- Je vous sens aussi !

- Je voulais en être certaine.

- Vous l'êtes.

La serveuse qui prenait sa commande l'interrogea en faisant une moue dubitative.

- Vous sentez quoi ?

- Rien, je ne sens rien.

- Vous venez de me dire « je vous sens aussi ».

S'adressant à Lauren qui affichait un sourire écla-tant :

- C'est facile, je peux me faire enfermer comme cela.

- Vous feriez peut-être bien, répondit la serveuse en haussant les épaules et en tournant les talons.

- Je peux passer ma commande ? cria-t-il.

- Je vous envoie Bob, juste pour voir si vous le sentez aussi.

Bob se présenta quelques minutes plus tard, presque plus féminin que sa collègue. Arthur lui commanda des œufs brouillés au saumon et un jus de tomate assaisonné. Il attendit cette fois que le serveur s'éloigne pour questionner Lauren sur sa solitude de ces six derniers mois.

Bob, arrêté au milieu de la salle, le regardait parler tout seul avec consternation. La conversation débuta, elle l'interrompit au beau milieu d'une phrase et lui demanda s'il avait un téléphone portable. Ne voyant pas le rapport il hocha la tête en signe d'acquiescement. « Décrochez-le et faites semblant de parler dedans, sinon ils vont vraiment vous faire enfermer. » Arthur se retourna et constata que plusieurs tablées le fixaient du regard, certaines personnes presque dérangées dans leur déjeuner par cet individu qui parlait dans le vide. Il saisit son mobile, mima un numéro et prononça un « Allô ! »

à très haute voix. Les gens continuèrent de le fixer quelques secondes et la situation redevenant presque normale, ils reprirent le cours de leur repas. Il reposa dans le combiné sa question à Lauren. Les premiers jours sa transparence l'avait amusée. Elle lui décrivit cette sensation de liberté absolue qu'elle vécut au commencement de son aventure. Plus de questions à se poser sur sa façon de se vêtir, de se coiffer, sur la tête que l'on a, sur sa ligne, plus personne ne vous regarde. Plus aucune obligation, plus de cadre, plus besoin de faire la queue, on passe devant tout le monde et sans gêner personne, plus personne ne vous juge sur vos attitudes. Plus besoin de faire semblant d'être discret, on peut écouter les conversations des uns et des autres, voir l'invisible, entendre l'inaudible, se trouver là où l'on n'a pas le droit d'être, plus personne ne vous entend.

- Je pouvais aller me poser sur le coin du bureau ovale et écouter toutes les confidences de l'État, m'asseoir sur les genoux de Richard Gère ou prendre une douche avec Tom Cruise.

Tout ou presque lui était possible, visiter les musées quand ils sont fermés, entrer dans un cinéma sans payer, dormir dans des palaces, monter dans un avion de chasse, assister aux opérations chirur-gicales les plus pointues, visiter en secret les laboratoires de recherche, marcher au sommet des piles du Golden Gâte. L'oreille collée à son portable, il eut la curiosité de savoir si elle avait tenté au moins l'une de ces expériences.

- Non, j'ai le vertige, j'ai horreur de l'avion, Washington est trop loin, je ne sais pas me transporter à de telles distances, j'ai dormi pour la première fois hier, alors les palaces ne me servent à rien, quant aux magasins, à quoi ça sert quand on ne peut rien toucher ?

- Et Richard Gère et Tom Cruise ?

- C'est comme pour les magasins !

Elle lui expliqua avec beaucoup de sincérité que ce n'était pas du tout marrant d'être un fantôme.

Elle trouvait cela plutôt pathétique. Tout est acces-sible mais tout est impossible. Les gens qu'elle aimait lui manquaient. Elle ne pouvait plus entrer en contact avec eux. « Je n'existe plus. Je peux les voir mais cela fait plus de mal que de bien. C'est peut-être cela le Purgatoire, une solitude éternelle. »

- Vous croyez en Dieu ?

- Non, mais dans ma situation on a un peu tendance à remettre en cause ce que l'on croit et ce que l'on ne croit pas. Je ne croyais pas non plus aux fantômes.

- Moi non plus, dit-il.

- Vous ne croyez pas aux fantômes ?

- Vous n'êtes pas un fantôme.

- Vous trouvez ?

- Vous n'êtes pas morte, Lauren, votre cœur bat quelque part et votre esprit est en vie ailleurs. Les deux se sont séparés momentanément, c'est tout. Il faut chercher pourquoi, et comment les réunir de nouveau.

- Vous noterez que vu sous cet angle c'est quand même un divorce lourd de conséquences.

C'était un phénomène hors du champ de sa compréhension, mais il ne comptait pas s'arrêter à ce constat. Toujours pendu à son téléphone, il insista sur sa volonté de comprendre, il fallait chercher et trouver le moyen de lui faire regagner son corps, il fallait qu'elle sorte du coma, les deux phénomènes étant liés, ajouta-t-il.

- Pardon, mais là je crois que vous venez de faire un grand pas dans vos recherches !

Il ne releva pas son sarcasme, et lui proposa de rentrer et d'entamer une série d'enquêtes sur le Web.

Il voulait y recenser tout ce qui se rapportait au coma : études scientifiques, rapports médicaux, bibliographies, histoires, témoignages. Particulièrement ceux portant sur des cas de comas longs dont les patients étaient revenus. « Il faut que nous les retrouvions et que nous allions les interroger. Leurs témoignages peuvent être très importants. »

- Pourquoi faites-vous cela ?

- Parce que vous n'avez pas le choix.

- Répondez à ma question. Vous rendez-vous compte des implications personnelles de votre démarche, du temps que cela va vous prendre ?

Vous avez votre métier, vos obligations.

- Vous êtes une femme très contradictoire.

- Non, je suis lucide, ne vous apercevez-vous pas que tout le monde vous a regardé de travers, parce que pendant dix minutes vous parliez tout seul à table, savez-vous que la prochaine fois que vous viendrez dans ce restaurant on vous dira que c'est complet ; parce que les gens n'aiment pas la diffé-

rence, parce qu'un type qui parle à voix haute et gesticule lorsqu'il ne dîne avec personne, cela dérange ?

- Il y a plus de mille restaurants en ville, cela laisse de la marge.

- Arthur, vous êtes un gentil, un vrai gentil, mais vous êtes irréaliste.

- Sans vouloir vous blesser, en matière d'irréalisme je crois que dans la situation actuelle vous avez une longueur d'avance sur moi.

- Ne jouez pas avec les mots, Arthur. Ne me faites pas de promesses à la légère, vous ne pourrez jamais résoudre une telle énigme.

- Je ne fais jamais de promesses en l'air, et je ne suis pas un gentil !

- Ne me donnez pas des espoirs inutiles, vous n'aurez simplement pas le temps.

- J'ai horreur de faire ça dans un restaurant mais vous m'y forcez, excusez-moi une minute.

Arthur fît semblant de raccrocher, il la fixa du regard, décrocha à nouveau et composa le numéro de son associé. Le remerciant pour le temps qu'il lui avait consacré le matin même, pour son attention. Le rassurant par quelques phrases apaisantes, il lui expliqua qu'il était effectivement au bord d'une crise de surmenage et qu'il valait mieux pour l'entreprise et pour lui qu'il s'arrête quelques jours.

Il lui communiqua certaines informations spécifiques sur les dossiers en cours et lui indiqua que Maureen se tiendrait à sa disposition. Trop fatigué pour partir où que ce soit, il restait de toute façon chez lui et on pourrait le joindre par téléphone.

- Voilà, je suis désormais libre de toute obligation professionnelle et je vous propose que nous commencions nos recherches tout de suite.

- Je ne sais pas quoi dire.

- Commencez par m'aider avec vos connaissances médicales.

Bob apporta l'addition en dévisageant Arthur. Ce dernier ouvrit grands les yeux, fit une mimique effrayante, tira la langue et se leva d'un bond. Bob fit un pas en arrière.

- J'attendais mieux que cela de vous, Bob, je suis très déçu. Venez, Lauren, cet endroit n'est pas digne de nous.

Dans la voiture qui les ramenait vers l'appartement, Arthur expliqua à Lauren la méthodologie d'investigation qu'il comptait mettre en application.

Ils échangèrent leurs points de vue, et se mirent d'accord sur un plan de bataille.

De retour chez lui, Arthur s'installa derrière sa table de travail. Il alluma son ordinateur et se connecta sur Internet. Les « autoroutes informatiques » lui permettaient d'accéder instantanément à des centaines de bases de données sur le sujet qui le concernait. Il avait formulé une requête sur son logiciel de recherche, en tapant simplement le mot

« Coma » dans la case dédiée, et le « Web » lui avait proposé plusieurs adresses de sites contenant des publications, témoignages, exposés, et conversations sur ce sujet. Lauren vint se poser à l'angle du bureau.

En tout premier ils se connectèrent au serveur du Mémorial Hospital, rubrique Neuropathologie et traumatologie cérébrale. Une récente publication du Pr Silverstone sur les traumatismes crâniens leur permit d'accéder à la classification des différents types de coma selon l'échelle de Glasgow : trois chiffres indiquaient la réactivité aux stimuli visuels, auditifs et sensitifs. Lauren répondait aux classes 1.1.2, l'addition des trois chiffres déterminait un coma de classe 4, autrement dénommé « Coma dépassé ». Un serveur les renvoya vers une autre bibliothèque d'informations, détaillant des champs d'analyses statistiques sur les évolutions des patients dans chaque famille de coma. Personne n'était jamais revenu d'un voyage en « quatrième classe »...

De nombreux diagrammes, coupes axonométriques, dessins, rapports de synthèses, sources biblio-graphiques, furent chargés dans l'ordinateur d'Arthur, puis imprimés. Au total près de sept cents pages d'informations classées, triées et répertoriées par centres d'intérêts.

Arthur commanda une pizza et deux bières, et s'exclama qu'il n'y avait plus qu'à lire. Lauren lui demanda de nouveau pourquoi il faisait tout cela. Il répondit : « Par devoir vis-à-vis de quelqu'un qui en très peu de temps m'a appris bien des choses, et une tout particulièrement, le goût du bonheur. Tu sais, dit-il, tous les rêves ont un prix ! » Et il reprit sa lecture, annotant ce qu'il ne comprenait pas, c'est-à-dire presque tout. Au fur et à mesure que leurs travaux avançaient, Lauren expliquait les termes et raisonnements médicaux.

Arthur installa une grande feuille de papier sur sa table d'architecte et commença à y rédiger les synthèses des notes qu'il avait collectées. Classant les informations par groupes, il les entourait et les reliait entre eux par ordre de relation. Ainsi se dessinait progressivement un gigantesque diagramme, aboutissant à une seconde feuille où les raisonnements se confondaient en conclusions.

Deux jours et deux nuits furent ainsi consacrés à essayer de comprendre, d'imaginer une clé à l'énigme qui s'imposait à eux.

Deux jours et deux nuits pour arriver à conclure que le coma restait et resterait encore, pour quelques années et quelques chercheurs, une zone bien obs-cure où le corps vivait, divorcé de l'esprit qui l'anime et lui donne une âme. Épuisé, les yeux rougis, il s'endormit à même le sol ; Lauren, assise à la table d'architecte, regardait le diagramme, par-courant les flèches du bout du doigt, et notant au passage, non sans surprise, que la feuille ondulait sous son index.

Elle vint s'accroupir près de lui, frotta sa main sur la moquette puis passa sa paume le long de son avant-bras, les poils se levèrent. Elle esquissa alors un sourire, caressa les cheveux d'Arthur et s'allon-gea à ses côtés, pensive.

Il s'éveilla sept heures plus tard. Lauren était toujours assise à la table d'architecte.

Il se frotta les yeux et lui fit un sourire qu'elle lui rendit aussitôt.

- Tu aurais été mieux dans ton lit mais tu dormais tellement bien, je n'ai pas osé te réveiller.

- Je dors depuis longtemps ?

- Plusieurs heures, mais pas assez pour combler ton retard.

Il voulait prendre un café et s'y remettre, mais elle l'interrompit dans sa lancée. Son engagement la touchait beaucoup mais c'était peine perdue. Il n'était pas médecin, elle juste interne et ils n'allaient pas résoudre à eux deux la problématique du coma.

- Tu proposes quoi ?

- Que tu avales un café comme tu l'as dit, que tu prennes une bonne douche et que l'on aille se balader. Tu ne peux pas vivre en autarcie, reclus dans ton appartement sous prétexte que tu héberges un fantôme.

Il allait déjà prendre ce café, après ils verraient.

Et il voulait qu'elle arrête avec son « fantôme », elle avait l'air de tout sauf d'un fantôme. Elle l'interrogea sur ce qu'il voulait dire par « tout » mais il refusa de répondre. « Je vais dire des choses gentilles et après tu m'en voudras. »