– Conduis-moi chez la comtesse Orseolo, indiqua-t-il à son gondolier, mais passe par le rio Palazzo : je n’ai pas encore salué San Marco alors que j’aurais dû commencer par là.

Zian eut un sourire et, du bout de sa longue rame, repoussa les marches verdies pour donner la première pulsion à son bateau. Aldo se cala contre son siège en s’enveloppant dans son manteau. Il ne faisait pas chaud sur l’eau. On était en hiver, et le temps, après le timide soleil matinal, avait opté pour la grisaille durant toute la journée.

L’écho d’un violon essayant une valse pour s’accorder courut sur l’eau calme, et le revenant sourit, voyant là un symbole : n’était-il pas normal que Venise, protégée du grand drame par sa beauté séculaire et son âme frivole, donnât le premier coup de baguette à l’orchestre d’une vie brillante qui ne demandait sans doute qu’à reprendre ? ...

Un peu plus loin, le palais Loredan qui avait appartenu à don Carlos, le prétendant espagnol, et qui devait être toujours la propriété de don Jaime, son fils, était sombre et silencieux. Désert peut-être ou même abandonné. Un soir, pourtant, le prince Morosini se souvenait d’y avoir entendu chanter, depuis sa gondole, le Clair de lune de Duparc interprété par la fabuleuse Nellie Melba qu’accompagnait le pianiste américain George Copeland. Un instant de suprême beauté qu’il aurait été doux de renouveler ce soir...

Il fit ralentir la gondole devant les coupoles blanches de la Salute, salua la Dogana, la douane de mer, puis, traversant le canal devenu bassin, demanda qu’on l’arrête à l’aplomb de la Piazzetta pour s’y découvrir devant les ors ternis de San Marco et la dentelle blanche du palais des Doges avant de glisser sous l’ombre spectrale du pont des Soupirs confisqué par tous les amoureux du monde oubliant ou ignorant que les soupirs en question n’avaient rien à voir avec l’amour.

La comtesse Orseolo habitait non loin un petit palais rose, voisin de Santa Maria Formosa. Il y avait là, au bord d’un quai, un mur crête de lierre noir et le linteau fleuronné d’un étroit portail de pierre blanche encadré de lanternes. La gondole s’y arrêta et Morosini alla actionner le heurtoir de bronze. Au bout d’un instant, la porte s’ouvrait sous une main inconnue, celle d’un valet au profil de médaille qui dévisagea sévèrement l’arrivant.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il avec un manque de courtoisie qui choqua Morosini.

– On dirait que le ton de la maison a beaucoup changé en quatre ans, remarqua-t-il sèchement. Voir la comtesse Orseolo, bien sûr !

– Qui êtes-vous ?

L’homme prétendant l’empêcher de passer, Aldo appuya trois doigts sur sa poitrine pour l’écarter de son chemin.

– Je suis le prince Morosini, je veux voir ma cousine et vous ne m’en empêcherez pas !

Sans plus se soucier du personnage, il traversa le minuscule jardin où une végétation anarchique montait à l’assaut d’un vieux puits, gagna le raide escalier filant vers les minces colonnettes d’une galerie gothique derrière lesquelles brillaient les bleus et les rouges d’un vitrail éclairé de l’intérieur.

Cependant, le malotru qui avait accueilli Morosini ne désarmait pas. Revenu de sa surprise, il escaladait les marches en hurlant :

– Descendez ! Je vous ordonne de descendre ! La moutarde commençant à lui monter au nez,

Morosini allait répondre vertement quand la porte de la galerie s’ouvrit, livrant passage à une femme qui, après un bref temps d’arrêt, vint se jeter au cou du visiteur en riant et pleurant tout à la fois :

– Aldo !... C’est bien toi ? ... Mais quelle joie, mon Dieu !

Elle était bouleversée à un point qui stupéfia Aldo. Jamais sa cousine ne s’était livrée pour lui à de telles démonstrations d’affection... De cinq ans plus âgée que l’héritier des Morosini, la fille de l’unique frère du prince Enrico – mort bien avant lui d’ailleurs ! – montrait, lorsqu’elle était jeune fille, une tendance nette à traiter son cousin avec une sorte d’indulgence un rien dédaigneuse. Cette fois, elle venait d’exploser.

Heureux de cet accueil mais gêné par la présence indiscrète du valet planté à quelques pas d’eux, Aldo embrassa tendrement sa cousine.

– Nous pourrions peut-être entrer... si toutefois ce personnage n’y voit pas d’inconvénient ? fit-il.

Adriana se mit à rire et, avant de précéder son visiteur dans la maison, elle éloigna son valet d’un geste péremptoire.

– Il faut pardonner à Spiridion s’il joue un peu trop les chiens de garde, dit-elle, mais il m’est dévoué corps et âme depuis que je l’ai recueilli mourant de faim sur la plage du Lido. C’est un jeune Corfiote échappé des prisons turques et comme je n’avais plus guère les moyens d’employer des domestiques, nous nous sommes rendu service mutuellement. Ma vieille Ginevra est de moins en moins ingambe. Un garçon jeune et solide est le bienvenu, tu sais ? Mais comment es-tu ici ? Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ?

– Je n’ai averti personne, mentit Morosini. Je voulais arriver seul. On prend d’étranges manies quand on est prisonnier...

Tandis qu’il parlait, son regard faisait le tour d’un salon qu’il retrouvait avec plaisir. C’était une pièce de belles dimensions qu’une décoration très féminine réussissait à doter d’une atmosphère chaude et intime. Cela tenait au damas feuille-morte qui couvrait les murs, au juponnage de velours turquoise clair des tables, aux abat-jour de soie des lampes, aux fleurs disséminées un peu partout et au désordre de livres et de partitions musicales qui encombrait toujours l’étonnant clavecin baroque dont les feuilles d’acanthe et les petits génies joufflus et dorés dénonçaient une facture romaine. La salle était toujours la même mais plus il la regardait, plus Aldo y découvrait des différences. Ainsi, en prenant place dans l’un des deux fauteuils Régence française, il s’aperçut qu’en face de lui, le petit Botticelli bleu qu’il y avait toujours vu était remplacé par une toile dans des tons similaires mais moderne. De même, la collection de ses chinois qui encombrait jadis les consoles avait disparu. Enfin, une place plus claire sur un mur dénonçait l’absence d’un Saint Luc attribué à Rubens.

– Que s’est-il passé ici ? demanda-t-il en se relevant pour voir de plus près. Où sont tes potiches... et ton Botticelli ?

– Je t’expliquerai, dit-elle. J’ai dû les vendre.

– Les vendre ?

– Bien sûr. De quoi crois-tu qu’ait pu vivre pendant tout ce temps une veuve à laquelle son époux a laissé des dettes et un gros paquet de ce mirifique emprunt russe qui a ruiné la moitié de l’Europe ? Ta mère m’approuvait d’ailleurs... Vois-tu, c’était le seul moyen pour moi de conserver cette demeure à laquelle je tiens plus qu’à tout au monde. Elle vaut bien le sacrifice de quelques porcelaines et de deux tableaux...

– J’espère que tu en as tiré un bon prix ?

– Excellent ! L’antiquaire milanais qui s’est chargé de mes ventes s’est acquis un droit entier à ma reconnaissance et nous sommes devenus de grands amis. Est-ce que je te choque beaucoup ?

– Ce serait ridicule. Je ne peux que t’approuver. Mère n’a guère agi autrement. À cette différence près qu’elle, ce sont ses bijoux qu’elle a vendus...

– Parce qu’ils lui appartenaient en propre. J’ai voulu lui présenter Sylvio Brusconi mais elle a toujours refusé de disposer d’objets dont elle disait qu’ils étaient à toi seul par droit d’héritage. Mais oublions tout cela et regarde-moi plutôt ! Me trouves-tu changée ?

– Pas du tout ! fit-il, sincère. Tu es toujours aussi belle !

C’était incontestable, même si quelques marques légères trahissaient la quarantaine. Vingt ans plus tôt, Adriana avait été le rêve de Venise. On l’avait comparée à toutes les madones italiennes. Sa beauté grave et douce représentait l’absolue perfection. Chacun de ses gestes était marqué de noblesse et de dignité. Elle avait été une épouse parfaite pour Tommaso Orseolo qui ne la méritait pas mais qu’elle avait eu l’élégance de pleurer lorsqu’il avait quitté ce monde. Son deuil, ponctué de visites aux églises et d’œuvres charitables, avait été un modèle du genre pendant deux longues années. Ensuite elle choisit de fréquenter le monde musical qui l’intéressait, étant elle-même une remarquable claveciniste. En dehors des concerts, elle ne sortait guère, recevait peu de monde, des intimes tout comme la princesse Isabelle qui ne pouvait se défendre de regretter une vie qu’elle jugeait un peu austère chez une femme à peine âgée de trente ans.

– Elle est trop jeune pour une existence aussi sévère, disait-elle. Je souhaite qu’elle se remarie et qu’elle ait des enfants : elle ferait une mère admirable.

Mais Adriana ne voulait pas se remarier. Ce dont Aldo se réjouissait égoïstement. Tout juste sorti des amours enfantines, il vouait alors à sa cousine les désirs impétueux de sa jeune virilité, fasciné qu’il était par son fin profil, ses lignes harmonieuses, sa taille souple, sa démarche involontairement onduleuse et la manière inimitable qu’elle avait, étant légèrement myope, de voiler par instants son beau regard velouté sous un gracieux face-à-main d’or ciselé.

Qu’elle en eût conscience ou non, la beauté de la jeune veuve était voluptueuse et le tout jeune homme rêvait, nuit après nuit, de dénouer les magnifiques cheveux noirs qu’Adriana portait tordus sur sa nuque mince en un lourd chignon lustré. Adriana le traitait en jeune frère, mais le jour où, en l’embrassant, il eut l’audace de laisser sa bouche glisser de la joue à la commissure des lèvres de sa cousine, elle le repoussa d’un air si farouche qu’il se garda bien de recommencer. Et puis le temps passa.

La retenue qu’elle avait toujours manifestée envers lui n’en rendait que plus étonnante la chaleur de son accueil, surtout sous les yeux d’un serviteur. Et puis, à mieux la regarder, il put noter des  différences : le léger maquillage d’abord qui rehaussait – oh à peine ! – le teint d’ivoire chaud, la robe de velours épousant de plus près les tendres courbes d’un corps parvenu à cet instant de son épanouissement où l’on devine que la rose largement ouverte va bientôt abandonner ses pétales. Le parfum aussi, plus chaud, plus poivré... A le respirer, Aldo qui durant sa captivité n’avait rencontré aucune jolie femme sentit l’ancien désir lui revenir. Peut-être la comtesse devina-t-elle ce qu’il éprouvait car, sous couleur de lui offrir un verre de marsala, elle vint s’asseoir assez près de lui.

– Ainsi, fit-elle avec un sourire où l’ironie servait de masque à une coquetterie nouvelle, tu me trouves toujours belle ? ... Autant qu’en ce temps, déjà lointain hélas, où tu étais amoureux de moi ?

– Je l’ai toujours été un peu, fit-il.

– Il y eut une époque où tu l’étais beaucoup, dit-elle en riant.

Mais il ne lui permit pas de continuer sur ce chemin glissant. La pensée lui venait, en effet, que, s’il tentait un geste tendre, un autre pourrait suivre et que cette robe, dont le profond décolleté en V se voilait assez hypocritement d’un volant de mousseline blanche, ne demandait peut-être qu’à glisser. Or, en dépit de l’émoi qu’il éprouvait, il ne voulait pas se laisser entraîner. Il fallait couper court à ce marivaudage :

– C’est vrai, je t’ai aimée, dit-il avec un sourire qui corrigea la soudaine gravité du ton.

Adririana, je ne suis pas venu parler de ce passé-là mais d’un autre, vieux de trois mois et très douloureux. En regrettant seulement qu’il envahisse cette première visite. Elle aurait dû être consacrée tout entière à l’affection et à la joie de nous retrouver.

Le beau visage à l’ovale parfait pâlit et se chargea de tristesse tandis qu’Adriana reculait en s’adossant aux coussins du canapé.

– La mort de tante Isabelle, murmura-t-elle. C’est tout naturel, mais que puis-je en dire que Zaccaria ou Cecina ne t’ait appris ?

– Je ne sais pas, je voudrais que tu me racontes toi-même et par le détail ce dernier soir où tu l’as vue vivante.

Les yeux noirs s’emplirent de larmes.

– Est-ce indispensable ? Je ne te cache pas que ce souvenir est si douloureux que je me reproche encore de ne pas être restée auprès d’elle toute la nuit. Si j’avais été là, j’aurais pu appeler son médecin, l’aider, mais je ne la croyais pas malade à ce point...

Touché par ce chagrin, il se pencha pour prendre les deux mains de la jeune femme :

– Je sais que tu aurais fait l’impossible pour elle ! Cependant si je te supplie de fouiller ta mémoire au risque de te faire mal, j’ai pour cela une raison grave...

– Laquelle ?

– Je te l’apprendrai après. Raconte d’abord !

– Que puis-je dire ? Ta mère venait d’avoir un rhume qui l’avait fatiguée mais lorsque je suis arrivée, elle m’a paru remise. Nous avons pris le thé ensemble dans le salon des Laques et tout allait pour le mieux jusqu’au moment où elle s’est levée pour m’accompagner lorsque j’allais partir. Elle a eu alors une sorte d’étourdissement. J’ai appelé sa femme de chambre. Elle était allée faire une course et c’est Cecina qui est accourue. Le malaise d’ailleurs semblait passé. Tante Isabelle reprenait un peu couleur, néanmoins nous avons toutes les deux insisté pour qu’elle aille se coucher et comme Cecina avait sur le feu des confitures qui menaçaient de brûler, je me suis proposée pour l’assister. Elle ne voulait pas, mais elle m’avait trop inquiétée. J’ai tenu bon et je l’ai aidée à se mettre au lit. Elle n’a pas voulu que j’appelle le médecin en disant qu’elle avait très envie de dormir. Je l’ai donc laissée en demandant à Cecina de ne pas la déranger, qu’elle ne voulait même pas dîner... Et puis le lendemain matin, Zaccaria m’a téléphoné pour m’annoncer... Rien ne laissait supposer... rien !