Trois mois s'écoulèrent ainsi sans que rien ne vienne troubler leur intimité. Cela se produisit un mardi soir. Ils s'étaient couchés tous deux après une soirée paisible passée dans l'appartement. Après leurs étreintes complices, ils avaient partagé les dernières lignes d'un roman qu'ils lisaient ensemble, puisqu'il devait lui tourner les pages. Ils s'étaient endormis tard dans la nuit, dans les bras l'un de l'autre.

Vers six heures du matin Lauren se dressa d'un bond dans le lit et cria le nom d'Arthur. Il se réveilla en sursautant et ouvrit grands les yeux. Elle était assise en tailleur, son visage était pâle et cristallin.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il d'une voix pleine d'inquiétude.

- Prends-moi vite dans tes bras, je t'en supplie.

Il s'exécuta sur-le-champ et sans qu'il eut à renouveler sa question elle posa sa main sur sa joue ombrée par la barbe naissante, elle le caressa, glis-sant vers son menton, entourant sa nuque avec une infinie tendresse. Ses yeux se gonflèrent de larmes et elle lui parla.

- C'est le moment, mon amour, ils m'enlèvent, je suis en train de disparaître.

- Non ! dit-il en la serrant encore plus fort.

- Bon Dieu, comme je ne veux pas te quitter, j'aurais voulu que cette vie avec toi ne cesse jamais, avant même qu'elle ne commence.

- Tu ne peux pas partir, il ne faut pas, résiste-leur, je t'en supplie !

- Ne dis rien, écoute-moi, je sens que j'ai peu de temps. Tu m'as donné ce que je ne soupçonnais pas ; je n'imaginais pas avant de vivre par toi que l'amour puisse apporter tant de choses aussi simples. Rien de ce que j'ai vécu avant toi ne valait une seule des secondes que nous avons passées ensemble. Je veux que tu saches pour toujours à quel point je t'aurai aimé ; je ne sais pas vers quelles rives je pars, mais s'il existe un ailleurs, je conti-nuerai à t'y aimer avec toute cette force et toute cette joie dont tu as rempli ma vie.

- Je ne veux pas que tu partes !

- Chut, ne dis rien, écoute-moi.

Et tandis qu'elle parlait son apparence se faisait transparente. Sa peau devenait claire comme de l'eau. Déjà au creux de ses bras, son étreinte se resserrait sur un vide qui s'installait petit à petit. Il lui semblait qu'elle devenait évanescente.

- J'ai la couleur de tes sourires dans mes yeux, reprit-elle. Merci de tous ces rires, de toute cette tendresse. Je veux que tu vives, que tu reprennes le cours de ta vie quand je ne serai plus là.

- Je ne pourrai plus sans toi.

- Non, ce que tu portes en toi, ne le garde pas pour toi, tu devras le donner à une autre, ce serait trop de gâchis.

- Ne pars pas, je t'en supplie. Lutte.

- Je ne peux pas, c'est plus fort que moi. Je n'ai pas mal, tu sais, j'ai juste l'impression que tu t'éloignes, je t'entends comme dans du coton, je commence à te voir trouble. J'ai si peur, Arthur. J'ai si peur sans toi. Retiens-moi encore un peu.

- Je te serre, tu ne me sens plus ?

- Plus très bien, mon Arthur.

Ainsi pleuraient-ils tous les deux, pudiquement, silencieusement ; ils comprenaient mieux encore le sens d'une seconde de vie, la valeur d'un instant, l'importance d'un seul mot. Ils s'étreignirent. En quelques minutes d'un baiser inachevé, elle finit de disparaître. Les bras d'Arthur se refermèrent sur eux-mêmes ; il se recroquevilla de douleur et se mit à pleurer en hurlant.

Tout son corps tremblait. Sa tête se balançait sur les côtés, en un mouvement incontrôlé. Ses doigts étaient serrés si fortement que la paume de ses mains en était griffée jusqu'au sang.

Le « Non » qu'il hurla en une plainte animale résonna dans la pièce à en faire vibrer les vitres. Il essaya de se relever mais vacilla et tomba à même le sol, ses bras restaient enserrés autour de son torse.

Il perdit connaissance pendant plusieurs heures. Il ne reprit ses esprits que bien plus tard. Son teint était pâle. Il se sentait sans force. Il se traîna jusqu'au rebord de la fenêtre, là où elle aimait tant se poser, et s'y laissa choir, le regard sans vie.

Arthur plongea dans le monde de l'absence, avec son drôle de goût lorsqu'elle résonne dans la tête.

Elle pénétra sourdement dans ses veines, infiltrant son cœur qui se mit à battre chaque jour à un rythme différent de celui de la veille.

Aux premiers jours elle suscita en lui la colère, le doute, la jalousie ; pas des autres mais des moments volés, du temps qui passait. L'absence sournoise, en s'infiltrant, modifiait ses émotions, les aiguisait, les affûtait, les rendant plus tranchantes.

Au début on l'aurait cru faite pour le blesser, mais bien loin de là, l'émotion prenait son profil le plus fin pour mieux raisonner en lui. Il ressentait le manque, celui de l'autre, de l'amour jusque dans sa chair, de l'envie du corps, du nez qui cherche une odeur, de la main qui cherche le ventre pour y poser une caresse, de l'œil qui au travers de ses larmes ne voit plus que des souvenirs, de la peau qui cherche la peau, de l'autre main qui se referme sur le vide, de chaque phalange se recroquevillant méthodiquement au rythme qu'elle impose, du pied qui tombe et se balance dans le vide.

Il resta ainsi prostré chez lui de longues journées et de tout aussi longues nuits. Il allait de sa table d'architecte où il écrivait des lettres à un fantôme, à son lit où il contemplait le plafond sans même le voir. Son téléphone était décroché, renversé sur le côté et ce depuis longtemps, sans qu'il y prête attention. Cela lui était égal, il n'attendait désormais plus aucun appel. Rien n'avait plus d'importance.

Il sortit à la fin d'une journée étouffante, essayant de chercher de l'air. Il pleuvait ce soir-là, il enfila une gabardine et trouva simplement la force de traverser la rue pour se poster sur le trottoir d'en face.

La ruelle était en noir et blanc, Arthur s'assit sur un muret d'enceinte. Au bout de ce long corridor que formait cette esquisse de rue, la maison victorienne reposait sur son petit jardin.

Seule une fenêtre versait encore un rai de lumière, au cours de cette nuit sans lune, celle de son salon.

La pluie avait cessé de tomber, mais lui n'était pas sec pour autant. Derrière les carreaux, il devinait encore Lauren, ses gestes souples.

Elle s'était retirée sur la pointe du cœur.

Sur l'ombre du pavé il croyait voir encore l'onde délicate de son corps disparaître au coin de la rue.

Comme à l'accoutumée, dans ces moments où il se sentait fragile, il avait plongé ses mains dans les poches de son imperméable, avait courbé sa silhouette et s'était mis en marche.

Le long des murs en gris et blanc, il avait emboîté les pas de Lauren, suffisamment lentement pour ne jamais la rejoindre. À l'entrée de la ruelle il avait hésité, puis, poussé par une pluie fine, et gagné par l'engourdissement du froid, il s'était approché.

Assis sur un parapet, il revivait chaque minute de cette vie achevée trop brutalement.

« Arthur, le doute et le choix qui l'accompagnent sont les deux forces qui font vibrer les cordes de nos émotions. Souviens-toi que seule l'harmonie de cette vibration compte. »


La voix et le souvenir de sa mère avaient surgi du fond de lui. Arthur se souleva alors de toute sa masse, il jeta un dernier regard et s'en retourna avec le sentiment coupable d'avoir échoué.

Le ciel blanchissant annonçait le lever d'un jour sans couleur. Tous les petits matins sont silencieux, mais seuls certains silences sont synonymes d'absence, d'autres sont parfois riches de complicité. C'est à ceux-là qu'Arthur pensait en rentrant.

Il était allongé sur le tapis du salon, semblant parler aux oiseaux quand on tambourina violemment à sa porte. Il ne se leva pas.

- Arthur, tu es là ? Je sais que tu es à l'intérieur.

Ouvre-moi, bon sang. Ouvre ! hurlait Paul. Ouvre ou je la défonce !

Le chambranle vibra au premier coup d'épaule.

- Putain, je me suis fait mal, je me suis déboîté la clavicule, tu l'ouvres !

Arthur se leva et se rendit à la porte, il fit tourner le verrou et retourna sans attendre se vautrer dans le canapé. Lorsque Paul entra dans le salon, il fut saisi par le désordre qui y régnait. Des dizaines de feuilles de papier jonchaient le sol, toutes manus-crites de la main de son ami. Dans la cuisine des boîtes de conserve éparses recouvraient les plans de travail. L'évier débordait de vaisselle sale.

- Bon, il y a eu la guerre ici, et tu as perdu ?

Arthur ne répondit pas.

- O.K., ils t'ont torturé, ils t'ont coupé les cordes vocales. Ho, dis, tu es sourd, c'est moi, ton associé ! Tu es en catalepsie ou tu t'es tellement bourré la gueule que tu n'as pas encore dessoûlé ?

Paul vit qu'Arthur s'était mis à sangloter. Il s'assit à côté de lui et le prit par l'épaule.

- Arthur, que se passe-t-il ?

- Elle est morte, il y a dix jours. Elle est partie comme ça, un matin. Ils l'ont tuée. Je n'arrive pas à le surmonter, Paul, je n'y arrive pas !

- Je vois ça.

Il le serra dans ses bras.

- Pleure, mon vieux, pleure autant que tu le peux. Il paraît que cela nettoie les chagrins.

- Je ne fais que ça, pleurer !

- Eh bien, continue, tu as encore du stock, ce n'est pas encore vidé.

Paul regarda le téléphone et se leva pour le raccrocher.

- J'ai fait ton numéro deux cents fois, ça t'aurait dérangé de le raccrocher !

- Je n'ai pas fait attention.

- Tu ne reçois pas un appel pendant dix jours et tu ne fais pas attention ?

- Je m'en fous du téléphone, Paul !


- Il faut que tu arrêtes ça, mon vieux. Toute cette aventure ça me dépassait, mais maintenant c'est toi que ça dépasse. Tu as rêvé, Arthur, tu es parti en vrille dans une histoire de dingues. Tu dois reprendre pied avec la réalité, tu es en train de bousiller ta vie. Tu ne travailles plus, tu as l'air d'un SDF un soir de grande forme, tu es maigre comme un clou, tu as une mine de documentaire d'avant-guerre. On ne t'a pas vu au bureau depuis des semaines, les gens se demandent si tu existes encore. Tu es tombé amoureux d'une femme dans le coma, tu t'es inventé une histoire hallucinante, tu as piqué son corps et maintenant tu es en deuil d'un fantôme.

Mais tu te rends compte qu'il y a dans cette ville un psy qui est millionnaire et qui ne le sait pas encore. Tu as besoin de te faire soigner, mon vieux.

Tu n'as pas le choix, je ne peux pas te laisser dans cet état. Tout ça n'a été qu'un rêve qui vire au cauchemar.

Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone, qu'il alla décrocher. Il tendit le combiné à Arthur.

- C'est le flic, il est en pétard. Lui aussi il essaie d'appeler depuis dix jours, il veut te parler tout de suite.

- Je n'ai rien à lui dire.

Paul avait posé sa main sur le combiné : « Tu lui parles ou je te fais bouffer l'appareil. » Il lui colla l'écouteur sur l'oreille. Arthur écouta et se leva d'un bond. Il remercia son interlocuteur et se mit à chercher frénétiquement ses clés dans le capharnaum qui régnait.

- Je peux savoir ce qui se passe ? demanda son associé.

- Pas le temps, il faut que je trouve mes clés.

- Ils viennent t'arrêter ?

- Mais non ! Aide-moi au lieu de dire des conneries.

- Il va mieux, il recommence à m'engueuler.

Arthur retrouva son trousseau, il s'excusa auprès de Paul, lui dit qu'il n'avait pas le temps de lui expliquer, que le temps pressait mais qu'il le rap-pellerait ce soir. Ce dernier resta les yeux grands écarquillés.

- Je ne sais pas où tu vas, mais si c'est dans un lieu public je te conseille vivement de changer de fringues et de te passer un gant sur le visage.

Arthur hésita puis jeta un œil sur son reflet dans le miroir du salon, courut vers la salle de bains, détourna ses yeux de la penderie, il y a des lieux qui ravivent la mémoire de façon douloureuse. En quelques minutes, il fut lavé, rasé et changé, il ressortit en trombe et sans même dire au revoir dévala les marches de l'escalier jusqu'au garage.


La voiture traversa la ville à toute allure jusqu'à ce qu'il se gare sur le parking du San Francisco Mémorial Hospital. Il ne prit pas le temps de fermer sa portière à clé, et courut jusque dans le hall d'accueil. Lorsqu'il arriva essoufflé, Pilguez l'attendait déjà, assis dans un fauteuil de la salle d'attente.

L'inspecteur se leva et le prit par l'épaule, l'invitant à se calmer. La mère de Lauren était dans l'hôpital.

Compte tenu des circonstances Pilguez lui avait tout expliqué, enfin presque tout. Elle l'attendait au cinquième étage, dans le couloir.