– Elle n’en avait pas besoin. Mais vous n’étiez guère pressé de me rejoindre.
– Jamais, lorsque je ne suis pas invité. Si vous m’aviez appelé, je serais venu immédiatement.
– Alors pourquoi êtes-vous venu puisque je ne vous ai pas appelé ?
– Un vif désir de causer avec vous ! Vous n’aviez pas l’habitude de vous coucher tôt jadis. Or votre soirée ne s’est guère prolongée. Vous êtes même rentrée de bonne heure. Était-ce ennuyeux à ce point ?
– Plus encore que vous ne l’imaginez ! Le comte Solmanski est sans doute un parfait gentilhomme mais il est aussi récréatif qu’une porte de prison et l’on respire chez lui une atmosphère glaciale...
– Pourquoi y être allée dans ce cas ? Vous n’aviez pas non plus l’habitude de fréquenter des gens qui vous déplaisaient ou même vous ennuyaient ?
– J’ai accepté ce dîner pour faire plaisir à mon mari avec qui Solmanski est en affaires. Mais je ne crois pas vous avoir dit que je suis remariée ?
– Je l’ai appris par le barman, avec un rien de surprise, bien sûr, mais, après tout, c’est une façon comme une autre d’être mis au courant. Et, à propos de surprise, je suppose que c’était celle que me réservait Luisa Casati l’autre soir ? Cet heureux événement est récent ?
– Pas vraiment. Je suis mariée depuis deux ans !
– Mes sincères félicitations. Ainsi, vous voilà Suissesse ? ajouta Morosini avec un sourire impertinent. Pas étonnant que vous ayez regagné l’hôtel si tôt ! On se couche de bonne heure dans ce pays-là ! C’est d’ailleurs excellent pour la santé !
Dianora n’eut pas l’air d’apprécier la plaisanterie. Elle tourna le dos à son visiteur, lui permettant ainsi d’admirer la perfection de sa silhouette dans une longue robe d’intérieur en fin lainage blanc bordé d’hermine :
– Je vous ai connu un esprit plus délicat, mur-mura-t-elle. Si vous souhaitez me dire des choses désagréables, je ne vais pas tarder à regretter de vous avoir reçu.
– Où prenez-vous que je veuille vous déplaire ? Je pensais seulement que votre humour d’autrefois était intact. Dans ce cas, parlons de bonne amitié et dites-moi comment vous êtes devenue Mme Kledermann ? Un coup de foudre ?
– En aucune façon... du moins en ce qui me concerne. J’ai connu Moritz à Genève, pendant la guerre. Il m’a tout de suite fait la cour mais je tenais alors à garder ma liberté. Nous nous sommes revus par la suite et finalement j’ai consenti à l’épouser. C’est un homme très seul !
Morosini trouva l’histoire un peu courte et cependant n’en crut qu’une partie : il n’avait jamais rencontré de collectionneur qui se sentît seul : la passion qu’il nourrissait suffisait toujours à meubler ses instants de loisir en admettant qu’il en eût beaucoup. Ce qui ne devait pas être le cas d’un homme d’affaires de son envergure. Néanmoins, il garda ses réflexions pour lui, se contentant de déclarer négligemment :
– Si seul que cela ? Dans le monde où j’évolue à présent, celui des collectionneurs, votre époux est assez connu. Il me semble bien avoir entendu dire qu’il était père d’une fille ?
– En effet, mais je ne la connais guère. C’est une créature bizarre, très indépendante. Elle voyage beaucoup pour satisfaire sa passion de l’art. De toute façon, nous ne nous aimons guère...
Ça, Morosini voulait bien le croire. Quelle fille sensée eût souhaité voir son père saisi par le démon de midi au bénéfice d’une aussi affolante sirène ? Elle revenait vers lui maintenant et son éclat le frappa plus que tout à l’heure, bien qu’elle eût dépouillé toute parure au bénéfice de cette simple robe blanche qui, en s’ouvrant à la marche, lui rappelait qu’elle possédait les plus belles jambes du monde. Pour jouir un peu plus longtemps du spectacle, il recula vers la cheminée où il s’adossa. Il se surprit à se demander ce qu’elle pouvait bien porter sous ce vêtement. Pas grand-chose, sans doute ?
Pour rompre le charme, il alluma une cigarette puis demanda :
– Serait-il indiscret de vous demander si vous vous plaisez beaucoup à Zurich ? Je vous verrais mieux à Paris, ou à Londres. Il est vrai que Varsovie est plus gaie que je ne le croyais. C’est une surprise de vous y rencontrer.
– Vous aussi. Que venez-vous y faire ?
– Voir un client. Rien de passionnant comme vous voyez... mais vous conservez toujours cette habitude que vous aviez de répondre à une question par une autre question.
– Ne soyez pas agaçant ! Je vous ai déjà répondu. Nous avions décidé d’un voyage en Europe centrale, quelques amis et moi, mais ils n’étaient pas tentés par la Pologne. Je les ai donc laissés à Prague et je suis venue seule pour cette visite à Solmanski mais je les rejoins demain à Vienne. Satisfait, cette fois ?
– Pourquoi pas ? Encore que je vous voie mal en femme d’affaires.
– Le terme est excessif. Disons que je suis pour Moritz une... coursière de luxe. Je suis un peu sa vitrine : il est très fier de moi...
– Non sans raison ! Qui pourrait mieux que vous porter les améthystes de la Grande Catherine ou l’émeraude de Montezuma ?
– Sans compter quelques parures achetées à une ou deux grandes-duchesses fuyant la révolution russe. Celle que je portais ce soir en fait partie... cependant je n’ai jamais eu le privilège d’arborer les joyaux historiques : Moritz y tient beaucoup trop ! Mais... dites-moi, vous en connaissez des choses ?
– C’est mon métier. Si vous l’ignorez, je vous l’apprends : je suis expert en bijoux anciens.
– Oh, je sais... mais ne pourrions-nous pas aborder un autre sujet que mon mari ?
Elle se leva du bras de fauteuil où elle s’était posée non sans révéler une cuisse fuselée et vint à lui, sachant bien qu’il lui serait impossible d’échapper sans risquer une gymnastique ridicule : la cheminée s’y opposait.
– Lequel par exemple ?
– Nous-mêmes. N’êtes-vous pas frappé par cette étonnante coïncidence qui nous remet en présence après tant d’années ? J’y verrais volontiers... un signe du destin.
– Si le destin avait décidé de s’en mêler, nous nous serions rencontrés avant que vous n’épousiez Kledermann. Il possède une présence que l’on doit prendre en considération...
– Pas à ce point-là ! Il est au bout du monde pour l’instant. À Rio de Janeiro pour être plus précise... et vous êtes bien près de moi. Nous étions jadis de grands amis, il me semble ?
Avec une grossièreté voulue, il tira une bouffée de sa cigarette, sans l’envoyer toutefois dans la figure de la jeune femme mais comme s’il en espérait une protection contre ce charme incomparable qu’elle dégageait.
– Nous n’avons jamais été des amis, Dianora, fit-il avec dureté. Nous étions des amants... passionnés, je crois, et c’est vous qui avez choisi de tout briser. On ne recolle pas les morceaux d’une passion.
– Un brasier que l’on croit éteint peut avoir d’ardents rejets ! Je suis de celles qui aiment à saisir l’instant, Aldo, et j’espérais qu’il en serait de même pour toi. Je ne te propose pas une liaison mais un simple retour d’un moment à un magnifique autrefois. Et tu n’as jamais été plus séduisant...
Elle était contre lui à présent, trop proche pour la paix de son âme et de ses sens. La cigarette roula à leurs pieds.
– Tu es très belle.
Ce n’était qu’un souffle mais elle était si près ! L’instant suivant, la robe blanche glissait sur le bras dont Aldo enveloppait la taille de la jeune femme, lui démontrant qu’il ne se trompait pas : elle ne portait rien en dessous. Le contact de cette peau divinement soyeuse acheva de déchaîner un désir que l’homme n’avait plus la moindre envie de refréner.
En regagnant sa chambre à l’heure où les valets de l’hôtel commençaient à replacer devant les portes les chaussures cirées des clients, Morosini se sentait à la fois recru de fatigue et léger comme une plume. Ce qui venait de se passer le rajeunissait de dix ans tout en lui laissant une extraordinaire impression de liberté. Peut-être parce qu’il n’était plus tout à fait question d’amour entre eux, mais de la recherche d’un accord parfait qui s’était fait naturellement. Leurs corps s’étaient rejoints, remodelés l’un à l’autre d’une façon spontanée, et c’est presque joyeusement qu’ils avaient égrené le chapelet des caresses d’autrefois qui, cependant, leur paraissaient toutes neuves. Pas de questions, pas de serments, pas d’aveux qui n’auraient plus de sens mais le goût à la fois âpre et délicat d’un plaisir qu’ils étaient seuls sans doute à pouvoir se dispenser. Le corps de Dianora était un objet d’art fait pour l’amour. Il savait procurer de rares délices qu’Aldo cependant ne chercherait pas à renouveler. Leur dernier baiser avait été le dernier, donné, reçu à la croisée de chemins qui se séparaient. Sans d’ailleurs qu’il en éprouvât de regrets.
Ainsi qu’elle le lui avait fait remarquer en riant, « le temps était revenu », mais seulement pour quelques heures. Le véritable adieu restait celui de la route au bord du lac de Côme et Morosini découvrait qu’il n’en souffrait pas. Peut-être parce qu’au cours de cette nuit brûlante, il était arrivé qu’un autre visage vînt se poser comme un masque sur celui de Dianora...
– Demain ou plutôt tout à l’heure, pensa-t-il en se glissant dans ses draps pour un court sommeil, il faudra que j’essaie de « la » revoir. Si je n’y parviens pas, je reviendrai à Varsovie...
C’était une pensée insensée mais plutôt agréable. Toujours ce sentiment de liberté nouvelle ! Il savait très bien qu’il devrait compter aussi avec la mission confiée par Simon Aronov et que celle-ci ne lui laisserait guère le temps de courir après un jupon, si ravissant soit-il.
Le joli rêve qui berça son repos s’arrêta net avec le plateau du petit déjeuner que lui apporta vers neuf heures un serveur en habit noir. Une lettre y était déposée entre la cafetière argentée et la corbeille de brioches. Comme l’enveloppe portait seulement son nom, il la prit avec un sourire amusé : en dépit de leurs dernières paroles, Dianora avait-elle encore quelque chose à lui dire ? Ce serait tellement féminin, au fond...
Mais ce qu’il lut n’avait rien d’un message de Cupidon. Quelques mots tracés sur une page blanche d’une écriture virile :
« Élie Amschel a été assassiné hier soir. Ne quittez votre hôtel que pour vous rendre à la gare et soyez sur vos gardes ! »
Pas de signature. Rien que l’étoile de Salomon.
CHAPITRE 4 LES VOYAGEURS DU NORD-EXPRESS
Odjadz... Odjadz !
Amplifié par le porte-voix, le timbre sonore du chef de gare invitait les voyageurs à monter en voiture. Le Nord-Express, qui, deux fois la semaine, se prolongeait de Berlin à Varsovie et retour, allait s’élancer, libérant sa vapeur, pour rayer l’Europe d’un trait d’acier bleu. Mille six cent quarante kilomètres couverts en vingt-deux heures vingt minutes !
Depuis deux années seulement, l’un des trains les plus rapides et les plus luxueux d’avant guerre reprenait ses parcours. Les blessures laissées par le conflit étaient nombreuses, douloureuses aussi, mais la communication entre les hommes, les villes, les pays, devait renaître. Le matériel ayant beaucoup souffert, on s’aperçut vite qu’il fallait le remplacer et, en cette année 1922, c’était la gloire de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens d’offrir à ses passagers de longues voitures neuves, couleur de nuit, ceinturées d’une bande jaune, tout juste sorties de chantiers anglais et pourvues d’un confort qui recueillait tous les suffrages.
Rencogné contre la fenêtre aux rideaux à demi tirés de son single, Morosini suivait des yeux, sur le quai, l’agitation des derniers instants. Le cri du chef de gare venait de tout figer. Des mains s’agitaient encore, et des mouchoirs, mais dans les regards il y avait cette espèce de tristesse des grands départs. On ne parlait plus guère – un mot, une recommandation ! – et c’était peu à peu le silence qui s’établissait. Le même qu’au théâtre lorsque le « brigadier » a frappé les trois coups.
Il y eut des claquements de portières puis un coup de sifflet strident et le train frémit, gémit comme s’il lui était douloureux de s’arracher à la gare. Avec une majestueuse lenteur, le convoi glissa sur les rails, la trépidation rythmée des boggies commença à se faire entendre, s’accéléra et enfin, sur un dernier coup de sifflet, triomphal celui-là, la locomotive s’élança dans la nuit en direction de l’ouest. On était parti et bien parti !
Avec une sensation de soulagement, Morosini se leva, ôta sa casquette et son pardessus qu’il jeta sur les coussins de velours brun et s’étira en bâillant. Cette journée passée à ne rien faire d’autre que tourner en rond dans une chambre d’hôtel l’avait fatigué plus que s’il avait couru pendant plusieurs heures au grand air. L’énervement en était la cause. Pas la peur. S’il avait choisi, en effet, de se conformer aux recommandations de Simon Aronov, c’est parce qu’il eût été insensé de ne pas les prendre au sérieux. La mort de son homme de confiance devait suffisamment contrarier – peut-être même peiner ! – le Boiteux pour risquer de lui faire perdre, quelques heures après, l’émissaire chargé de tous ses espoirs. Il avait donc bien fallu rester là, se priver du plaisir d’aller errer, le nez au vent, dans la Mazowiecka ou même s’attabler un moment à la taverne Fukier. Il est vrai que le temps, redevenu mauvais, avec cette fois de grandes rafales de pluie, n’engageait guère à la promenade, fût-elle sentimentale.
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