Peut-on au moins s'asseoir sous le porche ?

- On le peut, passez devant !

Ils s'assirent tous les deux sur la balancelle.

Debout devant les marches Lauren était terrorisée.

Arthur lui fit un signe de l'œil pour la rassurer, lui faire comprendre qu'il maîtrisait la situation, et qu'il ne fallait pas s'inquiéter.

- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il au policier.

- M'expliquer votre motif, c'est là-dessus que je bloque.

- Mon motif de quoi ?

- Je vais être très franc avec vous, je sais que c'est vous.

- Au risque de vous paraître un peu simple, c'est vrai, c'est moi, je suis moi depuis ma naissance, je n'ai jamais souffert de schizophrénie. De quoi parlez-vous ?

Il voulait lui parler du corps de Lauren Kline, qu'il l'accusa d'avoir dérobé avec l'aide d'un complice et d'une vieille ambulance au Mémorial Hospital dans la nuit de dimanche à lundi. Il lui fit savoir que l'ambulance avait été retrouvée chez un carrossier. Poursuivant sa tactique, il prétendait être convaincu que le corps était ici, dans cette maison, plus précisément à l'intérieur de la seule pièce au volet fermé. « Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi et cela me travaille. » Il était près de sa retraite et estimait ne pas mériter d'achever sa carrière sur une énigme. Il voulait découvrir les tenants et les aboutissants de cette affaire. La seule chose qui l'intéressait, c'était de comprendre ce qui avait motivé Arthur. « Je me moque foutrement de vous mettre derrière des barreaux. J'ai fait cela toute ma vie de mettre des gens en taule, pour qu'ils en ressortent quelques années plus tard, et recommencent.