Adalbert se frappa le front :

– Par tous les dieux de l’ancienne Egypte ! Quel étourdi je suis ! Il est vrai qu’avec ce qui s’est passé cette nuit, je peux plaider les circonstances atténuantes ! Romuald est rentré ! Ce soir, vers les dix heures. Éreinté, moulu, affamé, trempé par un retour à moto sous la pluie mais bien vivant !

Théobald et moi en avons pleuré de joie et, à cette heure, le brave garçon doit dormir dans la chambre d’amis après le copieux repas préparé par son frère.

– Que lui est-il arrivé ?

– Des hommes masqués lui sont tombés dessus, l’ont ligoté, enlevé de sa barque puis jeté dans une autre qui attendait un peu plus loin en aval, cachée dans des roseaux, après quoi, arrivés au milieu du fleuve, on l’y a balancé sans autre forme de procès. Il a bien cru sa dernière heure arrivée. Par chance, le courant l’a porté vers un banc de sable où les racines d’une végétation fournie l’ont accroché. Il est resté là jusqu’à l’aube où une femme l’a découvert, une riveraine qui venait relever des nasses à brochets. Elle l’a emmené chez elle pour le réconforter et c’est là que le conte de fées se change en vaudeville : une fois installé chez « la Jeanne », le pauvre Romuald a eu toutes les peines du monde à en sortir. Non que ce soit une mauvaise créature, mais elle s’est prise aussitôt pour lui d’une espèce de passion : elle l’appelait Moïse, il était son rescapé et elle ne voulait rien entendre pour se séparer de lui...

– Ce n’est pas vrai ?

– Oh que si ! Enfermé à double tour quand sa châtelaine allait aux commissions, le Romuald ! Le premier jour, il ne s’en est pas rendu compte parce qu’il avait vraiment besoin de récupérer, mais ensuite, il a compris qu’il n’avait quitté un piège que pour un autre : afin qu’il ne se sauve pas, elle mettait des barres à ses volets et traînait en travers de la porte un matelas sur lequel elle dormait. Vous imaginez l’état d’esprit du garçon ? D’autant qu’il se faisait un sang d’encre à notre sujet. Alors il a joué la faiblesse pour que la surveillance se relâche et puis, ce matin, quand elle est revenue du marché, il lui a sauté dessus, l’a ligotée sans trop serrer pour qu’elle puisse se libérer assez facilement, a fermé la porte de la maison et s’est enfui en courant pour remonter le fleuve. Heureusement, il était sur la rive droite et pas trop loin de sa maisonnette et de sa motocyclette. Le temps de ramasser ses affaires, de sauter sur son engin, et il fonçait à travers un bel orage sur la route de Paris. Je ne vous cache pas que je me sens beaucoup mieux depuis que j’ai revu sa bonne figure.

– A moi aussi, ça me fait plaisir. C’eût été trop injuste qu’il soit la seule victime de cette histoire stupide ! Je crois que je vais me sentir mieux à présent...

– Quelles sont vos intentions ?

– Rentrer chez moi, bien sûr !

La voiture où flottait une désagréable odeur d’humidité et de tabac refroidi atteignait la porte Maillot. Les lumières violentes de Luna-Park, le fameux parc d’attractions populaire, brillaient encore, reflétées par la chaussée mouillée comme au bord d’un canal vénitien.

– Je vous l’avoue, mon ami, continua Morosini, j’ai hâte de revoir ma lagune et ma maison ! Ce qui ne veut pas dire que je n’aie plus l’intention d’en bouger. Je vais y attendre des nouvelles de Simon Aronov et le moment de partir pour l’Angleterre afin d’assister à la vente du diamant. Vous devriez venir me voir, Adal ! Vous aimeriez ma maison et la cuisine de ma vieille Cecina.

– Vous me tentez !

– Il ne faut jamais résister à la tentation ! Je sais bien qu’en été nous débordons un peu de touristes et de jeunes mariés, mais vous n’aurez pas à en souffrir. Et puis la grâce de Venise est telle qu’aucun oripeau, aucune foule vulgaire ne saurait l’atteindre. On y est mieux que partout ailleurs pour lécher des blessures...

Oubliant un peu son ami, Morosini avait pensé tout haut. Quand il s’en aperçut, il était trop tard, mais ce fut au bout d’un silence assez long qu’Adalbert demanda doucement :

– Gela fait si mal ?

– Encore assez, oui... mais ça passera !

Il l’espérait de toute sa volonté sans y croire tout à fait. Ses chagrins d’amour avaient la vie dure. Peut-être qu’en ce moment même il adorerait encore le souvenir de Dianora si Anielka n’était venue l’effacer ? Mais qui l’aiderait à oublier Anielka ?

En rentrant chez Mme de Sommières, les deux hommes la trouvèrent dans son jardin d’hiver qu’elle arpentait en faisant sonner les dalles sous sa canne. Assise dans un coin sur une chaise basse,

Marie-Angéline faisait semblant de tricoter et ne sonnait mot, mais au mouvement de ses lèvres il était évident qu’elle priait.

Quand Aldo entra, la vieille dame exhala un soupir de soulagement et courut l’embrasser avec une chaleur qui donnait la mesure de son anxiété :

– Tu es vivant ! souffla-t-elle contre son cou. Merci à Dieu !

Il y avait des larmes dans sa voix mais n’étant pas femme à s’abandonner longtemps à une émotion, elle se reprit vite. S’écartant de lui, elle le tint un instant à bout de bras :

– Tu n’es pas trop détruit ! remarqua-t-elle. Cela veut dire que la jeune femme est sauve ?

– Elle n’a jamais été en danger ! En ce moment, elle regagne tranquillement la maison de son époux.

La marquise ne posa pas de questions, se contentant de scruter avec attention, le beau visage amer et fatigué.

– Et toi, murmura-t-elle, tu pars demain ou à peine plus tard. Ma vieille demeure ne te reverra pas de longtemps, sans doute ?

Une toute petite fêlure dans la voix. Une infime note de mélancolie mais qui toucha Aldo au plus sensible. Ces jours passés ensemble les avaient beaucoup rapprochés. Elle lui était devenue chère et ce fut lui, cette fois, qui la prit dans ses bras, ému de sentir une fragilité insoupçonnable chez cette indomptable vieille dame.

– J’ai passé ici de trop bons moments pour ne pas souhaiter y revenir, dit-il gentiment. Et de toute façon, nous allons nous revoir bientôt. J’espère que vous ne renoncerez pas à votre voyage d’automne à Venise ? Pas avant octobre cependant ! Je devrai, en septembre, me rendre en Angleterre pour une affaire importante, ajouta-t-il avec un coup d’œil en direction de Vidal-Pellicorne qui avait rejoint Marie-Angéline près de la cave à liqueur. Si Adalbert m’accompagne comme il me l’a laissé entendre, je viendrai vous embrasser en passant le chercher.

Un bris cristallin signala que la cousine venait de casser un verre et attira l’attention sur elle. On put voir alors qu’elle était devenue toute rouge mais que ses yeux brillaient de façon insolite.

– Quelle maladroite vous faites, Plan-Crépin ! rugit la marquise, enchantée, au fond, de trouver un dérivatif à son attendrissement. Ces verres appartenaient à défunte Anna Deschamps et sont irremplaçables ! Que vous arrive-t-il encore ?

– Oh ! je suis navrée, s’exclama la coupable qui n’en avait vraiment pas l’air, mais je crains que nous ne soyons absentes en septembre. Ne devons-nous pas répondre à l’invitation de lady Winchester pour... chasser le renard ?

– Est-ce que vous ne perdez pas un peu la tête ? s’étrangla la marquise. Chasser le renard ? Et quoi encore ? Que voulez-vous que je fasse, à mon âge, sur un canasson ? Je ne suis pas cette folle de duchesse d’Uzès, moi !

– Pardonnez-moi ! Il se peut que j’aie confondu ! C’était peut-être la grouse en Ecosse, mais je suis formelle : nous devons être en Grande-Bretagne en septembre. Remarquez, cela ne doit pas empêcher le prince Aldo de passer. Ce serait peut-être amusant de voyager ensemble ?

Cette fois, Mme de Sommières éclata de rire :

– Vos malices sont cousues de fil blanc, ma grande ! fit-elle avec une nuance affectueuse qui n’échappa à personne. Croyez-vous qu’il ait besoin de s’encombrer d’une vieille femme délabrée et d’une vieille fille un peu folle... même si cela vous amuse beaucoup de vous mêler de ses affaires et de galoper sur les gouttières en sa compagnie ? Vous vous contenterez de prier pour lui. Et ça, croyez-moi, ça lui sera utile !

Morosini s’approcha de Marie-Angéline et prit de ses mains le verre de cognac qu’elle venait de servir en tremblant un peu :

– L’aide a été trop intelligente et trop efficace pour être dédaignée, tante Amélie, et j’en serai toujours reconnaissant à Marie-Angéline. Je bois à vous, cousine, ajouta-t-il avec un sourire qui chavira le cœur de son ancienne acolyte. Sait-on jamais ce que l’avenir nous réserve ? Il nous arrivera peut-être encore de courir les aventures ensemble. Je vous écrirai avant de partir. Mais, à présent, je crois que je vais aller me reposer...

Quand il monta dans sa chambre, le premier geste d’Aldo fut d’aller fermer les persiennes. Il ne voulait pas voir se refléter sur la verdure du parc les lumières des fenêtres d’Anielka. Cette page-là devait être tournée et le plus tôt serait le mieux ! Ensuite, il s’assit sur son lit pour consulter l’indicateur des chemins de fer...

Cependant, s’il pensait en avoir fini avec son joli roman polonais, il se trompait.

Le lendemain dans l’après-midi, alors qu’il achevait de boucler ses bagages, Cyprien vint lui annoncer que sir Eric et lady Ferrais demandaient à lui parler et l’attendaient au salon.

– Seigneur ! fit Morosini. Il a osé franchir le seuil de cette maison ? Si tante Amélie l’apprend, elle va vous ordonner de le jeter dehors.

– Je ne crois pas qu’elle en ait l’intention. Madame la marquise a reçu elle-même vos visiteurs. Je dois dire... avec plus de grâce que l’on ne pouvait s’y attendre. Elle vient de remonter dans sa chambre en m’ordonnant d’aller prévenir monsieur le prince.

– Mlle du Plan-Crépin est avec elle ?

– N... on. Elle est en train de donner des soins aux pétunias du jardin d’hiver qui présentent des signes de fatigue depuis ce matin mais, se hâta-t-il d’ajouter, j’ai pris soin de bien fermer les portes !

Aldo ne put s’empêcher de rire. Comme si une porte pouvait quelque chose contre l’insondable curiosité féminine ? La discrétion et le sens de sa dignité interdisaient à tante Amélie d’assister à la visite mais ne l’empêchaient pas de laisser traîner derrière elle les oreilles attentives de sa lectrice. Et c’était à cette même curiosité qu’elle avait obéi en recevant l’homme qu’elle détestait tant : elle avait beaucoup trop envie de contempler de ses yeux celle qui faisait perdre la tête à son « cher enfant ». Qui donc pourrait lui en vouloir ? C’était, après tout, une des formes de l’amour. Aldo descendit rejoindre ses visiteurs.

Ils l’attendaient au petit salon dans l’attitude habituelle aux couples quand ils sont chez le photographe : elle posée gracieusement sur un fauteuil, lui debout à son côté, une main appuyée sur le dossier du siège et la tête fièrement levée.

Morosini s’inclina sur la main de la jeune femme et serra celle de son mari.

– Nous sommes venus vous dire adieu, dit celui-ci, et aussi toute la gratitude que nous conserverons de l’aide généreuse que vous nous avez apportée dans des circonstances pénibles. Ma femme et moi...

Aldo n’aimait pas les discours et moins encore celui-là. Il y coupa court :

– Je vous en prie, sir Eric ! Vous ne me devez aucun remerciement. Qui ne serait prêt à risquer certains désagréments pour une jeune femme en danger ? Et puisque tout est rentré dans l’ordre, permettez-moi d’y trouver ma meilleure récompense.

Son regard s’attachait à celui de Ferrais, évitant de glisser vers Anielka afin d’être plus sûr de garder une pleine maîtrise de soi. Un bref coup d’œil lui avait suffi pour constater qu’elle était plus ravissante que jamais dans une robe de crêpe de Chine imprimée blanc et bleu Nattier, un étroit turban de même tissu emprisonnant sa tête exquise. Elle gardait trop de pouvoir sur lui et il n’avait pas envie de se mettre à bégayer comme un potache amoureux.

Il pensait, par ces quelques mots, en finir avec une visite plus pénible qu’agréable mais sir Eric avait encore quelque chose à dire.

– J’en suis tout à fait persuadé. Cependant je voudrais que vous me permettiez de matérialiser ma reconnaissance en acceptant ceci.

Aucun doute, c’était bien l’écrin du saphir qui venait d’apparaître sur sa main et, pendant un instant, Morosini fut partagé entre la surprise et l’envie de rire.

– Vous m’offrez l’Étoile bleue ? Mais c’est de la folie ! Je sais trop ce que cette pierre représente pour vous.

– J’avais accepté de m’en séparer pour retrouver ma femme et grâce à vous, c’est chose faite. Ce serait tenter le diable que vouloir tout garder et puisque j’ai retrouvé le plus précieux...