Pour un délit pareil vous auriez cinq ans au plus, alors je m'en cogne, mais je veux comprendre. »

Arthur fit mine de ne pas saisir un mot de ce que le policier racontait.

- C'est quoi cette histoire de corps et d'ambulance ?

- Je vais essayer de vous prendre le moins de temps possible, acceptez-vous de me faire visiter la pièce aux volets fermés, sans mandat de perquisition ?

- Non!

- Et pourquoi, si vous n'avez rien à cacher ?

- Parce que cette pièce, comme vous dites, était la chambre et le bureau de ma mère, et que depuis sa mort elle est verrouillée. C'est l'unique endroit que je n'ai pas eu la force de rouvrir, et c'est pour cela que les volets y sont clos. Cela fait plus de vingt ans que ce lieu est fermé, et je ne franchirai le seuil de cette porte que seul et lorsque je serai prêt, même pour vous éviter d'imaginer une solution à votre histoire rocambolesque. J'espère que j'ai été clair.

- Cela se tient, je n'ai plus qu'à vous laisser.

- Eh bien, c'est cela, laissez-moi, il faut que je vide mon coffre.

Pilguez se leva et se dirigea vers sa voiture, en ouvrant la portière il se retourna et fixa Arthur droit dans les yeux, il hésita un instant et décida de bluffer jusqu'au bout.

- Si vous voulez visiter ce lieu dans la plus stricte intimité, ce que je comprends, faites-le ce soir. Parce que je suis têtu, demain je reviendrai en fin de journée avec un mandat, et vous ne pourrez plus être seul. Bien sûr vous pouvez décider de déplacer le corps pendant la nuit, mais au jeu du chat et de la souris je serai plus fort que vous, j'ai trente ans de carrière, et votre vie deviendrait un cauchemar. Je pose ma carte sur la balustrade, avec le numéro de mon portable, juste au cas où vous ayez quelque chose à me dire.

- Vous n'aurez pas de mandat !

- À chacun son métier, bonne soirée.

Et il quitta les lieux en trombe. Arthur resta ainsi quelques minutes, les mains sur les hanches, le cœur battant la chamade. Lauren ne tarda pas à l'interrompre dans ses pensées.

- Il faut lui avouer la vérité et négocier avec lui!

- Il faut que l'on se dépêche de planquer ton corps ailleurs.

- Non, je ne veux pas, ça suffit comme ça ! Il doit être en planque quelque part, il te prendra en flagrant délit. Arrête, Arthur, c'est ta vie ; tu l'as entendu, tu risques cinq ans de prison !

Il le sentait, le flic bluffait, il n'avait rien, il n'aurait jamais son mandat. Arthur expliqua son plan de sauvetage : à la tombée de la nuit, ils sor-tiraient par le devant de la maison, et mettraient le corps dans la barque. « Nous longerons la côte et on te cachera dans une grotte, pour deux ou trois jours. » Si le policier perquisitionnait, il ferait chou blanc, s'excuserait et serait obligé de laisser tomber.

- Il te suivra, parce que c'est un policier, et qu'il est têtu, rétorqua-t-elle. Tu as encore une chance de te sortir de cette histoire si tu lui fais gagner du temps dans son enquête, si tu négocies la clé de son énigme contre un arrangement. Fais-le maintenant, après il sera trop tard.

- C'est ta vie qui est enjeu, alors on va déplacer ton corps cette nuit.

- Arthur, tu dois être raisonnable, c'est une fuite en avant, et c'est trop dangereux.

Arthur lui tourna le dos, en répétant : « Nous prendrons la mer ce soir. » Puis il déchargea le coffre du break. Le reste de la journée fut pesant. Ils se parlèrent peu, échangèrent à peine quelques regards. En fin d'après-midi, elle se posta devant lui et le prit dans ses bras. Il l'embrassa avec douceur : « Je ne peux pas les laisser t'enlever, tu comprends ? » Elle comprenait mais ne pouvait se résoudre à le laisser compromettre sa vie.

Il attendit que la nuit tombe pour sortir par la porte-fenêtre qui donnait vers le bas du jardin. Il marcha jusqu'aux rochers, et constata que la mer s'était opposée à son projet. De grosses vagues déferlaient sur la côte, rendant impossible l'exécution de son plan. La barque se fracasserait au premier ressac. L'océan était déchaîné, et le vent s'était levé, amplifiant la danse des vagues. Il s'accroupit et mit sa tête entre ses mains.

Elle s'était approchée de lui sans bruit, elle passa sa main sur ses épaules et s'agenouilla à son tour.

- Rentrons, lui dit-elle, tu vas attraper froid.

- Je...

- Ne dis rien, prends cela comme un signe, nous allons passer cette nuit sans nous tourmenter, tu trouveras quelque chose demain, et puis peut-être que le temps se calmera à l'aube.

Mais Arthur savait que le vent du large annonçait le début d'une tempête qui durerait au moins trois jours. La mer en colère ne s'était jamais calmée en une nuit. Ils dînèrent dans la cuisine et firent un feu dans la cheminée du salon. Ils parlaient peu. Arthur réfléchissait, aucune autre idée ne lui venait à l'esprit. Dehors le vent avait redoublé de force pliant les arbres à se rompre, la pluie faisait résonner les carreaux des fenêtres et l'océan avait lancé une attaque sans merci contre les remparts de rochers.

- Avant j'adorais lorsque la nature se déchaî-

nait comme cela, ce soir on dirait la bande-annonce de Twister1.

- Ce soir on dirait que tu es bien triste, mon Arthur, mais tu ne devrais pas. Nous ne sommes pas en train de nous quitter. Tu me dis tout le temps de ne pas penser à demain, profitons de ce moment qui est encore à nous.

- Mais là, je n'y arrive pas, je ne sais plus vivre le moment sans penser à celui qui suit. Comment fais-tu ?

- Je pense à ces minutes présentes, elles sont éternelles.

À son tour elle se décida à lui raconter une histoire, un jeu pour le distraire dit-elle. Elle lui demanda d'imaginer qu'il avait gagné un concours dont le prix serait le suivant. Chaque matin une banque lui ouvrirait un compte créditeur de 86 400 dollars. Mais tout jeu ayant ses règles celui-ci en aurait deux :

- La première règle est que tout ce que tu n'as pas dépensé dans la journée t'est enlevé le soir, tu ne peux pas tricher, tu ne peux pas virer cet argent sur un autre compte, tu ne peux que le dépenser, mais chaque matin au réveil, la banque te rouvre un nouveau compte, avec de nouveau 86 400 dollars, pour la journée. Deuxième règle : la banque peut interrompre ce petit jeu sans préavis ; à n'importe 1. Titre d'un film sur les tornades.

quel moment elle peut te dire que c'est fini, qu'elle ferme le compte et qu'il n'y en aura pas d'autre.

Qu'est ce que tu ferais ?

Il ne comprenait pas bien.

- C'est pourtant simple, c'est un jeu, tous les matins au réveil on te donne 86 400 dollars, avec pour seule contrainte de les dépenser dans la journée, le solde non utilisé étant repris quand tu vas te coucher, mais ce don du ciel ou ce jeu peut s'arrêter à tout moment, tu comprends ? Alors la question est : que ferais-tu si un tel don t'arrivait ?

Il répondit spontanément qu'il dépenserait chaque dollar à se faire plaisir, et à offrir quantité de cadeaux aux gens qu'il aimait. Il ferait en sorte d'utiliser chaque quarter1 offert par cette « banque magique » pour apporter du bonheur dans sa vie et dans celle de ceux qui l'entouraient, « même auprès de ceux que je ne connais pas d'ailleurs, parce que je ne crois pas que je pourrais dépenser pour moi et pour mes proches 86 400 dollars par jour, mais où veux-tu en venir ? » Elle répondit : « Cette banque magique nous l'avons tous, c'est le temps ! La corne d'abondance des secondes qui s'égrènent ! »

Chaque matin, au réveil, nous sommes crédités de 86 400 secondes de vie pour la journée, et lorsque nous nous endormons le soir il n'y a pas de report à nouveau, ce qui n'a pas été vécu dans la journée est perdu, hier vient de passer. Chaque matin cette magie recommence, nous sommes recré-

dités de 86 400 secondes de vie, et nous jouons avec cette règle incontournable : la banque peut fermer notre compte à n'importe quel moment, sans aucun 1. Le quarter équivaut à 1 F français environ.

préavis : à tout moment, la vie peut s'arrêter. Alors qu'en faisons-nous de nos 86 400 secondes quoti-diennes ? « Cela n'est-il pas plus important que des dollars, des secondes de vie ? »

Depuis son accident elle comprenait chaque jour combien bien peu de gens réalisaient comment le temps se compte et s'apprécie. Elle lui expliqua les conclusions de son histoire : « Tu veux comprendre ce qu'est une année de vie : pose la question à un étudiant qui vient de rater son examen de fin d'année. Un mois de vie : parles-en à une mère qui vient de mettre au monde un enfant prématuré et qui attend qu'il sorte de sa couveuse pour serrer son bébé dans ses bras, sain et sauf. Une semaine : interroge un homme qui travaille dans une usine ou dans une mine pour nourrir sa famille. Un jour : demande à deux amoureux transis qui attendent de se retrouver. Une heure : questionne un claustrophobe, coincé dans un ascenseur en panne. Une seconde : regarde l'expression d'un homme qui vient d'échapper à un accident de voiture, et un millième de seconde : demande à l'athlète qui vient de gagner la médaille d'argent aux jeux Olympiques, et non la médaille d'or pour laquelle il s'était entraîné toute sa vie. La vie est magique, Arthur, et je t'en parle en connaissance de cause, parce que depuis mon accident je goûte le prix de chaque instant. Alors je t'en prie, profitons de toutes ces secondes qui nous restent. »

Arthur la prit dans ses bras et lui murmura dans l'oreille : « Chaque seconde avec toi compte plus que toute autre seconde. » Ils passèrent ainsi le reste de la nuit, enlacés devant l'âtre. Le sommeil les surprit au petit matin, la tempête ne s'était pas calmée, bien au contraire. La sonnerie de son portable les réveilla vers dix heures, c'était Pilguez, il demandait à Arthur de le recevoir, il avait à lui parler et s'excusa de son comportement de la veille.

Arthur hésita, ne sachant si l'homme tentait de le manipuler ou s'il était sincère. Il pensa à la pluie torrentielle qui ne leur permettrait pas de rester dehors, et envisagea que Pilguez userait de cet argument pour pénétrer dans la maison. Sans qu'il y réfléchisse, il l'invita à déjeuner dans sa cuisine.

Peut-être pour être plus fort que lui, plus déroutant.

Lauren ne fit aucun commentaire, elle esquissa un sourire mélancolique, qu'Arthur ne vit pas.

L'inspecteur de police se présenta deux heures plus tard. Lorsque Arthur lui ouvrit la porte, une violente bourrasque de vent s'engouffra dans le couloir et Pilguez dut même l'aider à repousser le battant.

- C'est un ouragan ! s'exclama-t-il.

- Je suis sûr que vous n'êtes pas venu pour parler de météorologie.

Lauren les suivit dans la cuisine. Pilguez fit tomber son trench-coat sur une chaise et s'assit à la table. Deux couverts étaient mis, une salade Caesar au poulet grillé, suivie d'une omelette aux champi-gnons composeraient leur déjeuner. Le tout était accompagné d'un cabernet de la Napa Valley.

- C'est très gentil à vous de me recevoir ainsi, je ne voulais pas vous donner tout ce mal.

- Ce qui me donne du mal, inspecteur, c'est que vous vous acharniez à m'emmerder avec vos histoires abracadabrantes.

- Si elles sont aussi abracadabrantes que vous le dites, je ne vous emmerderai pas longtemps. Alors comme ça, vous êtes architecte ?

- Vous le savez déjà !

- Quel type d'architecture ?

- Je me suis passionné pour la restauration du patrimoine.

- C'est-à-dire ?

- Redonner une vie à des bâtiments anciens, conserver la pierre, en la restructurant pour qu'elle soit adaptée à la vie d'aujourd'hui.

Pilguez avait tapé juste, il entraînait Arthur sur un terrain qui le captivait, mais ce que Pilguez découvrit c'est qu'il était aussi passionnant, et le vieil inspecteur tomba dans son propre piège ; lui qui avait voulu créer un intérêt de la part d'Arthur, une voie pour communiquer, se fit prendre par le récit de son suspect.

Arthur lui fit un véritable cours d'histoire de la pierre, de l'architecture ancienne à l'architecture traditionnelle, en abordant l'architecture moderne et contemporaine. Le vieux flic était envoûté, il enchaînait ses questions les unes aux autres et Arthur y apportait des réponses. La conversation dura ainsi plus de deux heures sans que jamais le temps ne leur semblât long. Pilguez apprit comment sa propre ville avait été reconstruite après le grand tremblement de terre, l'histoire des bâtiments qu'il voyait tous les jours, toute une série d'anecdotes, celles qui racontent comment naissent les villes et les rues que nous habitons.

Les cafés se succédaient et Lauren stupéfaite assistait impassiblement à l'étrange complicité qui s'installait entre Arthur et l'inspecteur.