Des larmes vinrent perler à la commissure de ses yeux. Elle regarda Arthur. Passa sa main sur sa joue et sous son nez. « Vous devez me prendre pour une folle ? » Arthur s'était calmé, touché par l'émotion de la jeune femme, saisi par le récit abracadabrant qu'il venait d'entendre.

- Non, tout ça est très, comment dire, troublant, surprenant, inhabituel. Je ne sais pas quoi dire. Je voudrais vous aider, mais je ne sais pas quoi faire.

- Laissez-moi rester ici, je me ferai toute petite, je ne vous dérangerai pas.

- Vous croyez vraiment à tout ce que vous venez de me raconter ?

- Vous n'en croyez pas un mot ? Vous êtes en train de vous dire que vous avez en face de vous une fille complètement déséquilibrée ? Je n'avais aucune chance de toute façon.

Il lui demanda de se mettre à sa place. Si elle s'était retrouvée à minuit avec un homme caché dans le placard de sa salle de bains, légèrement surexcité, tentant de lui expliquer qu'il était une sorte de fantôme, dans le coma, qu'en aurait-elle pensé, et quelle aurait été sa réaction à chaud ?

Les traits de Lauren se détendirent, elle esquissa un sourire au milieu de ses larmes. Elle finit par lui avouer « qu'à chaud » elle aurait certainement hurlé, et lui accorda des circonstances atténuantes, ce dont il la remercia.

- Arthur, je vous en supplie, il faut me croire.

Personne ne peut inventer une histoire pareille.

- Si, si, mon associé peut imaginer une blague de cette envergure.

- Mais oubliez donc votre associé ! Il n'y est pour rien, ce n'est pas une plaisanterie.

Quand il lui demanda comment elle connaissait son prénom, elle répondit qu'elle était déjà là bien avant qu'il n'emménage. Elle l'avait ainsi vu visiter l'appartement et signer, avec l'agent immobilier, le bail sur le comptoir de la cuisine. Elle était également là quand ses cartons étaient arrivés et lorsqu'il avait cassé sa maquette d'avion en la déballant. Pour être honnête, bien que désolée pour lui, elle avait bien rigolé de sa colère du moment. Elle l'avait vu aussi accrocher cette fade peinture au-dessus de son lit.

- Vous êtes un peu maniaque, déplacer vingt fois votre canapé pour finir par le mettre dans la seule position qui va, j'avais envie de vous souffler tellement c'était évident. Je suis ici avec vous depuis le premier jour. Tout le temps.

- Vous êtes également là quand je suis sous ma douche ou dans mon lit ?

- Je ne suis pas une voyeuse. Enfin vous êtes plutôt bien bâti, à part les poignées d'amour qu'il faudrait surveiller, vous n'êtes pas mal du tout.

Arthur fronça les sourcils. Elle était très convain-cante ou plutôt très convaincue, mais il avait l'impression de tourner en rond, l'histoire de cette jeune femme n'avait pas de sens. Si elle voulait y croire, c'était son problème, il n'avait aucune raison de tenter de lui prouver le contraire, il n'était pas son psychiatre. Il voulait dormir et pour en finir lui proposa de l'héberger pour la nuit, il prendrait le canapé du salon « qu'il avait eu tant de mal à mettre en bonne place» et lui laisserait sa chambre.

Demain elle rentrerait chez elle, à l'hôpital, là où elle le voudrait et leurs destins se sépareraient. Mais Lauren n'était pas d'accord, elle se posta face à lui, l'air renfrogné, bien décidée à se faire entendre. Prenant son souffle elle lui énonça une série surprenante de témoignages de ses faits et gestes accomplis au cours des derniers jours. Elle lui rapporta la conversation téléphonique qu'il avait eue avec Carol-Ann l'avant-veille vers onze heures du soir. Elle vous a raccroché au nez juste après que vous lui avez fait une leçon de morale, assez pom-peuse d'ailleurs, sur les raisons qui font que vous ne voulez plus entendre parler de votre histoire.

« Croyez-moi ! » Elle lui rappela les deux tasses qu'il avait cassées en déballant ses cartons,

« Croyez-moi ! », qu'il s'était réveillé en retard et s'était ébouillanté sous sa douche, « Croyez-moi ! », ainsi que le temps qu'il avait passé à chercher ses clés de voiture en s'énervant tout seul. « Mais croyez-moi bon sang ! » Elle le trouvait d'ailleurs très distrait, elles étaient posées sur la petite table de l'entrée. La compagnie du téléphone était venue mardi à dix-sept heures, et l'avait fait attendre une demi-heure. Et vous avez mangé un sandwich au pastrami, vous en avez mis sur votre veste et vous vous êtes changé avant de repartir.

« Vous me croyez maintenant ? »

- Vous m'espionnez depuis plusieurs jours, pourquoi ?

- Mais comment voulez-vous que je vous espionne, ce n'est pas le Watergate ici ! Il n'y a pas des caméras et des micros partout !

- Et pourquoi pas ! Ce serait plus cohérent que votre histoire, non ?

- Prenez vos clés de voiture !

- Et où allons-nous ?

- À l'hôpital, je vous emmène me voir.

- Bien sûr ! Il est bientôt une heure du matin, et je vais me pointer à l'hôpital, à l'autre bout de la ville et demander aux infirmières de garde de bien vouloir me conduire de toute urgence dans la chambre d'une femme que je ne connais pas parce que son fantôme est dans mon appartement, que j'aimerais bien dormir, qu'elle est très têtue, et que c'est le seul moyen pour qu'elle me foute la paix.

- Vous en voyez un autre ?

- Un autre quoi ?

- Un autre moyen, parce que dites-moi que vous allez pouvoir trouver le sommeil.

- Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour que cela m'arrive à moi ?

- Vous ne croyez pas en Dieu, vous l'avez dit au téléphone à votre associé au sujet d'un contrat :

« Paul, je ne crois pas en Dieu, si on a cette affaire c'est parce qu'on aura été les meilleurs, et si on la perd, il faudra en tirer les conclusions et se remettre en cause. » Eh bien, remettez-vous en cause cinq minutes, c'est tout ce que je vous demande. Croyez-moi ! J'ai besoin de vous, vous êtes la seule personne...

Arthur décrocha le téléphone et composa le numéro de son associé.

- Je te réveille ?


- Mais non, il est une heure du matin et j'attendais que tu me téléphones pour aller me coucher, répondit Paul.

- Pourquoi ? Je devais t'appeler ?

- Non, tu ne devais pas m'appeler mais oui, tu me réveilles. Qu'est-ce que tu veux à cette heure-ci ?

- Te passer quelqu'un et te dire que tes blagues sont de plus en plus stupides.

Arthur tendit le combiné à Lauren et lui demanda de parler à son associé. Elle ne pouvait pas prendre le téléphone, elle lui expliqua qu'elle ne pouvait saisir aucun objet. Paul qui s'impatientait à l'autre bout de la ligne lui demanda à qui il parlait. Arthur sourit, victorieux, et enclencha le bouton « main libre » de l'appareil.

- Tu m'entends, Paul ?

- Oui, je t'entends. Dis : à quoi joues-tu ? Je voudrais dormir.

- Moi aussi je voudrais dormir, tais-toi une seconde. Parlez-lui, Lauren, parlez-lui maintenant !

Elle haussa les épaules.

- Si vous voulez. Bonjour, Paul, vous ne m'entendez sûrement pas, mais votre associé non plus.

- Bon, Arthur, si tu m'appelles pour ne rien dire, alors il est vraiment très tard.

- Réponds-lui.

- À qui ?

- À la personne qui vient de te parler.

- C'est toi la personne qui vient de me parler et je te réponds.

- Tu n'as entendu personne d'autre ?

- Dis-moi, Jeanne d'Arc, tu fais une crise de surmenage ?

Lauren le dévisageait d'un air compatissant.

Arthur secoua la tête ; de toute façon, s'ils étaient de mèche tous les deux, il n'aurait pas lâché le morceau aussi facilement. Dans le haut-parleur ils entendirent Paul demander à nouveau à qui il parlait. Arthur lui demanda d'oublier tout ça et s'excusa de l'avoir appelé si tard. Paul s'inquiéta de savoir si tout allait bien, s'il avait besoin qu'il passe. Il le rassura aussitôt, tout allait bien et il le remerciait.

- Ben, il n'y a pas de quoi, mon grand, tu me réveilles quand tu veux pour tes conneries, surtout tu n'hésites pas, on est associés pour le meilleur et pour le pire. Alors quand tu as du pire comme ça, tu me réveilles et on partage. Voilà, je peux me rendormir ou tu as autre chose ?

- Bonne nuit, Paul.

Et ils raccrochèrent.


- Accompagnez-moi à l'hôpital, on y serait déjà.

- Non, je ne vous accompagne pas, franchir cette porte ce serait déjà accréditer cette histoire rocambolesque. Je suis fatigué mademoiselle, et je veux me coucher, alors vous prenez ma chambre et moi le canapé ou vous quittez les lieux. C'est ma dernière proposition.

- Eh bien, j'ai trouvé plus têtu que moi. Allez dans votre chambre, je n'ai pas besoin de lit.

- Et vous, vous faites quoi ?

- Qu'est-ce que cela peut vous faire ?

- Ça me fait, c'est tout.

- Moi je reste là dans le salon.

- Jusqu'à demain matin et après...

- Oui, jusqu'à demain matin, merci de votre gracieuse hospitalité.

- Et vous ne venez pas m'espionner dans ma chambre ?

- Vous n'avez qu'à fermer votre porte à clé puisque vous ne me croyez pas, et puis si c'est parce que vous dormez tout nu, je vous ai déjà vu, vous savez !

- Je croyais que vous n'étiez pas voyeuse ?

Elle lui fit remarquer que tout à l'heure dans la salle de bains, il ne fallait pas être voyeuse, il fallait être aveugle. Il piqua un fard et lui souhaita bonne nuit. « C'est cela, bonne nuit Arthur, faites de beaux rêves. » Arthur s'en alla dans sa chambre et claqua la porte. « Mais c'est une folle, maugréa-t-il. C'est une histoire de dingues. » Il se jeta sur son lit. Les chiffres verts de son radioréveil marquaient la demie de une heure. Il les regarda défiler jusqu'à deux heures onze. D'un bond il se leva, enfila un gros pull, un Jean, mit des chaussettes, et sortit brusquement dans le salon. Lauren y était assise en tailleur sur l'appui de la fenêtre. Lorsqu'il entra, elle lui parla sans se retourner.

- J'aime cette vue, pas vous ? C'est ce qui m'a fait craquer pour cet appartement. J'aime regarder le pont, j'aime, en été, ouvrir la fenêtre et entendre les cornes de brume des cargos. J'ai toujours rêvé de compter le nombre de vagues qui se briseraient contre leur étrave avant qu'ils ne franchissent le Golden Gâte.

- Bon, on y va, lui adressa-t-il comme seule réponse.

- Vraiment ? Qu'est-ce qui vous décide tout à coup ?

- Vous avez plombé ma nuit, alors foutu pour foutu autant régler le problème ce soir, demain je suis censé travailler. J'ai un rendez-vous important à l'heure du déjeuner, et il faut que j'essaye de dormir au moins deux heures, alors on y va maintenant.

Vous vous dépêchez ?

- Allez-y, je vous rejoins.

- Où me rejoignez-vous ?

- Je vous rejoins, je vous dis, faites-moi confiance deux minutes.

Il trouvait lui accorder déjà trop de confiance au regard de la situation. Avant de quitter les lieux, il lui redemanda son nom de famille. Elle le renseigna ainsi que sur l'étage et le numéro de la chambre où elle était censée être hospitalisée, cinquième et chambre 505. Elle ajouta que c'était facile, il n'y avait que des cinq. Lui ne trouvait rien de facile à ce qui l'attendait. Arthur ferma la porte derrière lui, descendit les escaliers, entra dans le parking. Lauren était déjà dans la voiture, posée sur la banquette arrière.

- Je ne sais pas comment vous faites cela, mais c'est très fort. Vous avez bossé avec Houdini !

- Qui ça ?

- Houdini, un prestidigitateur.

- Vous avez de vraies références, vous.

- Passez devant, je n'ai pas de casquette de chauffeur.

- Soyez un minimum indulgent, je vous ai dit que je manquais encore de précision, ce n'est pas si mal la banquette arrière, j'aurais pu atterrir sur le capot. Quoique je m'étais bien concentrée sur l'inté-

rieur de la voiture. Je vous assure que je progresse de plus en plus vite.

Lauren s'assit près de lui. Un silence s'installa, elle regardait par la fenêtre. Arthur filait dans la nuit. Il la questionna sur l'attitude à adopter une fois rendus à l'hôpital. Elle lui proposa de se faire passer pour un cousin du Mexique qui venant d'apprendre la nouvelle avait roulé toute la journée et toute la nuit. Il allait prendre un avion pour l'Angleterre au petit matin et ne reviendrait pas avant six mois, d'où l'impérieuse nécessité de déroger au règlement et de lui accorder l'autorisation de voir sa cousine adorée, en dépit de l'heure tardive. Il ne se trouvait pas franchement le type sud-américain, et envisagea que son bobard ne marche pas.

Elle le trouva fort négatif et suggéra que si tel devait être le cas ils reviendraient le lendemain. Il ne fallait pas qu'il s'inquiète. C'était plutôt son imagination à elle qui l'inquiétait. La Saab pénétra dans l'enceinte du complexe hospitalier. Elle le fit tourner à droite, puis prendre la deuxième allée sur sa gauche et l'invita à se garer juste derrière le pin argenté. Une fois garés, elle lui montra du bout du doigt la sonnette de nuit, lui précisant de ne pas sonner trop longtemps, cela les agaçait. « Qui ? »