– Regarde toi-même : je voudrais que tu m’analyses ça !
Franco ouvrit le petit paquet et examina le contenu.
– Ça vient d’où ?
– De la chambre de ma mère. C’était sous le lit. Je t’avoue que cette bestiole morte avec, dans la gueule, un morceau de ces pâtes de fruit qu’elle aimait m’a fait un effet bizarre. Je suis incapable de te dire ce que j’ai ressenti, mais une chose est certaine : quand j’ai voulu manger l’un des bonbons restés dans sa boîte quelque chose m’en a empêché.
Sans commentaires, Franco prit le tout et passa dans la pièce voisine qui était son laboratoire privé, celui où il se livrait à des recherches et à des expériences qui n’avaient pas toujours à voir avec la pharmacie. Morosini était venu souvent dans cette salle qu’il appelait « l’antre du sorcier » et où il avait pris la défense des souris et des cobayes que son ami gardait pour ses expériences mais, cette fois, il ne protesta pas quand le pharmacien alla chercher l’une de ses pensionnaires qu’il posa sur une table où il alluma une lampe puissante. Puis, à l’aide d’une pince minuscule, il fit manger à la souris le fragment trouvé sous le lit. La bestiole grignota la pâte sucrée avec un plaisir évident mais, quelques minutes plus tard, elle expirait sans souffrance apparente. Par-dessus ses lunettes, Franco regarda son ami devenu soudain aussi blanc que sa chemise.
– Tu n’es peut-être pas si fou que ça, après tout ? Voyons la suite !
À une autre souris, il fit manger la pâte rouge que Morosini n’avait pas absorbée, et, cette fois encore, l’animal passa tout bonnement de vie à trépas.
– Ce sont les confiseries que la princesse Isabelle gardait dans sa chambre ?
– Oui. Son péché mignon. Nous en avons mangé pas mal quand nous étions gamins. Je n’arrive même pas à comprendre comment elle pouvait s’en procurer encore pendant la guerre.
– Elle les faisait venir du midi de la France et apparemment elle n’a jamais eu de difficultés. Tu devrais aller me chercher le reste de ces sucreries. Pendant ce temps, je vais essayer de savoir de quoi sont mortes les souris...
– Entendu, mais je ne reviendrai qu’après déjeuner sinon Cecina va me faire un scandale. Tu penses bien qu’elle m’a préparé un festin. À propos... tu ne veux pas venir le manger avec moi ?
– Non, merci. Cette histoire m’intrigue et m’a coupé l’appétit.
– Je n’ai pas très faim non plus... Ah, j’allais oublier ! Veux-tu me donner du calomel pour Cecina ?
– Encore ? Mais elle en fait des tartines, ma parole ?
Néanmoins, il emplit un petit flacon de chlorure mercureux en poudre :
– Tu diras à cette grosse gourmande que si elle mangeait moins de chocolat, elle n’aurait pas si souvent besoin de ça...
Un quart d’heure plus tard, Morosini, l’appétit coupé et l’esprit ailleurs, s’attablait devant le fastueux repas de Cecina.
Le déjeuner à peine fini, il déclara en se levant de table qu’il avait besoin d’aller marcher un peu, après quoi il s’en irait rendre visite à sa cousine Adriana. Zian devrait tenir la gondole prête pour quatre heures.
Un moment plus tard, avec le reste des pâtes de fruit, il se retrouvait dans le laboratoire de Guardini. La mine de celui-ci, toujours si sereine, avait subi une curieuse transformation. Derrière les verres brillants de ses lunettes, son regard était soucieux et de grands plis se creusaient sur son front. Morosini n’eut même pas le temps de poser une question.
– Tu as le reste ?
– Voilà. J’ai fait deux paquets, l’un avec ce qu’il y avait dans l’armoire et l’autre avec le reliquat de la bonbonnière.
Deux souris furent conviées à ce qui pouvait être leur dernier repas mais une seule mourut : celle qui avait mangé un bonbon provenant du petit drageoir.
– Je crois que la preuve est faite, soupira le pharmacien en ôtant ses lunettes pour les essuyer. Il y a là-dedans de l’hyoscine. Un alcaloïde dont les pharmaciens ne se servent guère et comme il n’a pas dû venir tout seul, il faut que quelqu’un l’y ait mis... Ça ne va pas ?
Devenu soudain très pâle, Aldo cherchait le secours d’une chaise. Sans répondre, il se prit la tête à deux mains pour essayer de cacher ses larmes. En dépit des craintes encore vagues qu’il éprouvait jusque-là, il y avait au fond de lui-même quelque chose qui refusait de croire que l’on ait pu vouloir faire du mal à sa mère. Tout son être se révoltait devant l’évidence. Comment admettre, en effet, que quelqu’un ait décidé, froidement, la mort d’une femme innocente et bonne ? Dans l’âme meurtrie du fils, le chagrin se mêlait à l’horreur et à une colère qui menaçait de tout balayer s’il ne la maîtrisait pas.
Respectant la douleur de son ami, Franco gardait le silence. Au bout d’un moment, Morosini laissa retomber ses mains, montrant sans honte ses yeux rougis...
– Cela veut dire qu’on l’a tuée, n’est-ce pas ?
– Sans aucun doute. D’ailleurs, je peux bien te l’avouer à présent, la brutalité de l’arrêt cardiaque diagnostiqué par le médecin m’a troublé. Pour moi qui connaissais bien son état de santé, c’était assez inexplicable, mais la nature réserve parfois des surprises plus grandes encore. Ce que je ne comprends pas, c’est la raison d’un acte aussi odieux...
– J’ai peur de la connaître, moi, la raison : on a assassiné ma mère pour la voler. Il s’agit d’un secret de famille mais, à présent, il est plutôt dévalué.
Et de raconter l’histoire du saphir historique en y ajoutant son espoir personnel de rétablir quelque peu sa fortune grâce à lui, et enfin comment il s’était aperçu de la disparition du joyau.
– Voilà une explication, mais elle ouvre sur une autre question : qui ?
– Je ne vois vraiment pas. Depuis mon départ aux armées, mère ne sortait plus guère et ne recevait que de rares intimes : ma cousine Adriana qu’elle aimait comme une fille...
– Tu lui en as déjà parlé ?
– Je ne l’ai pas encore vue. Quand j’ai annoncé mon retour par télégramme à Cecina, je lui ai demandé de ne prévenir personne. Je n’avais pas envie d’être assailli de condoléances à la gare. Si Massaria m’est tombé dessus dès ce matin, c’est parce qu’il m’a vu arriver. Pour en revenir à ce que nous disions, je ne vois pas qui a pu commettre et le crime et le vol, car je suppose que les deux sont liés. Il n’y avait autour de mère que des gens de confiance et, à l’exception de deux gamines engagées par Cecina, nous n’avons plus de personnel...
– Durant ton absence, donna Isabelle a pu rencontrer des gens que tu ne connais pas. Tu es parti depuis longtemps...
– J’interrogerai Zaccaria, sous le sceau du secret. Si je disais à Cecina ce que nous venons de découvrir, elle emplirait Venise de ses clameurs vengeresses et je n’ai pas envie d’ébruiter ce drame...
– Tu ne veux pas avertir la police ? Morosini tira une cigarette, l’alluma et souffla quelques longues bouffées de fumée avant de répondre :
– Non. J’ai peur que nos trouvailles ne lui paraissent un peu minces...
– Et le bijou volé, ça te paraît mince ?
– Je n’ai aucune preuve du vol. On pourrait toujours alléguer que ma mère l’a vendu sans en parler au notaire. Il lui appartenait en propre : elle pouvait en disposer. Une seule chose serait convaincante pour les policiers : l’autopsie... et je ne peux m’y résoudre. Je ne veux pas que l’on trouble son sommeil pour la dépecer, la... non, je ne supporte pas cette idée-là ! gronda-t-il.
– Je peux te comprendre. Pourtant, tu dois avoir envie de connaître l’assassin ?
– Ça, tu peux en être sûr, mais je préfère le chercher moi-même. S’il croit avoir réussi le crime parfait, le meurtrier se méfiera moins...
– Pourquoi pas une meurtrière ? Le poison est une arme de femme.
– Peut-être. De toute façon, il ou elle baissera la garde. Et puis, tôt ou tard, le saphir reparaîtra. C’est un joyau somptueux et s’il tombe aux mains d’une femme, elle ne résistera pas à l’envie de s’en parer. Oui, j’en suis certain : je le retrouverai et il me mènera au criminel... et ce jour-là...
– Tu penses à faire justice toi-même ?
– Sans un instant d’hésitation ! Merci de ton aide, Franco. Je te tiendrai au courant...
Rentré chez lui, Aldo emmena Zaccaria dans sa chambre sous le prétexte de l’aider à changer de costume. La révélation de ce que son maître venait d’apprendre fut un rude choc pour le fidèle serviteur. Il en perdit son masque olympien et laissa couler des larmes que Morosini se hâta d’arrêter :
– Pour l’amour du Ciel, domine-toi ! Si Cecina s’aperçoit que tu as pleuré, tu n’en as pas fini avec les questions et je ne veux pas qu’elle sache...
– Cela vaut mieux, vous avez raison mais avez-vous une idée de qui a pu faire ça ?
– Pas la moindre, et c’est là que j’ai besoin de toi. Qui maman a-t-elle vu dans les derniers temps ? ...
Zaccaria rassembla ses souvenirs et finit par conclure que rien d’extraordinaire ne s’était présenté. Il égrena les quelques noms de vieux amis vénitiens avec lesquels la princesse Isabelle jouait aux cartes ou aux échecs à moins que l’on ne parlât musique et peinture. Il y avait eu l’habituelle visite, en fin d’été, de la marquise de Sommières qui était la marraine d’Isabelle et sa grand-tante : une septuagénaire à la dent dure qui, d’un bout de l’année à l’autre à l’exception de trois mois d’hiver dans son hôtel parisien, voyageait d’un château familial à un manoir ami, en compagnie d’une lointaine cousine, demoiselle sur le retour, pratiquement réduite à l’esclavage mais qui, pour rien au monde, n’eût renoncé à une vie plutôt douillette. De son côté, la marquise n’eût peut-être pas supporté longtemps cette vieille fille lavée à l’eau bénite et parfumée à l’encens si celle-ci n’avait fait preuve d’un flair de chien de chasse pour « lever » les potins, cancans et menus scandales dont la vieille dame se régalait entre deux coupes de Champagne, son péché mignon. En aucun cas, on ne pouvait soupçonner ce couple plutôt divertissant : Mme de Sommières adorait sa filleule qu’elle ne cessait de gâter comme au temps où elle était une toute petite fille.
– Ah ! fit soudain Zaccaria, nous avons eu aussi lord Killrenan !
– Seigneur ! Mais d’où sortait-il ?
– Des Indes ou de plus loin. Je ne sais plus... Vieux loup de mer attaché à son bateau plus
qu’à ses terres ancestrales, ce petit homme qui ne dépassait guère les cent soixante centimètres vivait sur le Robert-Bruce beaucoup plus souvent que dans son château écossais. À cet égoïste impénitent on ne connaissait qu’une seule faiblesse : l’amour quasi religieux qu’il portait à donna Isabelle. Dès qu’il l’avait su veuve, il était accouru déposer à ses pieds son vieux nom, son yacht et ses millions, mais la mère d’Aldo était incapable de renoncer au souvenir d’un époux qu’elle aimerait jusqu’à son heure dernière.
– On ne refait pas plus sa vie qu’on ne refait ses robes, disait-elle. On peut les mettre encore mais l’empreinte du génie créateur n’y est plus...
Plus épris qu’il ne voulait l’admettre, sir Andrew se le tint pour dit mais n’accepta pas sa défaite et, tous les deux ans, il revenait fidèlement déposer aux pieds de sa dame ses hommages et ses prières agrémentés d’un gigantesque bouquet de fleurs et d’un panier d’épices rares qui faisaient le bonheur de Cecina. Il savait qu’Isabelle n’eût rien accepté d’autre...
Celui-là aussi était insoupçonnable.
La liste de Zaccaria s’achevait sur un couple d’amis romains venu pour un baptême.
– Plus j’y pense, moins je comprends, soupira Zaccaria. On ne peut arrêter sa pensée sur personne, pourtant celui qui a perpétré ce crime odieux devait bien connaître notre princesse et même avoir accès à sa chambre.
– Le médecin qui la soignait depuis que le sien avait disparu ?
– Le docteur Licci ? Autant soupçonner Cecina ou moi. C’est un saint, ce jeune homme. Pour lui, l’argent ne compte qu’en fonction de ce qu’il peut en tirer pour ses malades. C’est le médecin des pauvres, et il lui arrive plus souvent de laisser un billet sur un coin de table que de réclamer des honoraires. Madame la princesse qui l’aimait bien passait souvent par lui pour ses charités...
Aldo choisit de renoncer provisoirement. La chose à faire était de rendre visite à sa cousine Adriana, la dernière à avoir vu vivante donna Isabelle. Non qu’il nourrît le moindre soupçon à son égard : elle était son amie de toujours, sa presque sœur, et il se reprochait déjà de ne pas l’avoir fait prévenir de son retour. Elle était sage autant que belle, très proche de sa tante Isabelle, et peut-être trouverait-elle dans sa mémoire un détail, le détail capable d’aiguiller des recherches.
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